La démarche expérimentale, selon Jacqueline Brenasin

 

 

Jacqueline Brenasin a eu la bonne et généreuse idée de mettre en ligne son livre sur La démarche expérimentale, que je viens de découvrir avec bonheur. Ses recherches et ses conclusions me sont tout de suite apparues en étroite résonance avec mes propres cheminements, bien que son questionnement parte de problèmes pédagogiques et que, lorsqu'elle aborde des questions philosophiques, elle prévienne: "Nos remarques seront limitées aux conceptions épistémologiques ou plus précisément « épistémiques » qui ont des conséquences directes sur la pratique enseignante." (p.104) Elle sait bien, néanmoins que des philosophes ne pourront s'empêcher de faire leur miel de son travail !

 

Elle n'est pas philosophe, mais physicienne et enseignante, et elle apporte à sa réflexion pédagogique et épistémologique une rigueur toute scientifique. Elle se situe ainsi par rapport aux philosophes : "La philosophie telle qu’elle se pratique professionnellement ne fait pas directement partie de mes compétences ; je n’en connais ni les méthodes ni les objectifs. Je n’ai cependant aucune raison de m’interdire d’aborder des questions philosophiques relatives à mon travail, dès lors que certains épistémologues s’autorisent à parler de la démarche scientifique, même lorsqu’ils ne l’ont jamais pratiquée, d’autant plus que je ne reconnais pas le déroulement de ma pratique de recherche dans la plupart des descriptions qu’ils en font." (p.103) Il s'agit en somme d'une question de justice ...

 

Ses principales références philosophiques sont :

M. D. Grmek, Le legs de Claude Bernard. Fayard 1997.

K. Popper, Le réalisme et la science, Hermann, 1990.

T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques. 1962 Réédité Flammarion 1983.

M. Felden, Le Modèle géométrique de la physique. L'espace et le problème de l'interprétation en relativité

F. Halbwachs, La pensée physique chez l’enfant et le savant. Zeihs 1974.

I. Hacking, Concevoir et expérimenter Christian Bourgois 1989.

J. Ullmo, La pensée scientifique moderne. Flammarion 1969.

 

Son questionnement part donc de l'enseignement de la physique, qu'elle juge décevant en ce qu'il occulte complètement le caractère expérimental de toute activité scientifique et ne prépare donc pas les étudiants à une telle activité.

La première étape de son travail consiste dans la modélisation de la démarche expérimentale, dont elle énonce ainsi la fonction :

"Par principe, la démarche expérimentale vise à rendre le monde prévisible. Cela nécessite de construire des grandeurs physiques, d’élaborer des théories, de fabriquer des expériences et de mettre au point des appareils de mesure." (p.10) Sa modélisation consistera à en décrire les phases successives et à en identifier les composantes structurelles.

Les différentes phases de la démarche expérimentale commencent par le questionnement ( remarque : il peut y avoir des questions intéressantes mais non pertinentes, dans le sens où on ne dispose pas des outils, théoriques et techniques, pour en rechercher les réponses - on peut se  demander si ce ne sont pas là typiquement les questions des philosophes...). La phase suivante est la recherche de réponses, et comprend nécessairement la construction d'expériences. J. Brenasin insiste sur la nécessité de réaliser effectivement les expériences et se réfère aux expériences décrites par Galilée qui ne sont pas seulement "de pensée" mais concrétisées matériellement. "En physique, la recherche des réponses nécessite obligatoirement la construction d'outils permettant soit de mesurer la valeur des grandeurs, soit de rendre possible des observations nouvelles." (p.14). La troisième phase est celle de la validation des réponses.

Cette question de la validité des réponses donne lieu à des développements intéressants au plan philosophique :

"Comment contrôler la validité de lois nouvelles, qui émergent à partir de constatations faites sur un nombre nécessairement fini de constatations expérimentales et ensuite généralisées ? Posons par principe que :

La justification d’une théorie réside dans sa fonctionnalité : une théorie est valable si elle est opératoire c’est à dire si elle prévoit l’évolution des événements auxquels participent les objets  matériels.

Les arguments qui militent en faveur des lois constituant une théorie nouvelle sont ceux qui :

· assurent une meilleure adéquation entre les conséquences des lois et les résultats

expérimentaux ;

· montrent que les lois obéissent au principe d’élégance et d'économie de pensée ; elles

décrivent un plus grand nombre de faits que le système théorique précédent et ceci de façon

plus simple et cohérente ;

· fondent la construction de nouveaux instruments techniques ;

· permettent de prévoir des phénomènes non encore observés ;

· permettent de préciser le champ expérimental d'application des lois." (pp.17-18)

 

J. Brenasin insiste sur l'impossibilité d'une vérification expérimentale totale : il y a toujours une différence entre ce que prévoit le modèle théorique et ce qui se produit effectivement : "La confrontation des résultats expérimentaux avec les résultats théoriques ne peut jamais à elle seule apporter une validation directe aux théories".

