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Eclair !

J’ai froid. Je tremble.

Un rayon de soleil glacé me transperce, me vrille le cerveau.

J’ai mal. Partout.

M’étirer. Bouger : c’est ça, il faut bouger pour vivre. Je vais me lever.

Comment fait-on déjà ? Pourquoi est-ce que tout tourne autour de moi, brusquement, soudainement ?

Où suis-je ?

M’asseoir… Me calmer. Je dois me calmer. Voilà, je suis assis. L’écorce me griffe la peau du dos.

Là-haut, au centre de la touffeur des feuillus, le Grand Brillant fait une crise de sadisme et cherche à me noyer de lumière.

Aveuglé, j’abandonne et cligne des yeux. Je baisse les yeux : pas beau, le héros…

Il est nu comme un ver. Et beaucoup plus crasseux. La boue s’est mêlée au sang par endroits, en croûtes noirâtres et répugnantes. J’ai mal partout, bon sang ! Pas un membre, pas une fibre qui ne soit en train de me faire payer les efforts…

Quels efforts ? Je replie doucement mes jambes. Doooucement, rapport aux courbatures.

Là ! Ca va mieux… Groupé, les bras autour des jambes, la tête dans les genoux. Quelques gouttes de rosée ont perlé et roulé jusque sur ma nuque. Je tends la main et l’agite doucement entre les branchages : une fine pluie en tombe et me recouvre. Je regarde de grosses gouttes dévaler le long de mes jambes en laissant des traces dans la poussière.

Je passe ma main sur ma bouche, sur mon front. Je la replonge dans les feuilles humides et lèche mes doigts…

 

 

J’essaie d’effacer le goût de sang et de pourriture qui m’a envahi la bouche.

N’y parvenant pas, j’arrache quelques feuilles encore trempées et les mâche frénétiquement.

Réagir !! Se lever !! Chercher !!

Je m’accroche au tronc et me redresse.

Il me faut quelques instants pour faire cesser le tremblement convulsif de mes jambes.

Autour de moi, la forêt semble profonde et sombre. Les géants locaux projettent généreusement les ombres rassurantes de leurs branches immenses. Je m’y dirige en titubant et finis par échapper aux dards lumineux qui me torturaient. Accroupi dans le noir, je contemple quelques temps le cône lumineux qui déchire les frondaisons. Grand Brillant doit être furieux, là-haut, qui ne peut plus m’atteindre…

 

 

J’adresse un sourire narquois à son prolongement fixe, halo lumineux dérisoirement incapable de me suivre à présent. Je vais mieux maintenant. Je suis chez moi. Mes cordes vocales douloureuses et curieusement grasses vibrent malgré moi et je laisse fuser un cri de joie et d’excitation…

Un grondement plutôt, que je ne m’étais jamais entendu…

Je vais mieux. Je suis plus fort.

Le grondement s’amplifie, la puissance, la force montent en moi, un frisson de jouissance traverse mon dos, gagne mon ventre et je crie, je crie de toutes mes forces, la tête renversée, les yeux fixés sur les hauteurs, longuement, pleinement…

Et je plonge dans les profondeurs de la forêt.

Eclairs !

« Je » est bien, heureux, baigné de lumière et de chaleur.

Le vent siffle, hurle entre les pointes rocheuses et bat rageusement les flancs de la montagne. Au loin, tout en bas dans la vallée, les proies vont et viennent, inconscientes. Petites taches grises sur la verdure du sol.

« Je » s’étire et bat l’air de ses membres puissants comme pour éprouver l’agressivité du vent. Puis, « Je » s’élance et bondit au-dessus du vide.

Vertige de la chute, bien-être total, abandon. Puis l’air se fait fort, dur, il résiste, s’accroche… « Je » tend tous ses muscles, s’ouvre totalement… et c’est encore une fois l’extase, le bond prodigieux vers les hauteurs, le plongeon dans la lumière. La montagne s’éloigne, le repaire s’amenuise, en bas, tout en bas, les proies sont presque invisibles.

Montagne, forêt, plaine, colline, montagne, forêt, plaine… Et toujours le vent qui claque, frappe et soutient « Je ». Là-bas sur le vert, une proie s’est écartée du groupe. « Je » plonge.

 

 

« Je »  aime la chasse et ses sensations extrêmes : blanc le ciel au soleil, brûlé et brûlant, blancs les nuages, bleu l’infini, grises les crêtes, verte la forêt, verte la prairie, verts les arbres et les buissons…

La proie court et crie et bêle. Le sifflement du vent s’est fait terrible, presque douloureux.

