INTRODUCTION

0.1.Justifier l'élaboration d'une méthode sémiotique pour la publicité et le marketing, n'est guère difficile : dans toute pratique publicitaire ou marketing, qu'il s'agisse de biens ou de services, d'hommes ou d'institutions à présenter ou à représenter pour un large public ou un segment du public, le publicitaire doit, en toutes circonstances, produire aux yeux de ce public une image valorisante permettant d'atteindre des objectifs précisés dans chaque cas : accroissement des ventes, succès électoral, amélioration des relations sociales, etc... Chaque campagne sera pour lui l'occasion de produire une ou plusieurs configurations de signes qui seront diffusés par différents moyens pour être proposés à l'interprétation du ou des publics visés. On s'attend à ce qu'un certain effet recherché, évalué en termes de comportements, se produise.

Cependant, en examinant l'ensemble des productions publicitaires d'aujourd'hui on est nécessairement frappé par leur extrême diversité, la multitude des sources d'inspiration, des techniques d'expression, des ressorts utilisés. On peut alors se demander à bon droit s'il est bien sérieux de prétendre introduire une méthode générale dans un tel univers. Pourtant on conviendra néanmoins que la situation actuelle qui met essentiellement des "créatifs" à contribution n'est guère sécurisante. La sémiométrie, introduite récemment, n'est qu'une sorte de garde fou statistique qui n'a rien de méthodologique. Elle limite les dégats en focalisant sur des thèmes mais ne dit rien sur le sens de leurs configurations. Les idées qui germent dans l'esprit du créatif, qu'elles soient jugées bonnes ou mauvaises, sont éminemment particulières et personnelles ; elles sont liées à la situation historique et sociale qui détermine la présence de tel ou tel produit sur le marché, la commande de tel ou tel client qui le propose et qui s'est adressé à telle agence en l'assortissant d'un certain budget. Ces idées sont liées  sonhistoire et à ses expérience personnelles, à sa formation, à toutes ses particularités telles que les a produites une situation historiquement datée. En d'autres termes, ces idées sont uniques, non reproductibles, en apparence indéterminées et manifestent une sorte de "feeling" en réponse à la complexité des problèmes posés.

Quoi de plus complexe qu'une entreprise qui s'adresse à une autre entreprise pour médiatiser son rapport avec le marché, c'est à dire avec la société civile tout entière? Ce sont précisément les complexités mises en jeu qui rendent peu crédible toute intervention théorique tant celle-ci semble à priori loin d'être capable de mettre à disposition des professionnels des outils conceptuels opératoires dans un champ aussi mal connu, mouvant, pétri de contradictions et donc périlleux. C'est pourquoi l'empirisme, sous sa forme la plus sommaire, est roi : les bonnes vieilles recettes, les vulgates issues des grand mythes collectifs, de la psychologie des "profondeurs" apparaissent préférables à une aventure théorique. Les théories sont suspectes d'être à côté de la plaque, réductrices et déformantes, conçues hors de toute implication réelle dans les problèmes traités, tout juste bonnes pour meubler des heures de cours dont on s'empressera d'oublier le contenu à la première confrontation avec un problème concret. Comment augmenter, en améliorant sa communication, la part de marché de tel fabricant de pâtée pour chiens, comment nommer tel nouveau parfum pour en faire l'un des supports privilégiés de la distinction dans le mouvement continu de différenciation sociale, etc... sont des questions dont la réponse serait hors de portée de toute théorisation en l'état actuel des sciences humaines.

0.2. Notre propos est de montrer de la façon la plus pratique possible que des considérations théoriques provenant en droite ligne de la phénoménologie et de la sémiotique permettent d'introduire dans ces pratiques qui semblent échapper à toute rationalité, des éléments de maîtrise, donc de contrôle, qui en améliorent l'intelligibilité et l'efficacité.

On peut évidemment s'interroger à bon droit sur l'intérêt d'une telle démarche puisqu'après tout, le monde publicitaire, dans son ensemble, a l'air de fonctionner correctement tout en absorbant d'énormes budgets publicitaires (et peut-être à cause de cela) sans états d'âmes particuliers. Ce n'est donc pas pour répondre à des interrogations suscitées par une hypothétique situation de crise que nous allons faire des propositions dans l'ordre du rationnel. Nous trouverons la justification de notre propos dans trois ordres principaux de préoccupations :

- rapprocher théorie et pratique en espérant permettre aux praticiens de constater, pour autant qu'ils l'ignorent, qu'il existe des théories formalisées qui peuvent informer leurs pratiques. En d'autres termes leur montrer que bon nombre de recettes qu'ils utilisent couramment peuvent être considérées comme autant de propositions obtenues dans le développement d'un modèle hypothético-déductif.

