Qu'est-ce qu'une proposition ? 3
L'homme est un roseau pensant. La pensée est ainsi, selon la terminologie scolastique, sa différence spécifique, ou son essence. Les philosophes ont alors tendance à ne considérer que la pensée, puisque c'est l'essentiel. Il ne faudrait pas, toutefois, négliger le roseau. Lorsque le roseau est mort, il ne pense plus.
Charles Sanders Peirce, dans Comment rendre nos idées claires ? (Textes anticartésiens, Présentation et traduction de Joseph Chenu, Aubier, Paris, 1984), évoque la définition courante de la réalité comme "ce dont les caractères ne dépendent pas de l'opinion qu'on peut en avoir", pour, ensuite, trouver cette définition insuffisante en ce qu'elle ne précise pas les conséquences pratiques de la notion de réalité. C'est pourquoi il ajoute, un peu plus loin, que "le seul effet des choses réelles est de produire la croyance, car toutes les sensations qu'elle excite apparaissent dans la conscience sous forme de croyance". Ce faisant, il illustre bien cette tendance des philosophes à réduire l'être humain à la pensée, et il n'est peut-être pas si anticartésien qu'il l'affirme.
D'abord "le seul effet des choses réelles est de produire la croyance" n'est susceptible d'être vraie que pour les êtres susceptibles de croyance, c'est-à-dire les hommes et peut-être quelques autres animaux. Mais les choses réelles ont des effets sur bien d'autres choses qui, elles, n'ont pas de croyance. Le vent gonfle les voiles du bateau alors même que celles-ci n'en ont pas la moindre idée. Le monde est plein d'interactions entre des éléments qui n'en ont pas conscience et ne sont pas même susceptibles d'en avoir conscience. Si on dit alors que ces interactions ne sont perçues qu'à travers les sensations que nous pouvons en avoir (nous voyons les voiles se gonfler, nous sentons le bateau avancer, etc.), on ne dit alors qu'une tautologie : "le seul effet conscient des choses réelles est de produire de la croyance". On est, en fait, fidèle à Berkeley et à sa formule esse est percipi. Mais cette formule n'est vraie qu'en ce qui concerne l'être pour la conscience et, pour celui-ci, c'est une tautologie : la réalité perçue est perçue. La réalité ne saurait être réduite à la portion de réalité qui est perçue.
La question, selon Peirce, est de "savoir ce qui distingue la croyance vraie ou croyance au réel, de la croyance fausse, ou croyance à la fiction". Il est clair que cette question ne peut se résoudre sans comprendre ce qu'on entend par réalité. Si on reprend la définition initiale de la réalité comme "ce dont les caractères ne dépendent pas de l'opinion qu'on peut en avoir", on voit tout de suite que vouloir clarifier cette définition en termes d'opinion, de croyance, de sensation, ou de pensée conduit à une définition circulaire. C'est pourtant ce que fait Peirce, à la suite de la plupart des autres philosophes, en définissant le réel comme le résultat ultime de l'investigation. Il s'en défend à la fin de son article, suggérant une investigation non nécessairement humaine, mais il se trouve néanmoins dépourvu lorsqu'il conclut par une pétition de principe "la réalité du réel ne dépend pas de ce fait que l'investigation, poursuivie assez longtemps, doit enfin conduire à y croire".
Un prisonnier maltraité meurt de faim. Il en a conscience et s'affaiblit, mais ce n'est pas là la seule réalité de son affaiblissement. Sa masse musculaire diminue, ses facultés déclinent, il s'endort, etc. S'il tombe en léthargie, il rêvera peut-être qu'il est en train de déguster un superbe repas, il n'en continuera pas moins de s'affaiblir, en dehors de toute sensation ou conscience de cette évolution. S'il finit malheureusement par mourir, il n'aura plus aucune conscience de son état, mais, réellement, les caractères de cet état ne dépendront pas de l'opinion qu'il aurait pu en avoir. Icare peut penser qu'il va s'élever dans le ciel, il ne s'en casse pas moins la figure. La notion de réalité n'a de sens et d'intérêt que si elle est clairement distinguée de l'opinion et de la pensée en général.
