2.2 - Comment communiquer un fait ?
Il convient d'abord de préciser ce que nous entendons par fait. La première précision que nous appporterons est qu'il s'agit du fait "brut", c'est à dire séparé de toute interprétation, loi, finalité ou raison quelconque. Le fait relève de l'accidentellement actuel ou contingent et implique une nécessité inconditionnelle. Il ne peut quêtre constaté. D'un autre point de vue il est aussi un événement qui se produit ici et maintenant ; il est parfaitement individuel et concerne des choses existantes qui le constituent comme tel en entrant en relation réelle, c'est à dire en agissant l'une sur l'autre. Il est clair par ailleurs, que ces choses existantes possèdent des qualités mais ces qualités ne font pas le fait : ce n'est pas parce qu'une pierre est dure qu'elle heurte le sol, ni parce qu'elle est pesante, car dire qu'elle est pesante c'est dire qu'elle est attirée par la terre selon une force proportionnelle à sa masse et donc il faut inverser la proposition et dire que c'est dans cette relation avec la terre que se trouve l'essence de cette qualité.
De ce même point de vue, toute chose existante est un fait dans la mesure où sa matérialité implique qu'elle est en relation d'opposition au moins potentielle à tout ce qui n'est pas elle. Sa masse par exemple est en permanence reliée à toutes les masses de l'univers par la gravitation universelle, elle renvoie ou absorbe à chaque instant des rayons lumineux, entretient des échanges thermiques avec l'environnement, etc... L'existence d'une chose, son être actuel est donc aussi un fait au sens défini dans le paragraphe précédent.
Finalement nous entendrons donc par fait soit un existant, ici et maintenant, soit un événement "actuel" - c'est à dire en acte - concernant deux ou plusieurs existants. On pourra donc toujours distinguer dans le fait une action-réaction, un agent et un patient : le fait est fondamentalement dyadique car il présuppose au moins une chose qui agit et au moins une chose qui résiste.
Les cas où le publicitaire aura à communiquer un fait ainsi défini seront donc clairement ceux où les produits ou les services à représenter consistent essentiellement en l'action d'une chose sur une autre. On fera remarquer que c'était le cas dans l'exemple d'Axion 2 qui peut être regardé comme l'action de la poudre à laver sur le linge. Mais la mission du publicitaire n'est pas de communiquer qu'il y a une relation entre la lessive et le linge mais seulement de faire savoir quel est le résultat de cette action en termes exclusivement qualitatifs. Une qualité ne peut être présentée que matérialisée dans un existant, c'est-à-dire dans un fait dyadique et sa présence à un espirt ne peut résulter que d'une abstraction de cette qualité monadique nécessairement impliquée dans un fait dyadique.
Les cas d'école correspondant à la communication d'un fait seront donc tous ceux - et ils sont nombreux - qui en représentant un fait accompli représenteront des faits semblables à venir. Le sous-entendu sera toujours la reproductibilité du fait, mais nous ne retiendrons pas pour l'instant cette caractéristique qui est aussi présente dans la simple représentation du produit au cours d'une démonstration, d'un essai,... La représentation du fait est à concevoir comme une démonstration médiatisée, comme la mise en scène d'un fait brut. Cependant nous allons voir que les moyens de cette médiatisation peuvent considérablement varier et que la présence à l'esprit des deux choses qui dans tous ces cas agissent l'une sur l'autre peut-être obtenue de façon moins évidente que dans la publicité d'un marteau perforateur Black et Decker que nous analysons du seul point de vue du fait représenté.
