2.1. Comment communiquer une qualité ?

2.1.1. Cette question appelle une précision. Il ne s'agit pas, pour l'instant, de communiquer un message selon lequel un produit ou un service revendique l'appellation "produit de qualité", mais de faire savoir qu'une chose possède une qualité générale ou qu'elle a le pouvoir de faire qu'une autre chose acquierre une qualité générale. C'est le cas de la plupart des lessives qui prétendent que leur usage munit le linge sale d'une qualité qu'il a perdue : la blancheur. C'est cette problématique limitée que nous souhaitons traiter à ce niveau et non celle de la signification de la blancheur avec tout le symbolisme qui lui est associé. En d'autres termes nous examinerons l'affiche d'Axion 2 en nous posant la question : par quels moyens la prétention de cette lessive à attribuer la blancheur a-t-elle été représentée ?

2.1.2. On voit immédiatement que le message est émis simultanément à deux "niveaux" (nous employons pour l'instant ce terme vague, nous réservant pour plus tard d’introduire un vocabulaire spécifique). Il y a ,d'une part, le niveau linguistique qui asserte, sous la bannière soulignée de rouge du nom du produit que la blancheur créée par Axion 2 est visible d'une façon incomparable. Dans ce cas on utilise sans aucun risque une convention selon laquelle on attribue la performance évoquée dans le texte au produit nommé dans l'affiche(ce qui peut quelquefois se révéler périlleux, comme nous le verrons plus loin). D'autre part, il y a le niveau visuel qui redouble le niveau linguistique en apportant la preuve du fait asserté, pourvu que l'interprète accepte l'idée que le peignoir du personnage en surimposition sur le texte a été lavé avec Axion 2, fiction interprétative universellement partagée par les groupes socio-culturels qui auront à percevoir l'affiche. La technique utilisée du redoublement systématique du linguistique par le visuel (redondance) est largement répandue et nous aurons à la catégoriser en termes sémiotiques. Pour l'heure, notons que la blancheur ou le blanc en cause dans le message linguistique est celle qui est, on le suppose, effectivement communiquée au linge. Elle est donc physiquement représentée par la couleur de l'aire délimitée par les contours du peignoir porté par le personnage central. C'est donc la perception de la couleur de cette aire qui est chargée de produire sur tout interprète un "sentiment de blanc", non pas de ce blanc particulier qui se trouve être le blanc du papier sur lequel on a imprimé l'affiche, mais du blanc général, éternel, pur, parfait, une qualité positive qui se suffit à elle-même, sans recours à quelque analyse ou comparaison. Nous ne savons pas si, dans de telles circonstances, le publicitaire conscient du problème peut s'assurer la maîtrise de la qualité du papier-support ou s'il pense a priori que le papier habituellement utilisé convient pour cet usage. Toujours est-il que dans le cas précis qui nous occupe il a considérablement diminué le risque en prévoyant un fond légèrement grisé. Il a de la sorte opéré un glissement d'un blanc supposé absolu vers un blanc "relatif", c'est à dire le second membre du couple oppositif grisé/non grisé. Il court alors le risque qu'un oeil, pas nécessairement averti, relève le stratagème, ce qui n'est pas sans effet sur la crédibilité de l'opération. Mais les marchands de lessive sont coûtumiers du fait. Il suffit de se remémorer les pseudo-expériences comparatives vues à la télévision qui opposent une anonyme lessive X à la lessive de l'annonceur . La lessive X s’y revèle absolument incapable de pourchasser la saleté alors que son opposant connait des triomphes éclatants de blancheur. Ces pratiques systématiques ont largement contribué à folkloriser (plus précisément à institutionnaliser) les publicités de lessive. Nous apporterons le moment venu une attention plus soutenue à ce phénomène lorsque nous étudierons les connexions entre le "représentant" et le "représenté". De plus il se trouve que la même firme a produit un spot télévisé relatif au même Axion 2 dans lequel on voit le même personnage extraire son peignoir d'un lave-linge, le revêtir et aussitôt se fondre littéralement dans le blanc du décor au point que sa tête et ses mains semblent libres de toute attache. Dans ce cas, le blanc est devenu invisible, ce qui marque pour le moins un certain manque de cohérence avec l'affiche, car on passe ainsi du visible à l'invisible, du relatif à l'absolu et l'on voit mal quel bénéfice on peut retirer de cette dissonance cognitive.

