David Bloor : Sociologie de la logique, ou

Les limites de l'épistémologie (éditions Pandore)

 

Voila un livre que j'avais découvert par hasard il y a une vingtaine d'années, et avec lequel je me sentais mal à l'aise. Il y est proposé de dépasser l'épistémologie en adoptant une attitude naturaliste à l'égard de la connaissance, au moyen de la sociologie. "En effet, les thèmes principaux de ce livre — le fait que les idées relatives à la connaissance sont fondées sur des représentations sociales, que la nécessité logique est une forme d'obligation morale et que l'objectivité est un phénomène social — " présentent toutes les caractéristiques de strictes hypothèses scientifi­ques" (p. 178).D'une part son "programme", comme on dit, me séduisait et allait dans le sens de mes propres réflexions, à savoir, considérer la connaissance comme un fait social, et non pas -ou pas seulement, en tout cas- comme un état de conscience individuel. Mais, de l'autre côté, l'interprétation que fait David Bloor de ce programme et les conclusions qu'il tire de son déroulement me semblaient erronnées, bien que je ne fusse pas capable de préciser en quoi et d'expliciter clairement mes désaccords. C'est ce que je vais tenter de faire maintenant, même si, sur certains points, Bloor lui-même, dans sa conclusion, semble éprouver quelques "remords" qui amoindriraient la portée de mes critiques, ce qui me réjouirait. Par ailleurs, je dois dire que je ne vise ici que ce (premier ? ) livre important de David Bloor et que j'ignore si les critiques que je formule seraient pertinentes sur les développements ultérieurs de sa pensée.

 

En résumé, les désaccords portent sur trois points. Les deux premiers concernent la mise en oeuvre du programme et le troisième les conclusions relatives à l'épistémologie et au statut de la notion de vérité.

 

Dans sa réalisation du programme, Bloor met en oeuvre une notion du social qui le réduit à un état négocié. Cette conception est fondamentalement erronnée. La négociation n'est en aucun cas à la base du fait social. Cette conception, assez fréquente dans la pensée anglo-américaine, repose sur l'idée que la société serait une sorte d'agrégation d'individualités, reliées entre elles par des liens plus ou moins contractuels. Le fait social fondateur est, dans cette conception, la négociation entre individus et le contrat qui en résulte. L'anthropologie, la préhistoire et l'histoire montrent au contraire que le groupe est toujours antérieur à l'individu, et que celui-ci, n'est qu'un produit ultime de l'évolution des groupes sociaux. L'individualisme et les rapports contractuels entre individus, loin d'être le fait fondateur de la société, ne sont que des produits ultimes de son évolution. Or, du fait que les représentations, y compris scientifiques, sont sociales, Bloor déduit qu'elles sont le résultat de négociations. Rien n'autorise une telle déduction qui est idéologique.

 

Deuxièmement, la connaissance telle que Bloor l'analyse se voit réduite à la logique, comme étant en quelque sorte son essence ultime. Cette interprétation est induite, je crois, par les recherches des physiciens, mathématiciens et logiciens du vingtième siècle, en quête des fondements des théories les plus générales. Curieusement, Bloor interprète bien cette quête comme illusoire ou, au moins, de nature purement formelle. Pourtant, il fait inconsciemment sien le point de vue logiciste qu'elle semble impliquer en ciblant son analyse sur les aspects logiques de la justification des théories. (Je n'ai pas eu l'occasion de consulter le texte original anglais, et la traduction française tire peut-être l'essai de Bloor dans ce sens logiciste : le titre anglais est "Knowledge and social Imagery", à comparer au titre français "Sociologie de la logique", qui n'est pas équivalent).