Dans cette publicité, le fait représenté est l'action d'un marteau perforateur (l'agent) sur un carreau de marbre (le patient). Ce dernier résiste en s'opposant à l'avancée et à la rotation de la mèche métallique au prix de la pulvérisation des parties du marbre au contact. Cet effet n'est pas visible sur la photographie et la mèche paraît arrêtée dans le trou qu'elle est censée avoir foré. Un fait s'est donc produit et les protagonistes ont été photographiés au moment ou peu après sa production (nous ignorons volontairement l'environnement : lavabo, console, mains du bricoleur, ainsi que les messages linguistiques). Donc, des rayons lumineux issus du marteau aussi bien que dans du carrfeau de marbre ont impressionné une pellicule photographique. Cette dernière à servi à établir par "scannerisation" les quatre clichés nécessaires à la quadrichromie. Après quatre passages en machine la photographie à été reconstituée et reproduite sur le papier du magazine. L'oeil du lecteur perçoit donc des stimuli visuels qui sont entièrement déterminés par ce marteau perforateur unique photographié en compagnie du carreau de marbre unique qu'il venait de percer. Il s'est donc établi une connexion physique entre ce fait singulier, unique et la perception actuelle du lecteur. Elle a été décomposée puis recomposée par la quadrichromie sans être altérée dans son essence car chacun des quatre clichés dans les couleurs fondamentales est déterminé par le cliché initial. Du point de vue de l'effet sur le lecteur c'est à dire si lon considère ce qui est présent à son esprit il y a équivalence : la perception de la page du magazine a la même valeur que la perception directe du fait. L'écart réside simplement dans la vivacité des sensations éprouvées et dans la sélection opérée par la technique de représentation (les sons notamment ont disparu mais on peut les retrouver dans un clip vidéo). Fondamentalement le résultat est le même, le fait est là dans chaque cas, il est constaté par chacun comme fait accompli ou en cours d'accomplissement (sauf en cas de trucage, ce qui relève d'une autre problématique). Pour décrire le mode de représentation du fait réel connecté physiquement à la page du magazine tout en prenant en compte cette équivalence des effets sur un interprète, nous dirons que la dyade (marteau/carreau de marbre) créée par l'union de ces deux termes dans le fait (le trou) est représentée par une autre dyade (image photo du marteau/image photo du carreau de marbre) dont les deux termes sont unis par la position relative des deux images photo. Le fait réel et sa représentation ont la même forme, on peut encore dire que la "forme des relations" entre le marteau réel et le carreau de marbre réel est encore présente entre leurs images respectives et que cette forme est passée dans l'esprit du lecteur au moment de sa perception de l'image. Ainsi le fait dyadique est présent à son esprit. Il est descriptible en termes linguistiques au moyen de la proposition : "la mèche de ce marteau fait (ou a fait) un trou dans ce carreau de marbre". En somme, la photographie, en incorporant la même "forme de relations" que le fait réel, a la capacité de produire un effet sur le lecteur qui serait le même si ce dernier était témoin du fait. Cette notion de "forme de relations" que nous avançons demande évidemment à être précisée et elle le sera ultérieurement.
Nous procédons maintenant à l'analyse d'une autre publicité qui représente un fait de nature différente par les mêmes moyens techniques. En effet, dans ce cas, il s'agit de la représentation de l'action d'un médicament sur une (ou deux, peut importe) personnes âgées.
Le fait qui unit la dyade (médicament/personne) consiste en un changement du mode de communication de la personne âgée avec les autres et c'est ce changement de comportement qui est représenté, bien que rien ne nous indique, en dehors du texte, quel pourrait être le comportement antérieur. Disons que la situation de communication induit que les personnes agées photographiées sont "sous" Nootropyl, comme disent les médecins. Dans la dyade le Nootropyl est agent, les personnes agées sont « patients », dans tous les sens du terme. Par rapport à l'étude précédente l'agent n'est pas représenté ; il est supposé circuler dans le sang des personnes âgées et c'est donc l'esprit qui, dans ce contexte, le produit comme lié (lien de causalité) dans le fait comportemental photographié aux personnes elles-mêmes. Dans une autre situation phénoménologiquement équivalente l'agent aurait pu être représenté ; par exemple les mêmes personnages pourraient discuter avec le même entrain autour d'une table sur laquelle on distinguerait nettement une boîte de Nootropyl prés d'un verre d'eau. Cela faciliterait l'établissement de la même dyade sans rien changer au contenu de l'esprit d'un interprète éventuel. Pour distinguer ce cas du précédent nous dirons que le fait a été représenté de façon "dégénérée", alors que dans l'autre il était représenté de façon "authentique", cest-à-dire que tous ses constituants sont aussi perçus.
2.2.5 : Néanmoins le publicitaire se trouve souvent dans le cas d'avoir à représenter un fait à venir, par exemple un événement unique du genre spectacle, inauguration, etc... Il est donc exclu de représenter ce fait du futur par connexion physique, que ce soit de façon authentique ou dégénérée. Il pourra alors faire appel à un autre fait (il peut soit le choisir dans la vie sociale accomplie, soit le construire comme un artefact) qui aura avec le fait à représenter suffisamment de qualités en commun et une forme de relations entre ces qualités telle qu'il aura par là-même la capacité de produire la présence à l'esprit des interprètes du fait (avec agents et patients présents à lesprit) comme événement presque certain du futur. C'est ce qui est très joliment fait dans la publicité de la ville de Saint-Brieuc annonçant l'inauguration de la maison du Petit Enfant.
Il est clair que la scène photographiée est un construit dont le rapport avec l'inauguration officielle telle qu'elle a dû se produire le 25 février 1989 réside seulement dans la mise en scène d'une dyade (adulte/ enfants) autour d'un ruban tricolore et d'une paire de ciseaux. Il y a bien sûr plus que celà dans cette publicité et nous pourrons y revenir. Pour l'heure nous n'en retiendrons que la représentation de la dyade (adultes/enfant) à venir par une dyade (adultes/enfants) construite à cet effet, les deux dyades étant établies par la section d'un ruban tricolore qui unit adultes et enfants dans cette inauguration. Rien dans le fait représentant n'est en connexion physique avec le fait représenté (ce qui n'est pas impossible dailleurs, l'adulte pouvant être aussi le maire qui coupera réellement le ruban le jour de l'inauguration), pas même la Maison de l'Enfant qui n'est que nommée. On voit qu'on est encore en présence d'une phénoménologie de substitution qu'on peut résumer ainsi : un fait pour un autre. Pour cette raison le mode de représentation peut encore être qualifié de "dégénéré".
