Vers une génétique cognitive des médias

par Marcin Sobieszczanski

31/08/2017

Table des matières

Résumé. 1

Introduction. 2

Génétique du cerveau et de ses productions. 3

Vision circulaire du couplage corps/culture. 4

Paradoxe de la culture. 4

Cas de la zone d’écriture. 5

Extension médiale des recherches grammatologiques. 7

De la « génétique des médias » à la « pro-génétique du design des médias ». 8

Complémentarité sensorielle. 9

Complémentarité bio-artéfactuelle. 9

Principe duratif. 10

Conclusion. 11

Références. 12

Résumé

Les sciences cognitives ont apporté des éclairages décisifs dans plusieurs domaines relevant des sciences de la culture. Notamment la faculté de langage a été l’objet de développements spectaculaires apportant des arguments en faveur d’une vision naturalisée des artefacts linguistiques. C’est actuellement à l’écriture, le premier média complexe de l’humain, scellant l’union du langage verbal avec le système de signes graphiques, de se prêter à l’exercice de l’épistémologie biologisante et de confirmer l’existence de ponts entre la génétique du substrat cérébral, l’épigénétique, le mimétisme comportemental et finalement l’apprentissage culturel. La localisation cérébrale des aptitudes scripturales découverte récemment dans la zone dite d’Exner, plaide pour cette circularité corps/culture et permet d’envisager de nouveaux programmes de recherches portant sur l’ensemble des médias. La diffusion des médias multisensoriels numériques apporte une nouvelle donne à cette perspective. En effet, l’usage intensif de ces médias provoque un impact ultrarapide sur l’architecture fonctionnelle du cerveau humain. Cette situation inédite, où l’apprentissage d’un nouveau média et l’impact cognitif que son usage suscite, coïncident avec le processus de sa conception et de sa mise en circulation, confère aux concepteurs le rôle de « pro-généticiens ».

Introduction

A la fin des années 1990, la communauté française des SIC, par la voix de chercheurs associés au GIS « Sciences de la cognition », dont le soussigné, travaillant sous la direction de Gabriel Ganascia (Trognon., A., 1995) et en collaboration avec Bernard Conein, commence à tirer des conclusions des études cognitivistes présentes dans la tradition anglo-saxonne résumée admirablement dans l’ouvrage posthume de Gregory Bateson (Bateson, G., 1991). Elle s’est engagée, à la suite, avant tout, de ses collègues américains, à prendre désormais en compte le substrat neuronal qui est à l'œuvre en toile de fond de tout acte de communication. Elle y ajoute aussi du sien : avec la traduction anglaise de l’ouvrage de Dan Sperber et de Deirdre Wilson (Sperber, D., Wilson, D., 1989), les concepts de l'effort cognitif et de l'effet cognitif, sont à leur tour propulsés Outre-Atlantique. Or, la faible présence des études cognitives au sein des SIC académiques actuelles, et même au sein des études des médias, nous informe d’un certain ralentissement dans ce domaine, et ceci-même au moment où les résultats des sciences cognitives sont à leur apogée.

A la différence des techniques de représentation visuelle et filmographique, des études linguistiques et même littéraires ou des études en cognition sociale, la communication et l’information se cherchent toujours un objet cognitif qui démontrerait auprès du public l’intérêt d’une épistémologie « caractérisée » voire « réductionniste », que ces disciplines récusaient toujours au nom de leur hybridité et leur polygenèse. C’est étonnant, puisque les SIC n’ont jamais été aussi proches des sciences cognitives naissantes que dans leurs propres stades précoces. Les conséquences présentes de ces anciennes accointances sauront encore nous surprendre : en témoigne, actuellement, la circulation mondiale d’idées autour de cette prémonition de Bateson :

« But let us suppose that in biological evolution there were a direct communicational bond between individual experience which will induce somatic change, as it’s called, and the DNA injunction to be passed on to the next generation. » (Bateson, G., 1991).

