DES FAITS, DES CONCEPTS?
L'une des conséquences de l'approche théorique peircienne est que toute communication peut se décrire à l'aide d'une combinatoire de trois types de communications particulières : communication de qualités, de faits ou de concepts. Cependant, plutôt que de nous appuyer sur une modélisation abstraite, nous allons préciser et justifier la spécificité de l'approche sémiotique des phénomènes de représentation et de communication de façon transparente vis-à-vis de tout formalisme. Ainsi, le lecteur pourra juger du gain d'intelligibilité procuré par la méthode sans avoir à investir dans un domaine trop nouveau pour lui.
1. LES DEUX MYSTERES
Nous avons choisi de procéder à une analyse rapide du tableau de Magritte intitulé "Les deux mystères" parce qu'il introduit directement aux problématiques fondamentales de la sémiotique.
Quels sont donc les deux mystères annoncés par le peintre ?
1.1 Il en est un qui est, pour ainsi dire, exposé et qui ne nécessite pas la mobilisation de considérations transcendantales pour son explicitation : le dessin d'une pipe n'est pas une pipe, il n'y a pas de principe d'identité entre une pipe représentée sur un tableau et une pipe existante qui occupe un volume, a une masse et avec laquelle on peut fumer, par exemple. 2Cependant il est évident que la pipe du tableau possède quelques unes des caractéristiques que possède toute pipe existante, au point que, lorsqu'on présente à quelqu'un un dessin de pipe (sans légende) en lui posant la question : "Qu'est-ce que c'est ?" la réponse immédiatement obtenue est : "C'est une pipe !" (sauf dans un cours de sémiotique, par exemple, où les étudiants sont conditionnés par les données à priori qui déterminent la situation de communication et répondent : "C'est un dessin ou une image de pipe"). C'est en ce sens que la légende de Magritte "Ceci n'est pas une pipe", bien qu'énonçant une vérité d'évidence, a finalement un caractère provocateur car elle prend le contrepied d'une réponse tout à fait prévisible. Le peintre souligne de cette façon un premier mystère qui recouvre cette propension généralisée, observable dans la vie quotidienne, qui consiste à confondre, en lés désignant par le même mot, une chose représentée avec sa représentation. En termes plus précis, le mot, lorsqu'il est prononcé, n'étant que l'extériorisation de ce qui est présent à l'esprit de l'interprète, on peut dire que Magritte nous force par là à remarquer que la perception du dessin d'une pipe aussi bien que la perception d'une pipe existante produisent habituellement toutes deux la présence à l'esprit de quelque chose que, pour l'instant, nous appellerons l'objet "pipe". Nous pourrions dire du concept de "pipe" si une telle affirmation n'impliquait pas une trop grande anticipation dans le déroulement de l'exposé théorique.
1.2 Nous pensons donc avoir repéré un premier mytère en considérant "le tableau dans le tableau". Mais, hors du tableau représenté avec sa pipe qui n'est pas une pipe, Magritte a représenté une pipe que nous pouvons qualifier d'archétypique, dépourvue de la couleur habituelle des pipes, une sorte de dessin académique, un de ces exercices de style aux ombres soigneusement calculées, aux formes épurées, exempt de tout écart graphique et de toute fantaisie. Il nous semble plus que plausible que le peintre ait voulu représenter à l'aide de cette épure une pipe "abstraite" (au sens qu'elle est abstraite de ses expériences personnelles relatives à cette classe d'objets, abstraite signifiant "tirée de ", par un processus particulier nommé abstraction).
Cette seconde pipe est tout à fait semblable du point de vue de sa forme et des proportions à la pipe du tableau dont elle ne diffère que par la taille et les couleurs. Bien évidemment, pas plus que cette dernière, elle n'est une pipe. Cependant, n'étant pas située dans le tableau, elle n'est pas concernée par la légende qui y est inscrite, car le cadre du tableau désigne le champ dans lequel la légende est valide. De ce fait l'extérieur du cadre n'est pas soumis à priori à la légende et devient un lieu dans lequel un dessin de pipe peut avoir a contrario valeur de pipe réelle. On a donc, dans l'ensemble du tableau, deux représentations de pipe dont l'une vaut pour ce qu'elle est réellement, à savoir un dessin de pipe qui n'est pas une pipe, et l'autre vaut pour ce qu'elle n'est pas, à savoir une pipe réelle. Cette dernière est en fait une épure de pipe, une pipe conceptualisée par le peintre à partir de ses expériences ; il l'a d'ailleurs située dans la pièce dans laquelle se trouve le tableau (son atelier, peut-être) et son caractère "idéal" lui permet d'y défier les lois de la pesanteur. Ceci nous porte à dire que le second mystère consiste finalement dans le fait que pour représenter la représentation d'une pipe par une autre, on est contraint de faire appel à deux représentations non équivalentes de pipes. Par "non-éuivalentes nous voulons dire qu'elles n'ont pas la même valeur pour un interprète supposé porteur de certaines règles ou habitudes d'interprétation des représentations (par exemple, la règle selon laquelle une légende située dans un cadre s'applique exclusivement à l'intérieur du champ délimité par ce cadre ou l'habitude qui considère que le gris, ou le blanc et noir, est plus " conceptuel" que le jaune et le marron au point que c'est une couleur qui a valeur de non-couleur). De plus, pour contraindre l'interprète à faire cette distinction, Magritte a eu recours à une légende en forme de proposition négative qui limite sa liberté interprétative et (notamment par l'utilisation du déictique "ceci") en focalisant son attention sur l'écart entre la réalité et sa représentation.