Le point le plus important, à mes yeux, de ce développement est la notion de champ de validité d'une loi. La loi est validée par la délimitation de son champ d'application. Notion fondamentale. Exemple de la loi newtonienne de la gravitation dite "universelle"."C’est bien ce qui se passa pour les lois de la gravitation, comme l'explique Louis de Broglie : « Mais de nouveaux faits sont venus montrer les limites de l'explication newtonienne : le mouvement du périhélie de Mercure, la récession des nébuleuses lointaines ne s'expliquent pas par les lois de la Mécanique Céleste. On entrevoit aujourd'hui la possibilité d'expliquer ces effets aberrants par de nouvelles créations de l'imagination scientifique, telles que la théorie de la Relativité Généralisée et celle de l'expansion de l'univers. » Devons-nous en conclure que les lois de la gravitation ont été totalement remises en question ? Non, bien sûr ; elles apparaissent comme les limites des nouvelles lois. Ces limites s'appliquent avec une bonne approximation dans un champ expérimental plus restreint, pour une plus petite variété de phénomènes. Ils ne concernent que les mouvements des corps ayant un nombre suffisant d’atomes et dont la vitesse est petite par rapport à celle de la lumière. C'est donc bien la possibilité de décrire le champ de validité des lois qui les établit définitivement. Elles deviennent alors parfaitement opératoires et leur énoncé final comporte la description de la limite de leur domaine d’application" (p.20)"Une loi est définitivement établie lorsque son champ d'application est complètement décrit." (p.21)

La dernière phase est l'éternel recommencement de la recherche scientifique : "Au cours des multiples tentatives de validation, il arrive toujours un moment où, grâce aux perfectionnements techniques, de nouveaux phénomènes apparaissent qui ne peuvent pas être décrits par le système théorique en vigueur. Ces phénomènes vont dorénavant solliciter l'attention du chercheur ; ce sont souvent les résultats obtenus de façon détournée, au cours de recherches sur d’autres sujets, qui vont permettre de construire les réponses les plus convaincantes aux questions qui semblaient abandonnées." (p.22)

J. Brenasin distingue trois "mondes" dans les composantes structurelles de la démarche expérimentale : le  monde expérimental, qui comprend les objets et les événements, le monde technique, qui comprend les expériences et les instruments de mesure et le monde théorique, composé des modèles, des grandeurs physiques et des théories (principes et lois). Ces trois mondes sont indissociables et nécessaires pour constituer la démarche expérimentale. "Le monde expérimental comporte des objets matériels participant à des événements" (p.24)

J. Brenasin insiste sur la distinction essentielle entre les objets et événements matériels et ce qui relève du monde théorique : "Lorsqu’une grandeur physique caractérise un objet matériel, elle ne doit pas être confondue avec lui." "La fonction d'un modèle est de limiter la description des objets et des situations aux seules caractéristiques qui sont nécessaires pour répondre aux questions. Par conséquent les modèles n’ont pas pour fonction première de décrire la réalité." (p.32) Les modèles et les grandeurs physiques sont des "créations de l'esprit".

Deux conséquences :

1/ "Les grandeurs physiques sont des créations de l’esprit parfaitement justifiées par le seul fait qu’elles sont opératoires.

2/Les lois ont donc le statut et les caractéristiques suivantes :

· Les lois ont pour fonction de décrire l’évolution de systèmes matériels : elles n’y parviennent qu’en transcendant les situations expérimentales ;

· Les lois sont l’expression de propositions hypothétiques dont la validité est assurée par leur fonctionnalité ;

· Les lois restent l’expression de propositions hypothétiques tant que leur domaine de validité n’est pas délimité; puis elles traduisent des propositions certaines à l’intérieur de leur domaine de validité ;" (p.33)

Les difficultés de l'enseignement proviennent en grande partie de l'oubli de cette distinction esentielle entre les modèles et le réel. Par le biais de ce que J. Brenasin appelle une "inversion épistémique" qui se produit entre la connaissance, lorsqu'elle se développe et se construit dans la recherche, et ce qu'elle devient dans l'enseignement. "Dans son discours, le chercheur, valorisant son travail, n’attribue généralement pas la connaissance à la faculté de prévoir, mais aux outils conceptuels qu’il a construits dans ce but. Comme la connaissance des concepts et des lois est nécessaire à la prévision, le physicien succombe à la facilité qui consiste à confondre l’outil et la fonction qu’il assure. Ce dérapage sémantique, lorsqu’il atteint la sphère de ’enseignement, a pour conséquence de dissocier la connaissance de sa fonction prédictive et de l’identifier définitivement aux concepts et aux lois." (p.36)

Les chapitres 2 et 3 du livre sont consacrés à ce qui se produit dans l'enseignement des connaissances scientifiques.