Génétique du cerveau et de ses productions

L’exégèse de la formule batesonienne s’impose d’elle-même : depuis Descartes d’abord, ensuite depuis les travaux pionniers des naturalistes des Lumières, et finalement avec l’essor de la neurophysiologie du 19ème, on postule une corrélation biunivoque entre l’ensemble des fonctions vitales des espèces à système nerveux et les différentes populations de neurones implémentant différentes fonctions cognitives, tantôt d’une manière centralisée et tantôt d’une manière distribuée. La naissance de la génétique, apparue d’abord dans les études des caractères somatiques menées par Gregor Mendel, achoppe rapidement sur la question de l’hérédité du système nerveux. D’une manière générale, depuis l’apparition, à la fin du 19ème, de l’hypothèse dite de « barrière de Weismann » (Weismann, A., 1892), l’hérédité de la variabilité individuelle est sujette à caution. Les tissus biologiques présentent une différentiation fondamentale entre les cellules dites germinales et les cellules somatiques. La « barrière » fonctionne ici en tant que mécanisme de préservation de la stabilité morphologique des organismes pluricellulaires dans la durée impartie à la stabilisation de leurs différentes espèces.

De surcroît, dans cette vision, le système nerveux recèle encore un niveau supplémentaire de complexité puisqu’il est à la fois un substrat neurophysiologique implémentant les fonctions et un mécanisme d’acquisition, de stockage et de traitement des informations générées dans des expériences écologiques vécues par des individus et par des populations. Si la « barrière de Weismann » est un moyen dilatoire visant à empêcher le matériel génétique de s’imprégner de l’expérience somatique, elle doit être encore plus efficace dans le cas des informations affectant le système nerveux. Cette « barrière épistémologique » donne naissance à une longue tradition de séparation entre la « biologie somatique » et les « contenus psychiques ». On observera que c’est aussi la ligne du partage, toujours actuelle, entre les sciences dites de la nature et les sciences de la culture. Ainsi la classification de nos sciences en champs ne passe pas seulement par les statuts des objets d’intérêt sur lesquels les « sciences de la nature et de la vie » et les « sciences de la culture humaine » se focalisent, mais aussi par les moyens génétiques de la transmission transgénérationnelle des mécanismes dédiés à la gestion de l’expérience apparue durant l’ontogénèse de l’individu et des populations d’individus biologiques.

Aujourd’hui, sur le terrain académique ce schisme a encore de beaux jours devant lui, mais la recherche, aussi bien fondamentale qu’appliquée, et peut-être avant tout cette dernière, semble se positionner déjà sur un socle épistémologique nouveau. On l’observe d’ailleurs des deux côtés de la frontière disciplinaire.

Vision circulaire du couplage corps/culture

Sur le terrain de la biologie moléculaire et génétique, la reprise critique des idées séminales de August Weismann a commencé par la réflexion lancée à la fin des années 1980 par le biologiste et éco-philosophe américain Leo W. Buss (Buss, L., W., 1987), et aujourd’hui elle investit jusqu’aux mécanismes intracellulaires afin de se procurer une vision plus fluide des rapports entre l’hérédité et l’expérience (Radzvilavicius, A., L., Hadjivasiliou, Z., Pomiankowski, A., Lane, N., 2016). Nous avons également une nouvelle vision de l’origine moléculaire du système nerveux (Moroz, L., L., Kocot, K., M., Citarella, M. R., et al., 2014) qui par l’observation des organismes pluricellulaires parmi les plus anciens tend à élucider la manière dont les agrégats de cellules nerveuses gèrent leur stabilité morphologique, leur hérédité et l’impact des événements écologiques sur l’organisme individuel en tant que « corps innervé ».