1.3 Il ne sera jamais question ici du "référent" ; encore moins du signifiant et du signifié, de la forme de l'expression et de la forme du contenu, etc... Nous avons exposé ailleurs en quoi les conceptualisations saussuro-hjelmsléviennes nous paraissaient saisir seulement un moment du phénomène sémiotique et montré combien elle étaient dépendantes des modèles linguistiques. Nous allons donc examiner sans aucun a priori les problématiques soulevées par l'analyse sommaire du tableau de Magritte et tout d'abord nous allons énumérer les champs du savoir qu'il faudra obligatoirement solliciter pour énoncer ces problématiques. D'emblée, nous voyons que la prise en charge des phénomènes sémiotiques dans toute leur complexité nécessitera au moins d'avoir recours :
- à une théorie de la perception, puisque les sens seuls nous fournissent des données sur le monde extérieur,
- à une phénomènologie qui traite de la présence à l'esprit des objets perçus ici et maintenant et/ou antérieurement au moment présent,
- une sociologie qui permette de rendre compte des variations différentielles que l'on peut observer, aussi bien entre cultures différentes qu'à l'intérieur d'une même culture, quand on considère les objets qui sont présents à l'esprit des interprètes ayant chacun la même perception,
- une théorie de la représentation qui organise la coopération des trois champs précédents et constitue avec eux une théorie sémiotique, c'est à dire un savoir formalisé donnant lieu à une méthodologie rigoureuse d'analyse et de production des phénomènes sémiotiques.
Les phénomènes sémiotiques étudiés seront donc caractérisés par le fait qu'une perception produit la présence à l'esprit d'un interprète particulier d'un autre objet que l'objet d'expérience directe.
Les notions empruntées à ces différents champs du savoir seront introduites à l'occasion d'études de cas d'école choisis dans la production publicitaire pour leur adéquation avec chacune des catégories de l'analyse qui seront exposées ultérieurement, les cas complexes pouvant être décrits comme des combinaisons de cas simples.
1.4. Selon une remarque déjà faite, on voit qu'adopter une perspective sémiotique, c'est adopter une attitude cognitive vis à vis des phénomènes de signification qui prenne constamment en compte que le représentant n'est pas le représenté et que les deux sont connectés d'une certaine façon qui n'est pas nécessairement la même selon les individus qui disposent d'une certaine liberté interprétative. Si nous revenons à l'analyse du tableau, de Magritte nous voyons que nous avons implicitement évoqué cette connection en soulignant l'homologie (nous pourrions dire l'homothétie) des formes des deux pipes. La construction du tableau vise en fait à nous contraindre à la voir. La prise de conscience sémiotique -que Magritte s'est fait une spécialité de provoquer- consiste à reconnaître, en toutes circonstances, si l'on a affaire à des objets représentés (donc si nous sommes dans une relation médiatisée avec ces objets) et à savoir, dans le même instant, comment ces objets sont représentés. Il faut admettre que dans notre société, qui fut en son temps qualifiée de "société du spectacle", le cas est extrêmement courant et que rares sont les situations de communication publicitaire qui ne tombent pas dans le champ de l'analyse sémiotique. On peut citer la dégustation, la démonstration, l'essai, l'échantillon, etc... qui sont des cas où le rapport avec l'objet ou le produit n'est pas médiatisé par des signes.
1.5. Nous abordons maintenant l'analyse sémiotique de cas de publicités centrées sur la communication de qualités, de faits ou de concepts relatifs à des biens ou des services. Il s'agit d'une tripartition suivant les trois (et exactement trois) modalités de l'être qui sont habituellement combinées et que l'analyse décomposera selon ces trois catégories. Nous illustrerons dans un quatrième exemple cette combinatoire afin d'introduire à l'analyse de la complexité. Des analyses plus complètes et nous l'espérons plus concluantes seront conduites lorsque nous disposerons de la méthodologie déduite de la théorie sémiotique formalisée. Nous allons donc analyser successivement quatre productions publicitaires (nous avons choisi des affiches ou des pages de magazines pour leur facilité de reproduction) dont les intentions sont sans équivoque et qui, pour chacun des cas, nous paraissent relever du "folklore" de l'action publicitaire ou marketing. Pour la qualité, nous avons choisi une affiche qui nous plonge de plain pied dans la mythologie publicitaire, un référent universel en matière d'imagerie collective : une publicité de lessive. Pour le fait, il était tout indiqué de puiser dans les publicités consacrées au "faire" d'un quelconque outil et la perceuse est bien représentative de cette catégorie qui comprend aussi les existants (ou faits d'existence). Le cas des concepts enfin, nous conduira à approfondir notre analyse puisqu'on ne peut jamais donner à percevoir que des existants ou des faits. Nous toucherons là à une singularité de nos catégories : les existants ou les faits peuvent valoir pour ce qu'ils sont, ou bien ils peuvent seulement valoir pour une ou des qualités quils incorporent, où encore pour des concepts ou des lois, dune manière encore à préciser mais qui fera nécessairement de ces existants ou de ces faits des «instances» de ces concepts. Nos catégories ne sont donc pas étanches mais hiérarchisées (encapsaluées est la meilleure image). Cela nous amène d'ores et déjà à attirer l'attention du lecteur sur ce que nous allons vérifier : qui communique un concept communique nécessairement des existants et/ou des faits concernant ces existants ; qui communique des existants et/ou des faits communique nécessairement aussi des qualités.
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