" Le premier phénomène repérable concerne l’absence quasi systématique de référence au questionnement qui est à l’origine de la création de la connaissance. Il se produit avec une régularité étonnante : tout se passe comme si les questions résolues étaient oubliées. La loi de Newton, par exemple, est énoncée de but en blanc comme une vérité qu’aucun étudiant ne doit plus ignorer." (p.40) La disparition du questionnement ôte tout leur sens aux connaissances enseignées. L'enseignement porte alors sur des objets théoriques hypostasiés, sur des modèles qui sont pris pour des réalités. La simplification et la substantification des éléments théoriques constituent des obstacles à leur compréhension réelle, à la perception de leur fonctionnalité et au questionnement intellectuel nécessaire à l'apprentissage actif.

Une attitude passive est  demandée aux étudiants. Les "observations" qui leur sont demandées dans les travaux pratiques consistent à appliquer les connaissances théoriques qui leur ont été délivrées dogmatiquement dans le cours. J. Bresanin rappelle un principe épistémologique essentiel : "Aucune observation fructueuse ne peut se produire sans question préalable." (p.80) Elle rappelle aussi que l'erreur est aussi instructive que la découverte validée, qui est généralement seule retenue dans les comptes rendus scientifiques et, encore plus, dans l'enseignement. L'auteure appelle de ses voeux la formation des étudiants à la démarche expérimentale comme constituant l'essence même de l'activité scientifique.

Le chapitre 4 concerne des questions plus épistémologiques et s'ouvre par le constat de l'emprise du cartésianisme sur les institutions françaises : "La pensée de Descartes imprègne la culture française d’une idéologie valorisant la théorie à l’extrême, au détriment de la prise en compte de l’expérience et du monde réel, ce qui entraîne une considération excessive à l’égard de l’esprit dit abstrait. Il y a peu d’espoir pour que cela change car c’est bien au nom de l’aptitude à l’abstraction que se fait la sélection de nos décideurs". (p.102)

"D’autre part, il faut se méfier des physiciens dont le discours tend insensiblement vers la métaphysique. Cette dérive se repère facilement : elle se produit chaque fois qu’ils se demandent ce que « sont » les choses au lieu de se demander ce qu’elles « font ». Cette dérive se produit aussi lorsque qu’on prétend chercher « pourquoi » les événements se produisent au lieu de se demander « comment » ils se déroulent." (p.103)

Elle préfère la notion de "fonctionnelle" à celle de "vrai", la notion de vérité étant utilisée dans des sens trop variables et étant elle-même assez peu vérifiable, puisque non mesurable. Toutefois, elle admet que "lorsqu’une théorie permet d’interpréter un grand nombre d’événements différents, elle acquiert un statut qui progressivement cesse d’être hypothétique." (p.108) "Une théorie est totalement établie lorsqu’elle regroupe dans un système de prévision commun un nombre suffisant de phénomènes. De nouveaux phénomènes ne peuvent pas remettre en cause une théorie bien établie. L’émergence de phénomènes liés à l’évolution des performances techniques, fait évoluer les questionnements sur de nouveaux domaines d’investigation qui génèrent de nouvelles théories." (p.109) "Si le «jeu de la science » est sans fin, ce n’est pas parce que toutes les connaissances sont perpétuellement contestées, c’est uniquement parce que le questionnement ne se termine jamais." (p.111)

Le cinquième chapitre propose des pistes d'application de la démarche expérimentale à l'enseignement des sciences.

Evidemment, je discuterais peut-être les critiques de Jacqueline Brenasin sur la notion de vérité, mais ce n'est pas le lieu ici. La discussion sur les dérives de l'enseignement et l'"inversion épistémique" à laquelle il donne lieu m'apparaît autrement plus intéressante et plus riche. Ce mouvement d'inversion épistémique est en effet à l'oeuvre, me semble-t-il, dans bien d'autres domaines que l'enseignement, dès qu'il s'agit d'énoncer ce qui se présente comme une connaissance positive : oubli du caractère théorique des notions et des modèles, substantification des concepts, etc. Les idées développées par J. Brenasin ont ainsi une portée bien plus large que le seul enseignement ( ce qui serait déjà loin d'être négligeable). Mais l'idée essentielle de son texte est de faire de la question posée le centre de la signification d'une recherche et de ses résultats. Je crois en effet que les concepts se définissent essentiellement par la question à laquelle ils sont supposés apporter une réponse. Un autre apport de ce texte qui me semble particulièrement riche est celui de domaine de validité d'une théorie ou d'une loi (et, je pense, aussi d'un concept). L'auteur identifie bien, à mon sens, la nécessité, pour une démarche rigoureuse et honnête de raisonnement, de délimiter clairement ce domaine de validité. L'importance et la valeur épistémologiques de l'erreur sont également très bien montrées dans ce texte essentiel. Bien sûr, l'aspect fondamental, sur le plan métaphysique, est l'assertion du caractère indissolublement complémentaire des trois "mondes", expérimental, théorique et technique, même si l'auteure, probablement, n'apprécierait pas de se voir attribuer ainsi des considérations métaphysiques !

 

Pour prendre connaissance du livre et des travaux de Jacqueline Brenasin :

La_demarche_experimentale.pdf (Objet application/pdf)

Brenasin

 

Avril 2010

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