Sur le terrain des productions culturelles de l’Humain, plusieurs travaux initiés dans les années 1990 démontrent l’importance de l’évolution des comportements et de l’évolution des cultures dans l’évolution universelle qui les englobe sous sa forme élargie, néodarwinienne, comportant aussi bien les mécanismes génétiques qu’épigénétiques. Un pas de plus serait la remise en cause du principe de l’unicité de l’apprentissage ontogénétique dans la transmission transgénérationnelle du langage, envisagée déjà depuis 1973 par Noam Chomsky (Chomsky, N., 2007), et des biens culturels… Autrement dit, si comme le soutiennent Jablonka et Lamb, la culture est un puissant et autonome vecteur de l’évolution chez l’Humain, elle-même doit être pourvue d’un mécanisme biologique lui permettant de gérer l’évolution du substrat neuronal qui la soutient et la produit (Jablonka, E., Lamb, M., 1995). Cette circularité quadridimensionnelle de l’évolution du vivant, génétique, épigénétique, comportementale et culturelle, est d’autant plus évidente que les origines de la culture sont observées de plus en plus tôt dans le monde animal (Lestel, D., 2009), y compris chez les invertébrés (Avarguès-Weber, A., 2010).

Paradoxe de la culture

La génétique de la culture nous apprend aussi à procéder d’une manière paradoxale. D’un côté, on atteste chez les insectes sociaux les mécanismes d’apprentissage « culturel » (Avarguès-Weber, A., 2010) se traduisant par la transmission extra-génétique des comportements ainsi induits. D’un autre côté, on observe une longue maturation de différentes parties du cerveau, depuis les animaux à conscience (Anceau, F., 1999), en passant par plusieurs stades du développement du cortex et finalement l’apparition, chez l’Humain, des « organes cérébraux », telles les « aires linguistiques », dédiés à la production et à la communication des objets culturels. Le paradoxe consiste dans le fait que de très nombreuses productions culturelles, tout en profitant des apports des zones hautement organisées et spécialisées, prennent leur naissance dans des zones polyvalentes et même souvent peuvent être considérées en tant que issues d’un substrat neuronal mobilisé ad hoc.

Si, par exemple, on n’a jamais observé de structures cérébrales supportant les pratiques des arts visuels issues de l’instauration au milieu du 18ème siècle du système occidental des beaux-arts (Alain, 1920), les neurolinguistes observent avec succès l’apparition des phénomènes ondulatoires localisés caractérisant la production des énoncés, selon les règles de la générativité grammaticale et dans des circonstances déictiques précises et réitérables. Rien d’étonnant au vu des anciennetés respectives de deux pratiques culturelles. Or, deux faits érodent la fausse certitude dans ce sujet. Premièrement, les pratiques des beaux-arts visuels sont systématiquement accompagnées d’artefacts linguistiques. Cette coprésence doit nécessairement impliquer une activité de communication intracérébrale qui en assure la cohérence. Deuxièmement, le système des beaux-arts, tel qu’il a été codifié dans les écrits de Charles Batteux (Tatarkiewicz, W., 2012), a été inculqué socialement par une éducation s’exerçant d’une manière presque immuable durant deux siècles, et a bénéficié de l’autorité du circuit des instances de consécration (Bourdieu, P., 1979). Il a produit un véritable « cerveau esthétique occidental » officiant par le truchement d’une critique, formelle ou privée, et s’exprimant à la place de l’instance du « goût » qui dans des études statistiques donne sensiblement les mêmes résultats qualitatifs que les tests de « grammaticalité » menés auprès de différentes populations de locuteurs occidentaux (Piotrowski, D., 2005). Aurons-nous deux cultures, verbale et visuelle, provenant de deux substrats neuronaux foncièrement différents, mais qui au final déboucheraient sur les mêmes conséquences ? Voici l’énigme de la culture qui convoque les sciences cognitives au secours des cultural studies les plus actuelles.

Cas de la zone d’écriture

Sur ce plan, la découverte des caractéristiques étonnantes de la « zone d’écriture » par l’équipe INSERM « Imagerie cérébrale et handicaps neurologiques » de Toulouse, apporte les éléments particulièrement éclairants. Domaine de la psycholinguistique, ces recherches esquissent les rapports les plus intéressants entre le substrat neuronal, les habilités culturelles et leurs modes de propagation sociale et de transmission transgénérationnelle.

