Quelques portes ouvertes ... qui ont tendance à se refermer

 

J'ai parfois l'impression, dans les petits textes que je publie ici, d'enfoncer des portes ouvertes, de montrer une certaine naïveté en "découvrant" ce que tout le monde sait déjà depuis longtemps, et d'étaler des lieux communs en croyant mettre en oeuvre une critique acérée de la doxa dominante. Tant pis, je voudrais aujourd'hui revenir sur certains de ces lieux communs qu'il me semble qu'on a tendance à oublier, alors que, lieux communs ou pas, ce sont des vérités qu'il faudrait garder toujours au chaud prètes à servir à tout instant.

 

D'abord, que l'erreur, par définition, ressemble à la vérité, sinon c'est un mensonge. On oublie cela et on se fie à l'évidence. L'évidence fait beaucoup de tort à la pensée. N'oublions jamais que ce n'est pas parce qu'une chose nous semble évidente, qu'elle est vraie. L' évidence est du domaine de la représentation, de la pensée et le monde n'a aucune raison de se plier à nos raisons. Combien de docteurs nous assènent leurs évidences en prétendant qu'il s'agit de la réalité même, sous prétexte qu'ils l'ont démontré. Descartes, en son temps, a été le maître de cette prétention. Sans doute avait-il l'excuse, alors , de se dresser contre le dogmatisme ecclésiastique et de lui opposer le "bon sens, la chose du monde la mieux répartie". Donc, d'accord pour le bon sens dans la partie critique de la pensée, mais grand danger si on veut en tirer des conclusions positives. On tomberait alors dans le dogmatisme rationaliste. Et, malheuresement, on y tombe souvent.

 

Seconde porte ouverte, l'homme est un animal politique. Aristote l'a dit depuis longtemps, pourtant, on en est toujours à s'interroger sur ce qui différencie l'homme de l'animal, comme si l'homme n'en était pas un, d'animal. L'énoncé "l'homme est un animal politique" signifie clairement que l'ensemble des hommes est un sous-ensemble de l'ensemble des animaux. On recherche souvent, notamment à travers les recherches d'éthologie, les ressemblances entre l'homme et l'animal. Récemment, un article de Catherine Vincent, dans Le Monde, soulignait combien les animaux tels que chiens, chats, souris, veaux, vaches, cochons, nous ressemblaient, en dehors de tout anthropomorphisme. Mais je crois qu'on mettait alors les choses à l'envers : ce ne sont pas les vaches et les souris qui nous ressemblent, mais nous qui leur ressemblons. Nous sommes des animaux et nous faisons tout pour l'oublier. Est-ce le christianisme qui nous a instillé cette honte de notre animalité ? Je ne sais pas, mais il reste que l'anthropomorphisme est une erreur grossière, et que la spiritualisation de notre espèce en est une autre peut-être encore plus grave. Non pas qu'il s'agisse de nier les différences spécifiques, notre grosse boîte cranienne, l'organisation "politique" de nos troupeaux (car nous vivons en troupeaux, nous sommes une espèce grégaire), la station debout qui libère nos mains si agiles, etc. mais n'oublions pas que tout cela est le résultat d'une longue évolution, et que nous avons reçu en héritage des dispositions génétiques, anatomiques, viscérales, etc. que nous partageons avec des milliers d'autres espèces du Globe.

 

Un troisième lieu commun oublié est que la liberté ne consiste pas à faire n'importe quoi. Dit comme cela, presque tout le monde est d'accord. Pourtant, dès que l'on parle de liberté, on associe tout de suite les idées de transgression (le président Sarkozy, par exemple) , d'affranchissement des notions de bien et  de mal, on évoque des chevaux courant "librement" dans la Camargue sauvage, des chiens fous courant après les papillons dans la prairie fleurie, etc. Alors là, je crois qu'on se fourvoie complètement. La liberté, justement, est une des différences spécifiques dont je parlais ci-dessus. Les vaches rentrent à l'étable sans se poser de question. Les insectes vont et viennent entre fleurs et ruches, mus par un instinct dont probablement ils n'ont même pas conscience et que, en tout cas, aucun Descartes de chez eux ne viendra jamais mettre en doute dans quelque Méditation bienvenue. La liberté est le fruit de notre grosse boîte cranienne qui fait que, parfois, nous hésitons, nous réfléchissons et nous décidons. L'adolescent qui est tout content de rouler dans une grosse voiture dans un jardin public (le président Sarkozy, par exemple) ne réfléchit pas beaucoup, ni le cheval sauvage dans sa belle Camargue, ni le chien fou chasseur de papillons. La liberté peut conduire à transgresser certaines lois, parce que, après examen rationnel, on a décidé qu'il était préférable de le faire. Céder à l'impulsion immature n'est pas la liberté, mais au contraire une forme de soumission à cette impulsion.

 

Quatrième porte ouverte qui a tendance à se refermer : ce n'est pas parce que vous avez tort que j'ai raison. On abuse facilement du principe du tiers exclu. Prouver qu'une proposition A est fausse ne démontre pas nécessairement qu'une autre B est vraie, car cela supposerait que B=non A, or, non A peut être beaucoup plus vaste que B, qui n'est que l'une des interprétations possibles de non A. Pourtant, il est presque quotidien de voir des gens se targuer d'avoir prouvé B en montrant que non A. Là aussi, on restreint, en fait, le réel au concevable, et même aussi le concevable au conçu : comme je n'envisage que les deux hypothèses A et B, je conclus que si non A, alors B. Mais le réel est beaucoup plus riche et il se peut que C, D ou une autre proposition soit vraie. On retrouve la même racine du mal que dans la première porte dénoncée plus haut : on confond le réel et ce que nous nous en représentons. Cette erreur, pour ancienne qu'elle est, et pour avoir été dénoncée maintes fois, n'en est pas moins réitérée encore plus souvent, y compris par ceux-là même qui la dénoncent, comme beaucoup de nos plus grands philosophes.

 

"Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée", alors, ne refermons pas ces portes ouvertes, ou plutôt, ouvrons-nous à leur enseignement !

Mars 2011