« Je » est tendu à l’extrême vers sa proie qui grossit, grossit, grossit encore…

Le choc est terrible.

« Je » crie, et son crie de triomphe étouffe celui de terreur que lance la proie qui souffle. « Je » a planté ses griffes dans la chair de sa proie qui se débat pour empêcher un nouvel essor de l’agresseur.

L’effort est insoutenable, tout s’obscurcit. « Je » est crispé à se rompre, chaque muscle peut se

 

 

déchirer… et le vent revient et souffle et porte « Je ».

Grise la proie, verte l’herbe, les buissons, les arbres, la forêt, bleu le territoire infini…

La proie ne se débat plus elle semble avoir compris. « Je » se pose chez lui. Il tue et mange.

« Je » est bien sous le soleil et dans le vent.

« Je » laisse monter en lui cette joie sauvage et la laisse s’échapper.

Il crie dans le vent.

Eclair !

Crier ! Je vais crier ! Ma tête me fait mal à hurler, et la lumière qui transperce la grotte m’oblige à fermer les yeux. Sur l’écran de mes paupières closes, le rayon dessine d’innombrables soleils multicolores qui viennent exploser en autant de gerbes incandescentes, m’éclaboussant le cerveau… Je grogne en me redressant, et passe ma main sur mes épaules et mon dos pour chasser une insupportable sensation : des éclats de roche qui traînent sur le sol se sont vicieusement enfoncés dans la peau nue en tailladant par endroits…

La peau nue ???

Je suis nu… couvert de poussière agglutinée à la sueur en petites plaques craquelées, le corps zébré d’estafilades et parsemé d’ecchymoses diverses.

Je regarde rapidement autour de moi. C’est un trou dans la roche, aux parois humides envahies de mousse suintantes. Sombre et frais, rassurant aussi.

J’ai la bouche sèche et la langue gonflée. Je me traîne mal habile, vers le fond de la grotte, jusque sous une pointe de roche, d’où goutte une eau froide merveilleusement désaltérante. Je reste allongé sur le dos, les membres étalés, somptueusement impudique, et le plic-plic de l’eau qui tombe sur mon visage me berce un moment.

J’aime cette eau, j’aime cet endroit, je suis bien. Je me tasse au fond du trou et me roule en boule. Je ne tarde pas à m’endormir.

Combien de temps ?

 

 

Son grognement instinctif m’a réveillé. Il se tient à l’entrée de ma grotte, tassé, tapi ; ses crocs luisent dans la pénombre. Il m’a repéré à l’odeur, je suis débusqué. J’attends que ses yeux se soient totalement adaptés à l’ombre ; alors il plongea.

Il me regarde intensément, me jauge, voit mon corps blafard et maigre, savoure peut-être déjà une facile victime. Ses mâchoires claquent nerveusement à vide plusieurs fois, broyant et déchiquetant un ennemi invisible. Il n’a toujours pas bougé. Je peux voir le pelage gris hérissé, les muscles saillants. Tout son être est tendu vers moi. Il est le chasseur, le parfait tueur. Calmement, il comment à ramper et son ventre fait crisser les éclats de roche. Il ne sait pas encore quand il va bondir, laissant monter en lui la fureur du combat, l’appel du sang. Quand il ne saura plus se retenir…

La peur est apparue. Brutale.

 

 

Elle s’est emparée de moi, m’a paralysé : je réalise enfin la situation.

Je suis acteur de ce carnage et le loup est mon bourreau…

Un tremblement convulsif me secoue par vagues furieuses, une main invisible se pose sur ma gorge et m’étouffe, mon cœur est subitement trop étroit, j’ouvre la bouche pour crier.

et soudain, j’ai mal !

j’ai mal à mourir, mal à hurler !

Chaque fibre de mon corps se déforme, s’étire, se transforme, je sens craquer mes membres, j’entends se déchirer ma peau et un voile de sang noir s’abat devant les yeux tandis que du fond de mon ventre s’échappe un hurlement…

« Je » s’est redressé, encore tremblant, et l’intrus semble interloqué.

« Je » contemple l’ennemi tapi dans l’ombre de la grotte. « Je » peut lire la terreur qui l’envahit, l’incrédulité dans ses yeux… « Je » sent battre la puissance dans ses veines, ses muscles sont puissants, sous sa fourrure, tellement plus forts que l’intrus.

« Je » devine la panique chez l’agresseur et entend presque son tremblement.