La qualité de vérité n'appartient pas à la croyance. Il est vrai que le prisonnier cité ci-dessus meurt de faim, indépendamment de ce qu'il croit ou de ce que croient les témoins de la scène. La connaissance est souvent définie comme une croyance vraie (avec, éventuellement, d'autres critères additionnels, comme "justifiée", etc.). On peut l'admettre si on considère cette formule symétriquement, définissant la connaissance comme une intersection entre la pensée et la vérité. Mais elle est fausse si on l'interprète comme signifiant que la connaissance est d'abord une croyance, à laquelle vient s'ajouter une qualité additionnelle, celle d'être vraie. La vérité est indépendante du fait d'être pensée ou non, si elle doit être une conformité au réel, qui est lui-même indépendant du fait d'être pensé. La connaissance est une vérité pensée, plutôt qu'une pensée vraie.
On peut rechigner à l'idée de la vérité indépendante du fait d'être pensée. Ce serait, comme conséquence, ressusciter les idées platoniciennes, dont personne ne sait où elles existent, dans l'empyrée, dans l'esprit de Dieu, où Dieu sait où encore, mais au-delà de toute expérience. En fait, ces représentations ne sont perçues comme des conséquences inévitables que parce que, justement, on ne conçoit pas la réalité en dehors de la pensée. Le prisonnier meurt (1)."Le prisonnier meurt" est une proposition vraie (2). Si je crois que le prisonnier meurt (3), ma croyance est vraie (4). Voila quatre événements distincts. Le premier et le deuxième peuvent survenir l'un sans l'autre. Le (2) et le (4) ne peuvent survenir ensemble que si le premier est advenu. Le troisième n'est conditionné que par des événements psychiques.
Le fait s'accompagne ou ne s'accompagne pas de conscience. Plus précisément, il peut être accompagné d'une conscience partielle, tronquée, ou complète, ou nulle, ou partiellement vraie et partiellement fausse, etc. Toutes les combinaisons de vérité, d'erreur, d'ignorance et d'illusion sont possibles.
Le fait est naturel ou artificiel, en partie ou totalement. Cet orage est naturel. Le vent (naturel) gonfle des voiles (artificielles) qui ont été fabriquées pour cela par des hommes. Euclide invente le point,la ligne, le plan et d'autres choses semblables. L'ouvrier à la chaîne fait un travail dont il perçoit certains aspects et ignore l'agencement global avec d'autres tâches. L'ingénieur conçoit l'agencement global de la chaîne mais ignore les détails des opérations des ouvriers. Ainsi le fait ne s'accompagne pas toujours de la pensée du fait. Mais il peut en être accompagné. C'est ce qui rend possible la connaissance.
En quoi consiste cette pensée ? Ni en sensation, ni en croyance. La sensation des gestes, des efforts musculaires, des vues des objets à déplacer, des bruits des machines n'entre pas dans la connaissance du travail effectué. Leur présence et leur mémoire sont nécessaires pour repérer dans l'espace et le temps les opérations à effectuer, leurs matières premières et leurs résultats, mais, même très complètes, cette présence et cette mémoire des sensations ne produit pas la connaissance du fait advenu lors de la fabrication de l'objet. Euclide ne travaillait pas sur des sensations, quand bien même le support de figures sensibles lui eût été nécessaire (dans quelle mesure ? on l'ignore évidemment). La croyance non plus n'est pas la pensée de ce dont elle est la croyance. Elle est une adhésion, une affirmation de certitude plus ou moins grande. Autrement dit, elle est une attitude par rapport à une proposition. "Je crois que p" signifie que je vais me comporter comme si p était vraie. Cela ne dit pas du tout en quoi consiste le sens de p ni la manière dont je sais (avec plus ou moins de certitude) que p est vraie. C'est simplement mon adhésion à cette supposée vérité.