Les études empiriques de l’INSERM réalisées auprès de sujets subissant des opérations chirurgicales à cerveau éveillé, auxquels on fait exécuter des exercices en écriture, nous interpellent sur plusieurs registres. Depuis l’apparition des études systémiques sur l’évolution des écritures, introduites dans les années 1960 par Ignace Jay Gelb (Gelb, I., J., 1963) et prolongées jusqu’à nos jours par Peter T. Daniels (Daniels, P., T., Bright, W., (ed.), 1996), la grammatologie épouse simultanément deux voies, celle, orientée langage, qui se focalise sur des progrès réalisés par différentes écritures dans la façon de représenter graphiquement le matériel phonologique, et celle, orientée graphisme, qui s’attache à l’évolution des capacités du signe visuel de représenter l’intentionnalité communicante de l’Humain. Il est évident que la deuxième voie met le doigt sur l’aspect médial de l’écriture. En effet, celle-ci est un support technique des contenus communiqués et en dehors de son rôle de consignation du matériel phonologique elle organise avant tout le transfert d’entités verbales complexes par le moyen d’artefacts visuels. La quête centrale de ces études se place donc dans l’ergonomie cognitive du signe visuel qui assure l’intelligibilité des occurrences verbales dans le processus de leur communication. Dans ce sens, la prolongation naturelle de ces travaux peut s’appliquer aux différents médias, leur apprentissage et leur expansion, avec pour horizon la refonte des études en ergonomie des médias et en design des médias.

Si le langage articulé est un « média naturel », dans le sens où l’agencement de la matière signifiante, l’indexation de la « forme du contenu » sur la « substance du contenu », selon la terminologie de Louis Hjelmslev, se fait, chez les générations des Humains, simultanément à l’élaboration de la substance sonore, l’écriture est un « média artéfactuel » où le système langagier doublement articulé est « plaqué » sur le système graphique issu d’une évolution parallèle mais indépendante. Les évolutions de deux modalités sensorielles ne seront interdépendantes qu’à partir de leur réunion, à partir de l’invention, progressive et géographiquement éparpillée, mais rapide à l’échelle de l’hominisation, du média présentant une nouvelle ergonomie mixte.

La formation et le fonctionnement de la « zone de l'écriture » (Roux, F.-E., Dufor, O., Giussani, C., Wamain, Y., Draper, L., Longcamp, M., Démonet, J.-F., 2009) mis en évidence il y a 6 ans par l’équipe du professeur Démonet constitue ici un casus rationis parmi les plus importants. Nous découvrons qu’une activité vieille de 6000 ans, et dans sa version alphabétique seulement de 3800 ans (Lemaire, A., 2008 ; Petrovich, D., 2016), qui se transmet par l’apprentissage culturel, possède dans le cerveau humain une zone dédiée à l’association de l’image sonore avec le schème moteur responsable de l’exécution du graphème correspondant. Mais cette zone, dite zone d’Exner (Exner, S., 1881), n’est pas un organe cérébral au sens de l’aire de Broca et de Wernicke.

Ces dernières, attestées dans les moulages endocrâniens effectués par Phillip Tobias (Tobias, P., V., 1991), dateraient de l’homo habilis, et constitueraient le substrat neuronal capable de prendre en charge l’apprentissage d’abord du langage facial, postural et gestuel et ensuite du langage sonore, s’étalant entre -2 millions et -100 00 ans. Elles sont donc le résultat somatique de l’évolution impulsée par la culture, et leur fonctionnement a été suffisamment long pour franchir la « barrière de Weismann » et s’inscrire dans les tronçons du DNA responsables de leur architecture complexe.

La zone d’Exner n’a pas la même ancienneté et ne présente pas le même niveau de complexité, mais c’est néanmoins elle qui implémente systématiquement l’apprentissage de l’écriture. On peut donc postuler que l’apparition du média de l’écriture graphique au lieu de résulter des processus génétiques élémentaires est plutôt accompagnée dans le temps par une combinaison des processus épigénétiques et des processus de transmission culturelle (Jablonka, E., Lamb, M., 1995 ; Jablonka, E., Lamb, M., 2005). C’est à l’aune de cette combinaison qu’il nous faut penser les médias et leur participation dans la circularité (biofeedback) que l’homme engage avec son milieu au moyen des médias. C’est également là où apparaissent les limites de la philosophie de la bio-inspiration qui nécessite désormais la prise en compte de l’impact du mixte épigénèse/culture sur le substrat biologique, l’impact qui impose une nouvelle inspiration des chercheurs et des designers, la bio-artéfactuelle.