 

Troisièmement, Bloor semble conclure de son exploration des formes sociales de la connaissance à une sorte de relativisme. La vérité serait, en définitive, affaire de négociation plutôt que de vérification. Cette conclusion ne me paraît pas acceptable. D'abord, parce qu'elle repose sur un cercle vicieux dénoncé en son temps par Epicure à propos du Scepticisme : si on refuse l'expérience, on conteste les arguments mêmes qui pourraient justifier le scepticisme. Ensuite, parce qu'elle confond, comme d'ailleurs presque toute la philosophie occidentale, vérité, caractère de ce qui est vrai, et énoncé vrai. Elle confond le tableau et sa valeur de vérité. Bloor n'analyse pas la vérité, mais les représentations qualifiées de vraies. Enfin, parce que, de ce qu'un fait est social, il ne s'ensuit pas qu'il ne soit pas réel, et qu'il ne comporte pas de rapport à une réalité extra-humaine. Car s'il est vrai que la vérité elle-même aussi est sociale, en ce sens qu'elle est le fait d'interactions entre l'homme et la nature qui ne peuvent être que construites et informées par la société, il ne suit pas de là qu'elle n'est pas aussi "objective". C'est une erreur que Bloor partage avec de nombreux auteurs relativistes, et aussi idéalistes, qui relève, en fait, d'un certain subjectivisme (qualification que Bloor rejette, mais dans un autre sens) , c'est-à-dire d'un préjugé qui voudrait que le résultat d'une interaction entre sujet et objet se solderait nécessairement par une empreinte définitive et exclusive du sujet, ce qui n'est évidemment pas "nécessaire".

 

Un autre point de désaccord est le fait que Bloor unifie les domaines moral et cognitif. Il en fait même un argument décisif en faveur de son relativisme : "si nous pouvons vivre du relativisme moral, nous pouvons vivre du relativisme cognitif" (p. 180), sans toutefois justifier le fait que nous "puissions vivre du relativisme moral", ni préciser ce qu'il faut entendre par là. Je ne crois pas que ces deux domaines relèvent des mêmes critères. Mais ce n'est pas un point central dans ce livre où il ne semble être qu'un corollaire des autres thèses développées par l'auteur, et je ne le discuterai pas ici.

 

Venons-en, maintenant, à quelques points plus particuliers.

 

Partons de la conclusion et tâchons de la comprendre. Le relativisme "ne veut pas dire que l'objectivité est une illusion. Elle est bien réelle, mais sa nature est totalement différente de ce à quoi l'on pourrait s'attendre. Ce que réfute une analyse sociologique, ce sont les autres théories de l'objectivité, pas le phénomène lui-même. Ceux qui se font les champions de l'objectivité scientifique feraient bien de réfléchir à une chose : une théorie sociologique de l'objectivité accorde à celle-ci un rôle sans doute beaucoup plus important dans la vie humaine qu'ils ne le font eux-mêmes. Selon une telle théorie, la connaissance morale peut, elle aussi, être objective. Comme de nombreux aspects d'un paysage, la connaissance apparaît différente selon l'angle sous lequel on la considère. Approchez-la par un chemin inattendu, observez-la d'un point de vue inhabituel, et tout d'abord vous ne la reconnaîtrez pas." (pp. 180-181 ) Quelles sont ces autres théories que le relativisme de l'objectivité que Bloor prétend réfuter ?

 

En premier lieu, la conception d'une vérité définitive et absolue. Toute connaissance est "conjecturale et faillible". "Mais Popper a sans doute raison de penser que nous pouvons disposer de connaissances scientifiques solides même si elles ne sont que des conjectures. Ce qui rend la science solide c'est qu'elle ne s'arrête pas" (p. 180). Bloor devance ainsi une objection "épicurienne" qui pourrait lui être faite : si la connaissance est illusoire, votre sociologie l'est aussi et votre conception s'autodétruit. Cette discussion, en fait, est un peu polémique et formelle. Bloor semble comparer la science à une bicyclette qui resterait en équilibre grâce à son propre mouvement. Mais ce qui est demandé à la connaissance, ce n'est pas d'être "solide". Nous la savons fragile et faillible. Nous lui demandons d'être objective, nous lui demandons, comme le dit Bloor lui-même, que son objectivité ne soit pas une illusion, même si elle n'est que partielle.