Considérons donc la notion de proposition, puisque c'est elle qui fait la liaison entre fait, pensée et croyance. La proposition est quelque chose qui est susceptible d'être vraie ou fausse, selon qu'elle signifie un fait ou non. Elle indique généralement une relation entre un élément et une propriété et s'exprime par des énoncés du genre "A est B" (Je ne considèrerai pas ici la question de savoir s'il existe d'autres types de propositions et comment elles doivent être considérées). C'est évidemment faussement qu'on considèrerait "A est B" comme une identité, car ce serait alors une tautologie n'apprenant rien sur A ni sur B, si les deux termes doivent être réellement identiques. On veut dire que A ressemble à B par certains aspects, en général implicites. Par exemple "Ce rectangle est rouge" indique que la couleur du rectangle est rouge. Il s'agit donc, en fait, d'une analogie. On veut dire que ce rectangle peut être traité comme le sont les objets rouges. Les propositions de ce type dénotent des analogies. Elles nous apprennent quelque chose, ont une valeur informative, dans la mesure où elles rapportent quelque chose d'inconnu à quelque autre chose de connu. Je sais ce qu'est la mort en général et j'apprends que ce prisonnier est mort. Je sais ce qu'est le produit de deux grandeurs et j'apprends que la force est égale au produit de la masse et de l'accélération, comme la surface du rectangle est égale au produit de ses deux dimensions.
Le faire artificiel, produit humainement, est intéressant parce qu'il est l'occasion de la connaissance, s'il est pensé. Or, en fait, l'opération consiste en une analogie. L'ouvrier reporte sur chaque nouvelle pièce qu'il travaille le schéma opérationnel qu'on lui a enseigné et effectue une analogie. L'ingénieur qui organise ce travail reporte sur cette organisation des schémas industriels qu'il a conçus ou observés ailleurs. L'opération est une analogie en acte. Elle est aussi, partiellement, une analogie en pensée. En effet, cette pensée, dans les conditions sociales, est toujours partielle. Vico soulignait que seul Dieu a une connaissance complète de ce qu'il a créé, parce qu'il a tout créé. L'homme n'est que partiellement créateur de ses productions. Sa pensée ne s'applique qu'à une partie de ses faires. En outre, il est vrai que pour qu'elle ait une existence concrète, cette pensée doit trouver des signes matériels, un langage, dans lesquels s'exprimer, et que ceux-ci sont plus ou moins adéquats. La réalité est donc loin d'être transparente ou immédiate. Elle n'en est pas, pour autant, inaccessible et transcendante. "L'homme est une cause parmi les causes", disait Vico. C'est ainsi que le fait, c'est-à-dire le vrai, peut être pensé.
Toute proposition non tautologique est une analogie. Certaines sont des fantaisies, comme "La licorne a une seule corne". D'autres sont des vérités, en ce qu'elles correspondent à des faits, comme " La force est égale au produit de la masse par l'accélération". L'analogie consiste à transposer du domaine de la géométrie la notion de produit au domaine de la dynamique. Je sais calculer la superficie d'un champ en multipliant l'une par l'autre les mesures de ses côtés, je sais évaluer une réserve d'huile en multipliant la contenance d'une jarre par le nombre de jarres. Je transpose cette connaissance au calcul de la force nécessaire pour modifier le mouvement d'un corps de masse donnée. La vérité de l'analogie est dans deux domaines distincts : le domaine d'origine (l'évaluation de la surface d'un champ), et le domaine de destination (l'évaluation de la force). L'origine donne le sens, le contenu de l'analogie, la destination indique l'application de ce sens.
La pensée est une projection imaginaire, une sorte de délire onirique, voire paranoïde lorsqu'elle prétend décrire le monde et ses actions. Elle devient réalité elle-même lorsque elle informe une opération, un faire. Elle est alors vraie en ce qu'elle s'applique analogiquement aux conditions de l'opération.
Février 2009