Extension médiale des recherches grammatologiques

Jean-François Démonet et son ancienne équipe de Toulouse proposent de diversifier leurs recherches en les déclinant sur différents modes d’écriture technicisée et plus spécialement assistée par l’ordinateur. L’extrapolation de ce programme, son application à d’autres médias, proposerait alors un protocole inouï, à la fois théorique et opératoire, qui recèlerait les prémisses suivantes :

-          Il existe un substrat neuronal supportant l’invention et l’exercice de chaque média artéfactuel. Ce substrat est un substrat « à apparition rapide », issu de la plasticité neuronale.

-          Dans le processus de maturation du média se produit un effet de seuil, quand le cerveau atteint un optimum au niveau de l’ergonomie sensorielle que le média lui offre.

-          L’effet de média se propagerait par acculturation en tant qu’imitation des comportements et serait sujet à la transmission transgénérationnelle par le processus impliquant à différentes échéances temporelle la génétique, l’épigénétique, l’imitation des comportements et l’apprentissage culturel.

-          Dans la mesure où certaines temporalités de cette « génétique des médias » prendraient effet simultanément avec le processus du design, de l’industrialisation et de la mise en circulation sociale du média, le concepteur/chercheur des nouveaux médias épouse en effet la fonction de déclencheur des effets cérébraux de seuil et peut considérer cette instance aussi bien en tant que domaine d’inspiration que champ d’intervention bio-artéfactuelle. On appellera ce type d’activité créative le « prototypage vivant des médias ».

De la « génétique des médias » à la « pro-génétique du design des médias »

C’est dans ce cadre théorique que nous observons plusieurs recherches actuelles en media design qui réalisent la prise en compte du facteur bio-artéfactuel. Nous reconnaissons ces tentatives par la présence conjointe de trois procédures inhérentes au prototypage :

1.      La modélisation écologique des actes de communication prenant en compte le parallélisme de différents canaux modaux de la communication.

2.      La modélisation de la mixité bio-artéfactuelle de l’environnement médial ou la prise en compte du parallélisme des cofacteurs biologiques et artéfactuels du contexte médial.

3.      La réitération du prototypage à chaque étape de l’acculturation au média des agents cognitifs engagés en tant qu’acteurs de l’expérience.

Remarquons, que ces trois procédures résultent de l’adoption par les designers de la modélisation des médias en tant que versant complémentaire, créatif, de l’activité perceptive de l’agent cognitif, la vision développée sur le terrain des recherches théorétiques depuis les années 1970 par de Robert Vallée (Vallée, R., 1995), président de la World Organisation of Systems and Cybernetics (WOSC).

Ce triple process technologique s’inspire du fonctionnement écologique de l’usager de media et relève de ce que nous appelons la complémentarité sensorielle, la complémentarité bio-artéfactuelle et le principe duratif.

Complémentarité sensorielle

Le principe épistémologique de complémentarité sensorielle cherche à discerner les canaux perceptifs dans lesquels se déploie l’interactivité entre le psychisme de l’agent cognitif, les caractéristiques variables et évolutives du média et l’environnement dans lequel la communication advient. Une avancée décisive s’est produite dans ce domaine depuis la découverte, au début des années 2000, des neurones multimodaux concentrés dans le « territoire de Geschwind » composés du gyrus angulaire et du gyrus supramarginal, traitant simultanément les afférences auditives, visuelles et somatosensorielles, et influençant en même temps les activités langagières de l’Humain (Friedmann, M.-A., Siloni, T., 2007 ; Grodzinsky, Y., 2007).