2.1.3. En examinant les deux réalisations relatives à Axion 2, on constate que les publicitaires avaient le choix entre deux solutions (qu'ils ont d'ailleurs pratiquées toutes les deux) : la solution "blanc relatif" choisie pour l'affiche et la solution "blanc absolu" adoptée dans le spot. Dans ce dernier cas, c'est la disparition du fond comme élément de comparaison qui renforce l'idée d'un blanc absolu. Nous dirons que la qualité y est représentée de façon "monadique", c'est à dire qu'elle est "comme elle est, telle qu'elle est, sans référence à quelque chose d'autre" (Peirce) tandis que dans le premier cas elle est représentée comme l'un des membres d'une relation "dyadique" d'opposition, l'autre membre étant le gris du fond de l'affiche. Dans les deux cas l'effet recherché, et certainement obtenu, est de produire la présence à l'esprit de tout interprête d'un "sentiment de blanc" associé à Axion 2 comme cause première de ce sentiment. Par "sentiment de blanc" nous entendons un état de conscience corrélatif d'une perception de choses extérieures blanches ou contenant du blanc ou encore cet état de conscience qui est le nôtre lorsque nous pensons à la blancheur en général. En somme une idée de blanc qui ne serait pas détachée de tout, pas abstraite, mais occupant actuellement la totalité d'une conscience quelconque. Ces dernières remarques montrent clairement le caractère phénoménologique de notre démarche : les signes, lorsqu'il sont perçus, induisent des états de conscience déterminés par certains éléments qui les constituent. C'est bien celà qu'il convient de décrire avec un maximum de précision et d'exhaustivité si l'on veut maîtriser l'essentiel des processus mis en oeuvre dans la communication publicitaire.

2.1.4. L'exemple, d'Axion 2 et de la blancheur est à l'évidence un cas d'école puisqu'il s'agit de communiquer une qualité et une seule. On peut par simple juxtaposition, étendre sans difficulté les considérations qui précèdent à la communication d'un ensemble distinctif de qualités générales, c'est à dire un ensemble de qualités sans relation entre elles (s'il y en a, elles sont "oubliées", c’est-à-dire non sélectionnées par l’acte de perception) comme c'est par exemple le cas dans la publicité d'une autre lessive (Mir-couleurs) qui prétend être à chacune des couleurs autre que le blanc ce que Axion 2 prétend être au blanc. Cependant nous noterons une nuance qui a son importance puisque Mir-couleurs modifie la vivacité de chaque couleur (un spot publicitaire présente les vêtements bigarrés de deux clowns ; les couleurs de l'un, lavé avec X, sont délavées, ternes tandis que celles de l'autre sont très vives) ce qui ne peut être fait avec le blanc qui se distribue sur un axe mat-brillant. Avec les couleurs autres que le blanc apparaît donc un élément qui n'est pas qualitatif et qui s'exprime en termes de niveau de l'effet produit sur une personne au cours d'un acte de perception. Il s'agit là d'une modalité de l'être différente de celle de la qualité que nous examinerons dans la section suivante. Dans tous les cas, cependant, il s'agit de produire sur un interprète l'effet (ou un effet proche) de celui que produirait l'objet représenté s'il était effectivement perçu. Pour ce qui est de la blancheur ou de toute autre qualité générale on voit qu'un des moyens, en l'occurence le plus simple, consiste à présenter une instance de cette qualité car "Une qualité est quelque chose susceptible de s'incarner complètement". (CS Peirce,. 1-536). En conséquence, si nous nous cantonnons à un point de vue purement qualitatif, on peut traiter la phénoménologie de chaque couleur comme celle du blanc . Nous retiendrons alors que lorsqu’il s’agit de communiquer qu'un objet possède ou a un rapport étroit avec une ou plusieurs qualités sensibles on peut procéder d'au moins deux façons non exclusives. Dans chacune d’elles on produit la présence à l'esprit de la ou de ces qualités par la perception directe de chacune d'elles, que ce soit en situation "monadique" ou que ce soit en situation "dyadique". Il y a évidemment une troisème façon qui consiste à faire appel à une convention sociale de représentation comme le langage en affirmant dans une phrase déclarative que l'objet possède la ou les qualités en question. Elles seront alors désignées par leur nom. Dans ce dernier mode de communication on produit, au moyen de la perception de graphismes particuliers (des lettres combinées en syllabes et en mots) une phénoménologie de substitution qui, à la suite d'un apprentissage préalable à caractère social, suffit lui aussi à produire la présence à l'esprit de chaque qualité. On produit de cette façon un jugement d'attribution, c'est-à- dire une opération de l'esprit exprimable par une assertion. Cela peut-être, dans le cas qui nous occupe : "--est visiblement blanc", ou "--lave plus blanc" (dans une publicité de la lessive Persil). Il s’agit en fait de fonctions prédicatives dans lesquelles les traits sont des « marque-place» susceptibles d'être remplacés par le nom des produits auxquels le jugement s'applique.