- Introduire des éléments de maîtrise là ou la réalité sociale paraît laisser libre cours au pouvoir plus ou moins charismatique de certains individus (des "stars") qui seraient plus réceptifs, plus attentifs, en un mot plus branchés sur leur époque que d'autres.

- Créer une nouvelle phénoménotechnique (au sens ou Bachelard emploie ce terme) c'est à dire un processus de production rationnalisé et contrôlé capable de produire sur commande des significations nouvelles au moyen d'une combinatoire de significations déjà-là faisant partie d'un consensus social constatable.

0.3. Cette démarche peut-elle intéresser la profession et ceux qui s'y destinent ? Nous pensons pouvoir répondre affirmativement dans la mesure où nous leur offrons une véritable maîtrise de la combinatoire des signes qu'ils manipulent et comme, en définitive, leur activité peut se caractériser ainsi, on peut conjecturer qu'ils devraient manifester à priori un réel intérêt pour le projet. Certes il est possible que les performances permises par la modélisation proposée leur paraissent éloignées de celles qu'il enregistrent quotidiennement sans se préoccuper de théorie. Cependant ils ne sauraient rester insensibles à ce qui, selon nous, opère dans chacun des actes de leur vie professionnelle. Les plus avisés d'entre eux prendront peut-être alors conscience que, dans la mesure où chacun dans la profession utilise peu ou prou les mêmes recettes, les hiérarchies de valeur tendent à s'égaliser et que les prestations finissent par se valoir, à peu de chose prés. Bien sûr il peut arriver ici où là, mais toujours de façon aléatoire, que ressorte quelque création vraiment originale au même titre qu'un écrivain académique peut connaître un bonheur d'écriture. Pourtant, une des lois du marché, auquel le marché de la publicité n'échappe pas, est celle de l'innovation, de la qualité et de la fiabilité des produits. Peut-on durablement subordonner sa position sur le marché aux hasards de la subjectivité des créatifs, aussi géniaux qu'ils puissent paraître ? N'est-ce pas s'assurer un avantage décisif de les faire s'exprimer dans un cadre théorique qui, loin de brider leur créativité la canalisera vers des objectifs rationnalisés suivant une démarche contrôlée parce qu'explicitable, communicable et finalement criticable ? Et si la "grammaire" des signes que nous avons dégagée de l'oeuvre sémiotique de Peirce est vraiment immanente à toute pratique sémiotique, si, en conséquence, elle opère même à l'insu des praticiens, sa connaissance n'améliorera-t-elle pas de façon très significative les résultats mesurés en termes d'accroissement des parts de marché ?

Les réponses à ces questions sont évidemment à venir mais nous sommes persuadé que dans ce champ comme dans tous les champs où la pensée scientifique est intervenue il se trouvera des individus suffisamment conscients et informés -il s'en trouve déjà- pour incorporer au moins partiellement dans leurs conceptions de l'intervention publicitaire quelques unes des propositions que nous allons exposer.

0.4. Cependant il doit être bien clair que derrière notre propos ne se cache pas le désir de néantiser ou de déqualifier les pratiques que ne se fondent pas explicitement sur une quelconque théorie. Bien au contraire nous sommes certains que l'approche théorique est toujours nécessairement en retard sur les éléments les plus avancés et les mieux "branchés" sur le mouvement social. Mais ces derniers sont précisément ceux dont les démarches sont les plus surprenantes, les plus énigmatiques, quelquefois même les plus irrationnelles. La création de pointe dans ces matières pose des problèmes par son extrême particularité, son caractère unique et une incommunicabilité quasiment absolue de son mode de production. De ce fait, à de très rares exceptions prés, sa réussite est très aléatoire, les vraies idées neuves deviennent très rapidement obsolètes, et toute prédictivité est une gageure. Ceci introduit une dimension d'insécurité, surtout financière, qui n'est pas sans faire problème. Va-t-on engager des sommes considérables sur une idée, un concept de campagne certes séduisant, original, dont on pense qu'il va permettre de distinguer de façon significative et l'agence et le produit mais pour lequel on ne dispose d'aucune expérience préalable ? Si les réussites en la matière sont spectaculaires -et, généralement, on ne connait qu'elles- les "plantages" le sont tout autant et, pour une réussite, combien de piteux échecs ? Combien de campagnes mort-nées, de budgets envolés, de produits enterrés et d'agences en déconfiture ? Peut-on vivre dangereusement à longueur d'année en jouant un coup de poker sur chaque gros budget ou, à l'inverse, afin de prendre un minimum de risque, répéter à l'infini les mêmes valeurs sûres, ces solutions éprouvées de plus en plus usées qui conduisent à l'enlisement dans l'uniformité et la grisaille, pour ne pas dire la médiocrité ? Il suffit de regarder autour de soi et nous ne manquerons pas de le faire -pour être convaincu qu'il est temps de sortir de l'alternative insécurité/routine et d'en sortir d'une façon rationnelle qui, sans brider la créativité, permet de "lisser" la courbe des résultats en les améliorant en moyenne par la suppression d'un nombre significatif de conceptions erronées et la détection des bonnes avec un bon taux de confiance.