La petite proie tente de sortir à reculons, incapable de quitter « Je » des yeux, fascinée, interloquée, ridicule, pathétique…

« Je » sent le plaisir de la chasse, l’appel du sang, du combat. « Je » bouge imperceptiblement et se positionne sur ses pattes antérieures, sent ses longues griffes.

« Je » n’a pas cessé de grogner, laissant sourde la menace qui s’échappe de sa gorge.

L’intrus ne grogne plus.

Le temps semble s’être arrêté.

Soudain, le loup a fait volte-face et en glapissant s’est élancé vers la lumière, la queue entre les jambes.

 

 

 

Et « Je » a bondi en avant avec une vitesse et une précision incroyable pour sa masse.

« Je » a plongé ses griffes profondément dans le poitrail de l’intrus qui laisse échapper une courte plainte.

Et « Je » a mordu la nuque du loup et l’a broyée. Le sang appelle le sang : « Je » est devenu fou et pendant un long moment s’est acharné sur l’animal qui gît à présent inerte, informe, à l’entrée de la grotte. Puis lentement, très lentement, « Je » s’est à nouveau calmé et s’est laissé envahir par une douce torpeur d’après combat.

« Je » s’est roulé en boule au fond de sa grotte, terrifiante masse de fourrure,

 

 

colosse griffu et pataud. « Je » s’est endormi… Eclairs !!!

La lumière du jour m’a réveillé. Je suis plus courbaturé encore qu’avant. J’ai mal partout : pas un pouce de chair qui ne soit mal en point. Je roule sur moi-même et me dirige vers l’extérieur.

J’y découvre un cadavre de loup profondément tailladé, brisé, mutilé. Curieusement, loin de m’horrifier, la vision m’attire. Je m’accroupis près du cadavre et j’entreprends de le dépecer  à l’aide d’une pierre tranchante. Je découpe un morceau de chair et goûte. La sang coule dans ma gorge tandis qu’une myriade d’images m’assaille…

Le soir venu.

La peau du loup sur mes épaules m’aide à me réchauffer. Sa viande m’a rassasié. Je ferme les yeux. Une question revient, qui m’obsède…

Qui suis-je vraiment ?

 

 

J’ai été cet animal ivre de liberté qui parcourait l’infini avec insouciance.

J’ai été cet homme accroché à ses certitudes, égoïste et injustifié.

J’ai été le chef de la meute qui hurlait à la nuit noire.

J’ai été la proie qui fuyait sans comprendre la haine et la douleur.

J’ai été ce reptile lové sur une pierre brûlante, et ce rapace nocturne volant dans la tourmente.

J’ai été cet amant éperdu de bonheur et ce fou sanguinaire qui semait la terreur.

J’ai été ce conteur qui créait l’émotion et savait apporter le rire aux jeunes enfants.

J’ai été ce tueur, prédateur insensible, qui rattrapait sa cible et l’achevait sur l’heure.

J’ai bu le sang de ma victime

pour soutirer sa force…

 

 

J’ai été cet homme traqué par la horde, poursuivi par ces fanatiques sourds et aveugles qui refusaient la « différence ».

J’ai été ce troubadour adulé par les foules paysannes des campagnes moyenâgeuses, et ce jongleur-bateleur acclamé maintes fois.

J’ai été ce gentilhomme haï par ceux à qui écrasés de sa puissance, craint par ceux à qui il a su imposer ses désirs et méprisé par ceux devant qui il s’est incliné.

J’ai été ce soldat incroyant qui parcourut les terres saintes pour combattre un ennemi inconnu.

J’ai été cet homme qui hurlait le nom de tous les saints sous la torture, et celui qui invoquait diables et démons au milieu des flammes du bûcher.

 

 

J’ai été ce seigneur et ce serf misérable, cet homme de loi et ce brigand.

J’ai été ce pillard et cette brute épaisse, et j’ai été le sauveur de cet enfant abandonné.

J’ai été à maintes reprises ce voyageur perdu sur les chemins du Temps.

J’ai été le héros d’innombrables faits d’armes, et aussi ce veule ou ce lâche si méprisables.

J’ai été ce témoin du temps qui passe.

J’ai été ce poète, ce scientifique, cet observateur attaché à la réalité des illusions et au mythe de la Réalité.

J’ai été lapidé dans ce village de montagne et brûlé sur la place publique.

J’ai été décapité sous la révolution et fusillé plus tard.

J’ai été seul si longtemps…et j’ai été ébloui par ton regard, mon Amour.

 

 

Présentation du jeu