2.1.5. Néanmoins, tous nos jugements d'attribution de qualités à des objets ne renvoient pas seulement à des couleurs, des odeurs, des sonorités, etc... isolables et nous ne trouvons pas toujours des mots dans la langue pour les nommer. Quel que soit l'objet que nous considérons, il a sa qualité propre, caractéristique, qui nous est communiquée dans la perception actuelle(ou par l'évocation de perceptions antérieures) à travers ce que Peirce appelle "l'émotion du tout ensemble", c'est à dire une qualité du sentiment spécifique associée à cet objet et pas à un autre : la tragédie du Roi Lear, écrit-il, a son ton sui generis. Reprenons l'exemple de l'affiche d'Axion 2 et de l'émotion du tout ensemble qu'elle produit en chacun de nous (à laquelle nous ne pouvons échapper). Nous constatons que nous en avons abstrait la blancheur en écartant beaucoup d'autres choses, comme par exemple la serviette rose que le personnage porte autour du cou et qu'il semble renifler avec plaisir, ce qui introduit l'idée de "bonne odeur de linge propre" représentable par le jugement d'attribution "--a une bonne odeur de linge propre". En fait nous avons sélectionné dans cette totalité collective ressentie comme telle des éléments constitutifs auxquels nous avons appliqué des jugements d'attribution exprimés dans des énoncés tenus pour vrais. Mais il est d'autres cas, les plus fréquents en publicité et marketing, où ce sont des qualités liées à des totalités collectives qui doivent être communiquées. C’est le cas, par exemple, de la qualité d'une automobile, ou d'une image fournie par un appareil de télévision, ou d'un service complexe comme une prestation touristique, d'un spectacle, etc... Dans ces cas là, ce qu'il s'agit de représenter afin de la communiquer, c'est la qualité de l'émotion que l'on éprouverait si on était en relation directe avec l'objet. C’est d’ailleurs celle que l'on vous propose d'éprouver au cours d’un essai, d’une dégustation ,etc... Il s’agit alors d’un cas limite où la partie vaut pour le tout : une partie de l’objet devient signe de l’objet, les qualités sont éprouvées sans médiation autre que celle du dispositif «expérimental. Dans tous les cas la mission du publicitaire est d'amener l'interpète à souhaiter la poursuite d’une expérience, qu’elle soit médiatisée ou non. Cependant, les qualités très particulières qui sont attachées à un objet unique ou à une classe d'objets presque identiques comme un modèle d'automobile, sont en tel nombre que le langage ne peut en donner la moindre représentation par un seul terme, sauf à créer des néologismes du type "la fordité" qui nommerait la qualité particulière commune à toutes les automobiles Ford ! Roland Barthes, notamment dans « Mythologies » en a produit un grand nombre et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles il voyait dans la langue une contrainte de type fasciste (voir son discours de réception au Collège de France). Nous nommerons "anomiques" ces qualités, pour indiquer qu'elle ne portent pas de nom. Leur description implique donc le recours à des périphrases, des textes plus ou moins précis qui tentent au moyen de constructions syntaxiques complexes de créer un réseau de relations entre qualités déjà nommées par la langue. Le jugement d'attribution est dans ce cas remplacé par un faisceau de jugements d'attribution de qualités générales. Ce faisceau n'est pas une simple juxtaposition ; il possède une structure (ses constituants sont solidarisés par certaines relations, ne serait-ce que par le fait d’être présentées ensemble). Cette structure est spécifique de l'objet auquel elle est attachée. En conséquence, lorsqu'il faut représenter une qualité anomique on doit proposer à l'interprétation un autre objet (affiche, spot, plaquettes,...) dont la perception induit un réseau équivalent (c'est à dire possédant à peu de chose prés la même structure). C’est le seul moyen pour le concepteur de s’assurer que la qualité du sentiment produite par la perception du représentant est pratiquement celle que produirait l'objet représenté s'il était perçu. Evidemment, le désir de faire vendre peut conduire, et conduit effectivement, le concepteur de la représentation à munir l'objet de qualités qu'il n'a pas réellement et à enrichir sa structure au-delà d'une marge de tolérance liée au caractère vague de beaucoup de dénominations et de représentations élémentaires. Il court évidemment le risque que la rencontre avec l'objet déçoive considérablement les attentes et, de tous les écueils qu'il peut rencontrer, celui-ci n'est pas le moindre. On peut à cet égard citer l'exemple bien connu de la promotion immobilière qui représente les objets « à venir » comme autant de lieux édéniques où les palmiers se balancent au vent du large sous un soleil éclatant tandis qu'une famille radieuse court vers la plage de sable blanc bordant une mer d'un bleu céleste. Rappelons aussi, dans un autre registre, l'échec que connut la Renault 14 que la publicité représenta comme une poire avec le slogan "une poire est confortable". Elle revendiqua donc le faisceau de jugements d'attribution applicable à une poire (la "poirité" explicitée, en quelque sorte) et ne s'en releva pas ! Circonstance aggravante, la polysémie du mot "poire" permit à l'insatisfaction de s'exprimer sous forme d’un autre jugement d’attribution s’appliquant cette fois à l’acheteur!

2.1.6. Nous conclurons donc cette partie en soulignant que pour communiquer une qualité, simple ou complexe, on ne peut faire autrement que de la représenter par une autre qualité donnée pour équivalente et chargée de produire la présence à l'esprit de la qualité prêtée à l'objet. Il s'agit purement et simplement de produire une phénoménologie de substitution, de créer un phénomène pour un autre en utilisant des connexions instituées plus ou moins présentes dans l'esprit d'éventuels interprètes, des connexions déjà-là sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir.

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Comment communiquer un fait?