 

Alors, il semble que le véritable point de cette question de l'objectivité soit le rapport avec le monde matériel. "Pourtant même si la science peut travailler sans vérité absolue, on ne peut écarter l'hypothèse que cette vérité existe quelque part. Ce sentiment repose très certainement sur une confusion entre la vérité et le monde matériel. C'est le monde extérieur, matériel qu'on semble avoir à l'esprit lorsqu'on affirme qu'il doit (y) avoir une vérité permanente. Ce sentiment instinctif paraît inattaquable. Mais croire en un monde matériel ne justifie pas qu'on affirme l'existence d'un état ultime ou privilégié d'adaptation à ce monde qui serait la connaissance ou la vérité absolues. Comme Kuhn l'a très clairement exposé, le progrès scientifique — qui est bien réel — est comme l'évolution darwinienne. L'adaptation n'a pas de but. On ne peut attacher aucun sens à l'idée d'adaptation parfaite ou finale. Nous en sommes à un certain stade de progrès et d'évolution dans la connaissance, comme nous le sommes pour l'évolution de l'espèce, sans qu'aucune balise ni aucun but ne nous guident." (p. 180 ). Ce paragraphe contient à la fois ce qui me rapprocherait des thèses de Bloor et ce qui m'en éloigne. Ce qui m'en rapproche, c'est l'idée que l'objectivité que l'on cherche est un rapport au monde matériel. Trois points au moins m'en éloignent. D'abord, l'assimilation entre monde matériel et permanence. Si la vérité doit s'accrocher au monde matériel, il ne s'ensuit pas du tout qu'elle doive être par là même "absolue", ou "définitive" ou "permanente", ne serait-ce que parce que l'une des choses que nous savons sur ce monde matériel, c'est qu'il est en changement perpétuel et probablement pas absolu, ni éternel, ni permanent en aucune manière. Par conséquent, il ne saurait conférer à nos connaissances un quelconque caractère définitif. Le deuxième point est l'idée que l'existence de ce monde matériel est une "croyance" ou un "sentiment". Le monde matériel n'est, par définition, pas un état de conscience, ou alors on ne sait pas très bien pourquoi on l'appellerait "matériel". Son existence est précisément ce qui est étranger à notre perception (ce qui ne signifie pas que nous ne le percevons pas, mais que ses propriétés sont indépendantes de notre perception. "Les objets n'ont pas de couleur", selon Wittgenstein). C'est là que se trouve le troisième point de désaccord. Il tourne autour de cette "étrangeté". Bloor, comme la plupart des autres philosophes (pardon si cette désignaion comme "philosophe" peut ne pas lui convenir ...), parle du monde "extérieur". Cette notion est incompréhensible, car il est manifeste que nous faisons partie de ce monde supposé extérieur ! Il nous est étranger dans le sens où il est objectif, c'est-à-dire que ses caractéristiques ne sont pas nécessairement celles que nous croyons (et souvent ne le sont pas ...). Il est étranger dans le sens où il se distingue de nos illusions, de notre imaginaire. Mais dire qu'il nous est extérieur, c'est aller bien au-delà de ce fait. C'est imaginer une représentation du monde dans laquelle le sujet serait comme un oeil transcendant hors du monde. Ce qui ne correspond pas à notre condition réelle et ne peut évidemment pas être le cas d'une sociologie de la connaissance. Celle-ci, par définition, ne peut considérer sujet et objet que comme des éléments d'un même monde en relation. D'où, certes, une forme de relativisme, dans le sens où la connaissance est par elle-même une relation entre ces deux termes ; et, par ailleurs, l'idée principale que cette relation est essentiellement sociale. Elle est sociale parce que notre relation au monde matériel est une relation en société, notamment par le travail. Ce n'est pas le sujet extérieur et individuel, même ressuscité sous la forme moderne d' "observateur" qui est le sujet de la connaissance, mais un groupe humain, avec son organisation, sa division du travail, ses hiérarchies, son économie, sa langue, ses paradigmes cognitifs et axiologiques, etc.