Nous prétendons donc que le recours permanent à une théorie capable d'informer à un certain niveau les pratiques courantes et d'en susciter de nouvelles plus rationnelles doit produire, dans la durée, plus précisément à moyen terme et en moyenne, de meilleurs résultats que la suite aléatoire d'échecs et de succès réalisés dans le même temps de façon empirique. Si l'apport théorique ne peut garantir cela, il est clair qu'on peut s'en passer !

0.5 Avant d'aborder le fond du problème il convient de donner quelques lueurs sur les moyens que nous entendons mettre en oeuvre pour atteindre cet objectif afin de permettre au lecteur pressé d'aller à l'essentiel et de déterminer d'ores et déjà s'il va investir quelques heures de son temps dans la lecture de cet ouvrage. Les publicitaires sont souvent des gens pressés et apprécient certainement cette phrase de Jean-Jacques Rousseau (reprise par Bourdieu et Passeron en exergue de leur livre : "La reproduction") :

"On pourrait, pour élaguer un peu les tortillages et les amphigouris, obliger tout harangueur à énoncer au commencement de son discours la proposition qu'il veut faire".(J.J. Rousseau, Le Gouvernement de Pologne.)

Nous allons considérer les pratiques principales de la publicité et du marketing comme des pratiques de production et d'interprétation de signes : en d'autres termes nous centrons notre approche de la communication publicitaire sur l'étude des signes au moyen desquels elle s'effectue.

Cependant, étant donnée l'approche réputée difficile de la sémiotique peircienne, nous nous limiterons à des applications de premier niveau, c'est-à-dire limitée à l'utilisation des catégories phénoménologiques. Ultérieurement nous pourrons passer à des niveaux supérieurs en utilisant les classes de signes et les méthodologies plus élaborées que leur organisation autorise. Nous pourrons nous prévaloir d'une certaine prédictivité concernant l'effet des signes conçus à l'aide de cette méthode.

Cependant, nous ferons immédiatement observer que, opérant sur des classes, il est exclu qu nous contrôlions la totalité des processus productifs ou interprétatifs puisque, à l'intérieur de chaque classe, il subsiste une grande latitude et que notre prédiction est relative à la classe à laquelle doit appartenir l'effet d'un ensemble de signes produits en vue de réaliser les buts assignés à la publicité et au marketing. Il est donc possible de se tromper, bien que cela soit rendu difficile par la nécessité de tenir compte des relations préétablies entre classes que doivent respecter l'ensemble des signes choisis au moment de la production. L'exigence de cette cohérence relationnelle évite donc les errements que pourraient permettre la faculté dont nous disposons de représenter chaque classe par une multitude de signes différents. De même, le résultat prévisible (c'est à dire le signe qu'un interprète donné sera, presque à coup sûr, conduit à construire) ne pourra être repéré que par son appartenance à l'une des classes de signes ; là aussi la latitude, et donc la marge d'erreur possible, sera limitée par les nécessités à priori liées à la cohérence du système des relations entre classes et au processus de "sommation" de la configuration de signes élémentaires donnés à l'interprétation qu'effectue chaque interprète.

0.6 On voit donc bien maintenant que notre propos est loin d'être totalitaire et laisse, par essence, une latitude suffisante à l'invention et à la créativité en ne lui imposant que des cadres à priori résultant de considérations immanentes à toute manipulation des signes. Notre intention est moins de prescrire que de décrire. C'est en ce sens général que nous pensons que l'incorporation loyale et rigoureuse de ces éléments de théorie dans la conception des messages publicitaires, dans la présentation des produits, dans l'abord du marché, ne peut qu'en améliorer l'efficacité, au sens commercial du terme.

0.7 Enfin il n'est peut-être pas superflu de signaler que, notre apport étant essentiellement d'ordre formel, il peut évidemment être utilisé dans un grand nombre de situations de communication et recouvrir un certain nombre de manipulations (nous pensons notamment à la publicité politique et à la propagande). S'il est vrai que l'efficacité de la publicité commerciale est améliorée dans le sens d'une meilleure connaissance des qualités objectives des produits alors il est vrai aussi, formalisme oblige, que l'efficacité des manipulations l'est aussi pour les mêmes raisons. Cependant, nous avons des raisons (théoriques) de penser -mais ce n'est pas ici le lieu de les exposer- que leur échec est prévisible dans le moyen terme, car les systèmes d'interprétation des individus sont déterminés, en dernière analyse, par leurs expériences dans le monde réel. Ces expériences portent en elles la vérité des formes de ce réel que la manipulation s'efforce de contourner, et cette vérité finira toujours par en ruiner les effets.

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Pour continuer : Les deux mystères