2.2.6 : Mais la possibilité évoquée ci-dessus n'est pas la seule et la photographie n'est évidemment pas l'unique recours pour construire une représentation qui possède à la fois des qualités et des relations entre ces qualités que possèdera le fait à venir. Ceci peut être réalisé avec des graphismes, et de très belle façon, comme on peut le voir dans l'affiche présentant la Feria de Béziers dans laquelle on peut distinguer la dyade (public/corrida) la corrida étant elle même représentée par les dyades (matador/ taureau) et (picador/ taureau).
Le mode de représentation, on le voit, reste dégénéré mais pas de la même façon. L'oeil et l'esprit du peintre se sont substitués à l'appareil photo pour un résultat phénoménologiquement équivalent, le seul qui intéresse le concepteur avec de surcroît,la valorisation esthétique apportée par la surimposition de qualités graphiques et de couleurs chaudes, attrayantes, qui facilitent la naissance du désir de faire participer tout en apportant l'information brute. 2.2.6 : Nous avons rappelé au début de cette section qu'un existant devait être considéré comme un fait. Cependant un fait mettant nécessairement en cause au moins deux existants il est clair que la représentation du fait implique celle d'au moins un existant, l'autre étant suggéré, comme dans le mode dégénéré. La représentation des existants a donc été implicitement traitée dans les paragraphes précédents. Nous remarquerons cependant que lorsqu'un existant est seulement suggéré dans la représentation d'un fait cette suggestion est produite par la manière dont il affecte l'autre existant avec lequel il constitue la dyade et qui, du fait de cette relation, se trouve pourvu de qualités qu'il ne possède pas lorsqu'il est hors de la relation, car elles lui sont communiquées dans et par la relation (par exemple, lempreinte dune bouche sur un produit) .
2.2.7 : Il n'est quand même pas inutile d'expliciter les cas dans lesquels la tâche consiste à représenter un existant seul. Dans le mode authentique la représentation consistera à mettre l'interprète en relation avec l'objet au moyen d'un autre objet entièrement déterminé par lui : photographie, empreinte individuelle, échantillon. C'est dans ce domaine que se situe le degré zéro de la publicité ou du marketing représenté de façon archétypique par les affiches touristiques de la SNCF (les belles photographies de sites et mouvements qui ornent nos gares et nos trains), les catalogues des maisons de vente par correspondance, les prospectus de supermarchés, etc...Dans le mode dégénéré on trouvera par exemple les mêmes sites et monuments que ceux choisis par la SNCF mais gravés en taille douce sur les timbres-poste, les caricatures de personnages connus (par exemple, l'annonce d'un spectacle de Charles Trenet), des logotypes comme celui de la région Bretagne, etc...; les exemples abondent.
2.2.8 : Finalement, lorsqu'il s'agit de communiquer un fait, le publicitaire a le choix entre deux modes. Un mode authentique qui met l'interprète en connexion physique avec l'existant ou le fait et un mode dégénéré qui consiste soit à substituer au fait un autre fait donné par équivalent du point de vue de sa capacité à produire la présence à l'esprit du fait à représenter soit à construire un faisceau de qualités convenablement configurées pouvant aussi produire un tel effet. Ces deux derniers cas peuvent être regroupés : dans chacun d'eux on peut en effet dire que la représentation des existants impliqués dans le fait est réalisée par ressemblance, que ce soit par le choix dautres existants ou en créant des existants à cet effet. Nous aurons à expliciter ce concept vague de ressemblance mais nous savons déjà qu'elle va résider dans la forme des relations mobilisées pour la représentation.
Cependant et bien que nous ayons recherché des exemples qui illustrent au plus prés notre props, nous avons constaté la plupart du temps que l'interprétation débordait ou pouvait déborder largement la simple présence à l'esprit d'une qualité ou d'un fait et que un ou plusieurs concepts, que nous n'avons pas désignés, étaient manifestement présents. Cest parce que nos distinctions sont purement méthodologiques (et pédagogiques) ; elles opèrent selon la forme et non selon la substance.Nous ne procédons à pas des distinctions selon des parties des messages analysés mais selon des types de relation entre des parties(jusqu'ici monadiques ou dyadiques). En étudiant la représentation des concepts nous pourrons atteindre un niveau de description qui répondra à ces remarques et nous permettra de comprendre pourquoi il est difficile d'éviter que des concepts soient à l'oeuvre.
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