 

On voit que la validité d'une conception sociologique de la connaissance est nécessaire, mais que cette sociologie elle-même, pour être valide, ne peut être réduite à une somme d'interactions interindividuelles.

 

Venons-en maintenant à quelques unes des analyses qui conduisent à ces conclusions.

 

Dans les pages 164 à 175, David Bloor développe un exemple historique, repris de Lakatos, de "La négociation d'une preuve en mathématiques". Il s'agit d'un "théorème" de Euler selon lequel la différence entre la somme des sommets et des faces d'un polyèdre et le nombre des arètes est toujours de 2. Sans rapporter ici l'exemple dans son entier, il suffit de dire que des tentatives de démonstration de ce théorème ont renvoyé de façon itérative à des opérations mentales et à des redéfinitions successives des termes utilisés, notamment la défnition du polyèdre. Au départ, Euler n'avait fait qu'une remarque empirique à laquelle il ne voyait pas d'exception. Cauchy et d'autres mathématiciens ont ensuite jugé que cela ne constituait pas une preuve de la généralité du "théorème" et ont imaginé des procédés divers de démonstration. ( Au passage, le premier de ces procédés me semble douteux. Il consiste à retirer une face du polyèdre pour pouvoir le mettre à plat. Quiconque a fait un peu de découpage à l'école maternelle sait que ce qu'il faut pour mettre un polyèdre à plat, ce n'est pas de lui retire une face, mais de désolidariser un cetain nombre d'arètes. Passons ) Ce qui est significatif, dans l'exemple, c'est que la preuve ne procède pas d'une analyse platonicienne ou phénoménologique du concept de polyèdre, mais d'une sorte de dialectique entre exemples et contre-exemples et nouvelles définitions. Pour répondre à une objection, on est conduit à formuler de manière différente ou plus précise la définition. "Les idées se développent grâce à des contributions actives. Elles sont façonnées pour pouvoir être étendues. Les concepts ne renferment pas en puissance l'usage qu'il sera fait d'eux, la portée qu'ils auront, les conséquences qu'ils entraîneront" (p. 174 ). Bloor qualifie ce processus de "négociation". Le premier, Platon, puis Aristote, puis les talmudiques, puis les scolastiques et enfin tous les philosophes et chercheurs (Galilée, par exemple), ont employé cette forme de raisonnement qui, par réfutations et redéfinitions succesives des termes, clarifie peu à peu la pensée et conduit à une vérité, certes provisoire, mais à laquelle on ne trouve plus rien à redire, jusqu'à la prochaine réfutation, bien sûr. Le terme de "négociation" implique que le résultat de la réflexion serait un compromis dont les critères d'acceptabilité serait d'ordre social.

 

