ROBERT MARTY
Université de Perpignan
 
TALITÉ (SUCHNESS)
 

"Suchness" est le terme utilisé par Peirce pour désigner la qualité sui generis d'un objet quelconque qu'il soit simple ou complexe comme une pièce de Shakespeare par exemple. En considérant la définition duale de la totalisation, au sens de la théorie des catégories, nous pouvons approcher formellement cette notion.

    Définition 7: On appelle talité d'une unité d'éléments un élément tel que :
  1. pour tout  il existe une proposition analytique
  2. quel que soit le couple   d'éléments de  et quel que soit le prédicat  tel que la proposition  soit assertée on a, pour tout
  3. ce que l'on peut représenter par le diagramme de la figure 12.


    Figure 12: Talité d'une unité d'éléments

  4. s'il existe un autre élément et une famille  vérifiant et  alors il existe une proposition analytique et une seule a telle que l'on ait :

La talité d'une unité d'éléments U apparaît donc comme un élément distinct des précédents dont le concept est contenu dans chacun des concepts des éléments de U. Il y est contenu mais de façon à respecter les relations constitutives de U. On peut l'illustrer par de nombreux exemples, notamment ceux que l'on doit à Roland Barthes lorsqu'il définit par exemple la "francité" comme la qualité sui generis d'un ensemble configuré réunissant beefsteack-frites, béret basque et baguette de pain. On la rencontre aussi évidemment chez Peirce sous le nom de Priméité Universelle :

Ainsi la tragédie du Roi Lear a sa priméité, son ton sui generis. Ce dans quoi toutes les qualités de cette sorte se fondent est la Priméité Universelle, l'être même de la Priméité [CP, 1-531].

La talité d'une unité d'éléments donnée est donc sa qualité sui generis, une qualité qui peut subsister dans les parties lorsqu'elles sont séparées du tout, ce qui fait par exemple que l'on peut reconnaître la main d'un peintre, la plume d'un romancier ou l'écriture musicale d'un musicien dans un fragment de son oeuvre.

Nous pourrions maintenant reprendre en les dualisant les propositions 1 et 2 et le corollaire afin d'énoncer les propositions concernant la talité qui sont en tout point "symétriques". Leur interprétation n'offre aucune difficulté particulière : on pourra parler d'un «air de famille» pour notre exemple ou de "culture d'entreprise" pour une firme. Lorsqu'on veut désigner une qualité particulière, on rencontre les limitations inévitables de la langue qui ne peut posséder autant de termes. R. Barthes, notamment, a tenté de contourner ces limitations par la création continue de néologismes en "ité", ce que la langue anglaise rend d'ailleurs nettement plus aisé (voir "suchness" ). Les descriptions subtiles ou compliquées que nous fournit à cet égard la littérature sont là pour nous montrer comment une unité d'éléments linguistiques (un texte regardé comme des termes reliés par des prédicats) peut produire chez le lecteur la talité qui est prêtée à la configuration des éléments du monde réel ou imaginaire qu'il décrit. On peut faire la même remarque à propos d'un tableau, qu'il soit figuratif ou non, d'une photogaphie, d'un film, d'un morceau de musique, etc...

Un exemple de talité directe (définition duale de la définition 6) nous est donné par l'oxymoron " clair obscur" : c'est une qualité qui est contenue dans la clarté et dans l'obscurité.

Comme pour la totalité d'une unité d'éléments construite il n'existe pas nécessairement de concept qui recouvre la talité d'une unité d'éléments. Cependant, nous l'avons déjà remarqué, ces notions sont si proches des catégories phanéroscopiques de Peirce qu'une comparaison s'impose.


Notes
1. 1 "Talité" est un néologisme mis pour «qualité sui generis» et correspond à l'anglais "suchness".

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