Cette conclusion est d'ailleurs préparée par Bloor dans les pages précédentes, où il développe deux autres analyses. D'abord, celle de la "Logique des Azandé (opposée à la) science occidentale" (pp. 155 et sq.), et puis celle des raisons qui nous poussent à ne pas considérer les pilotes de bombardiers comme des assassins (pp. 159-160 ). Le cas des Azandé est emprunté à Evans-Pritchard. En résumé, "les Azandé attribuent toutes les calamités humaines à la sorcellerie". Le caractère de "sorcier" est, d'après leurs croyances, un caractère héréditaire. Il "devrait" s'ensuivre, selon Evans-Pritchard, "que si un homme est avéré sorcier, tous ceux de son clan sont sorciers ipso facto, puisque le clan zandé est est un groupe de personnes reliés biologiquement en ligne masculine", or "les Azandé voient le bien-fondé de cet argument, mais ils n'en acceptent pas les conclusions". Ils n'attribuent pas systématiquement la qualité de sorcier à tous les membres de la lignée, comme le voudrait la logique occidentale. Evans-Pritchard attribue cet "aveuglement" au fait que "s'ils s'apercevaient de leur erreur, ils ne pourraient plus soutenir l'une de leurs principales institutions sociales". Bloor distingue alors judicieusement entre deux questions soulevées par cette situation : d'une part celle de l'unité de la logique, de la cohérence logique de l'attitude des Azandé, et, d'autre part, celle du pouvoir de la logique et de l'évidence par rapport aux institutions sociales. Sur la première question, on remarque successivement que 1/ la question posée par les Azandé aux oracles n'est pas celle "générale de savoir si untel est ou n'est pas sorcier ; ce qu'ils demandent, c'est s'il n'est pas en train d'ensorceler quelqu'un ici et maintenant", 2/ les Azandé pourraient (le font-ils ? ) "admettre que chaque membre du clan a effectivement hérité de la substance ensorcelante, sans qu'ils soient tous sorciers pour autant. Chacun le serait en puissance, mais seuls quelques-uns le seraient effectivement", 3/ "il arrive que, chez eux, un individu accusé de sorcellerie ne soit pas toujours traité comme sorcier ; ils disent, dans ce cas, que sa substance s'est "refroidie" ; l'intéressé n'est alors virtuellement plus sorcier", 4/ "tout le monde sait que tout le clan ne peut être sorcier" . Les Azandé développent donc une contre-argumentation qui tire d'affaire à la fois leurs institutions et la cohérence logique de leur attitude. Par contre, si nous autres Occidentaux "pouvons imaginer d'étendre l'accusation de sorcellerie à tout un clan, c'est simplement parce que nous ne ressentons pas vraiment la pression (sociale) qui s'exerce à l'encontre de cette conclusion" (p. 158 ).

 

Mais David Bloor poursuit son analyse et pose la question cruciale "La logique des Azandé est-elle donc différente de la nôtre ?". Avant de répondre à cette question, il fait appel à la seconde analyse que nous avons mentionnée : "Supposons qu'un anthropologue étranger à notre culture raisonne de la façon suivante : dans notre culture, un assassin est quelqu'un qui tue délibérément. Les pilotes de bombardiers tuent délibérément. Donc ce sont des assassins." (p. 159 ) Bloor évoque ensuite les divers arguments pour et contre la validité de ce syllogisme (définition de l'assassinat, droit de la guerre, réactions des populations bombardées, etc.). Il en conclut que nous sommes capables de raisonnement critique à l'égard des assertions institutionnelles et que, contrairement à ce que pense Evans-Pritchard des Azandé, nous ne cherchons pas à défendre nos institutions, mais que par l'habitude, nous procédons aux ajustements logiques nécessaires pour adapter nos croyances aux institutions, qui sont stables par elles-mêmes. Ainsi, à la question de l'unité de la logique, il répond par l'affirmative, mais, en reprenant sa distinction entre le fonctionnement de la logique et son pouvoir effectif : "D'après la représentation que nous avons donnée, les Azandé ont la même psychologie que nous, mais leurs institutions sont radicalement différentes. Si nous associons la logique à la psycholo­gie du raisonnement, nous aurons tendance à dire que les Azandé ont la même logique que nous ; par contre, si nous la relions au cadre institutionnel de pensée, nous dirons que les deux cultures ont des logiques différentes. (...)  Mais, au-delà de ces questions de définition, se pose un problème plus important : celui de reconnaître que les facteurs psychologiques et les facteurs institutionnels entrent tous deux en jeu dans le raisonnement. Nos tendances naturelles à l'inférence — à l'instar de nos autres tendances naturelles — ne forment pas en elles-mêmes un système stable et ordonné. Il faut une structure impersonnelle qui trace des limites et attribue à chaque tendance un domaine lui convenant. Comme il n'existe pas d'équilibre naturel, il est inévitable que chaque ligne d'inférence entre en conflit avec les autres, comme il en serait pour les désirs. Laisser libre cours à une tendance, c'est restreindre d'autant l'action des autres. Il est donc indispensable de définir des territoires, c'est-à-dire de négocier." (p. 163 )

 

On atteint, en fait, à l'inverse de ce qu"annonce le sous-titre de l'ouvrage, les limites de la sociologie de la connaissance. Les analyses de Bloor concernent la manière dont effectivement nous pensons et tentent un partage entre psychologie et sociologie, et peut-être vaudrait-il mieux considérer une psychologie sociale, s'agissant ni des institutions elles mêmes, ni de psychologie individuelle, mais de faits psychiques collectifs. Mais telle n'est pas la mission de l'épistémologie. Celle-ci s'intéresse, bien sûr, aux causes qui nous conduisent à suivre telle ou telle opinion, à tomber dans telle ou telle illusion, à percevoir les choses de telle manière plutôt que de telle autre, car cette connaissance factuelle peut l'aider à comprendre. Mais son but est de nous aider à déceler et à éviter l'illusion. Il ne s'agit plus de comprendre, mais de juger. Sa mission n'est ni de nous révéler la vérité, ni de nous dire pourquoi nous croyons vraie telle ou telle affirmation, mais à nous aider à savoir si elle est vraie et en quoi. Le concept de négociation apparaît comme central dans les conceptions de Bloor. Il s'agit principalement de négociations entre arguments contraires, d'une part, et entre croyances et pressions sociales, d'autre part, entre lesquelles il y a, c'est vrai, une nécessité vitale de "délimiter des territoires". Mais ce concept ne rend pas compte de la valeur de vérité des opinions. Il ne rend compte que de leur existence et de leur plus ou moins grande force de conviction. Mais la conviction ne fait pas la vérité et c'est la vérité qui intéresse l'épistémologue.

 

Pour finir, deux remarques au sujet des analyses évoquées ci-dessus. Concernant les Azandé, Bloor n'évoque le fait que "tout le monde sait que tout le clan ne peut être sorcier" que comme une astuce parmi d'autres des Azandé pour concilier leur croyance et leurs institutions. Il me semble que ce fait a une tout autre portée. Il montre que les Azandé ne tombent pas dans l'illusion cartésienne et tiennent compte d'abord de l'expérience et de la réalité. Il en est de même dans le fait que leur question initiale posée à l'oracle n'est pas la question générale "cet homme est-il un sorcier ?", mais "cet homme est-il en train d'ensorceler quelqu'un ?". Il est clair que la réponse ne vaut que comme réponse à une question. Il y a donc, de la part d' Evans-Pritchard, une mésinterprétation de la croyance qu'il analyse lorsqu'il la confronte à l'inférence généralisatrice. Ce qui est en jeu dans cet exemple, ce n'est donc pas seulement le rapport entre pensée logique et pressions institutionnelles, mais aussi le rapport entre la pensée et le réel. Or c'est précisément ce rapport qui intéresse l'épistémologie et que Bloor laisse de côté.

 

Concernant les pilotes de bombardiers, le problème est tout différent, s'agissant non d'une question de fait mais d'une question de droit. Bloor, bien sûr, rejette cette distinction. Elle est pourtant fondamentale, car ce n'est pas seulement une question de logique qui est posée, mais, à travers cette question, une question de justice. Doit-on condamner les pilotes de bombardiers et au nom de quel principe ou, au contraire, doit-on les acquitter et, de nouveau, au nom de quels principes ? La cohérence logique n'est ici que l'instrument qui permet la recherche de la justice. Là encore, que des faits psychologiques et sociaux interviennent dans la décision qui sera finalement prise, c'est évident. Mais, cette fois, aucun rapport au réel ne nous indiquera ce qui est juste, alors que dans la question de fait, c'est précisément ce rapport au réel qui est la pierre de touche de la vérité.

Février 2012