Cette série de résultats de l’imagerie cérébrale confirme les hypothèses des années 1960 du neurophysiologiste américain Norman Geschwind et met les designers des médias dans l’obligation de rechercher toute optimisation ergonomique dans la multisensorialité qui n’est plus seulement une coïncidence de différents flux modaux mais la condition de l’excitabilité de vastes pans de neurones directement responsables de l’apprentissage et de la pratique des médias. Depuis la première application intuitive de cette méthode à l’échelle industrielle, entre 2003 et 2007, opérée par Apple dans la série de prototypes aboutissant à la définition des caractéristiques multimodales de IPhone, les designers travaillent sur l’intégration de ses bases scientifiques au sein-même du processus technologique, comme l’atteste le programme demeurant au cœur des brevets impliquant Jonathan Ive (Jonathan, I.), l’ancien collaborateur de Steve Jobs et le nouveau président de Royal College of Art.

Complémentarité bio-artéfactuelle

L’environnement de l’Homme actuel étant fortement anthropologisé, les canaux perceptifs offrent à chaque agent cognitif une matière sensorielle composée d’un mixte de facteurs naturels et anthropiens. Les recherches montrent que la perception des éléments sensoriels fabriqués par l’usage de différents médias suscite des phénomènes de cognition sociale spécifiques. L’exemple le plus spectaculaire en est donné par la cognition cinématographique. Depuis les expériences pionnières menées entre 2005-2008 par Center for Neural Science, New York University, dans le domaine de la « neurocinématique » (Hasson, U., Landesman, O., Knappmeyer, B., Vallines, I., Rubin, N., Heeger, D., J., 2008), on parle d’« Inter-Subject Correlation in Brain Activityty » (ISCiBA). Cette synchronisation collective visible en IRM permet d’établir la distinction neurofonctionnelle entre la perception collective du réel « brut » et la réception de sa représentation filmographique structurée en langage. Ce paradigme de recherches empiriques inspiré par David Bordwell (Bordwell, D., 2005) et poursuivi aujourd’hui par le laboratoire d’Arthur P. Shimamura, University of California, Berkeley, sous le label de « psychocinematics » (Shimamura, A., P., (ed.), 2013) est toutefois à prendre avec précaution. Plutôt que de pointer les divergences entre les différents types de perception, le problème du concepteur des environnements médiaux est de modéliser la coprésence effective des stimuli hétérogènes. Mener la discussion entre la bio-inspiration et l’inspiration bio-artéfactuelle est devenu indispensable afin de pouvoir inclure dans la conception des médias des phénomènes comme ISCiBA qui, au-delà du cinéma, sont omniprésents dès qu’un média couvre un fragment du réel et du fait se substitue à certaines parties de ce réel. Chaque média venant remplacer le média obsolète ne retrouve jamais la même séquence du réel que celle dont disposait son prédécesseur, au contraire, l’exercice du média ancien reconfigure la richesse sensorielle dans laquelle évoluent les usagers et c’est cet environnement qui devient désormais la cible du designer.

Principe duratif

Le principe duratif cherche à inclure l’usage du média dans les données présidant à sa conception. Il ne s’agit pas de prévoir une hypothétique ergonomie de l’interface que le média doit offrir à l’usager ou encore moins d’une étude coercitive des ergonomies existantes. Il s’agit de travailler à la confluence des processus épigénétiques et des processus de transmission culturelle, en prenant en compte l’impact de l’apprentissage, de l’acculturation et de l’usage sur les aptitudes médiales de l’agent cognitif ayant expérimenté les phases antérieures d’un media. L’exemple classique est donné, en smartphonie, par la couverture de différents publics en réseau 4G LTE. La ville de Stockholm en a été pourvue en 2009, à Séoul les essais ont commencé en 2008, à Londres en 2011 et Paris a été couvert en 2014. Il est évident que les populations exposées à l’usage des médias générés par la 3G ne sont pas les mêmes que celles accoutumées à la 4G. Notamment toutes les pratiques liées aux Application Programming Interface (API) ont profondément reconfiguré les activités intellectuelles des usagers. Certaines études prouvent que les différences du fonctionnement cérébral chez les usagers intensifs peuvent être détectées par l’imagerie neurofonctionnelle dans l’intervalle quadriennal (Lachaux, J.-P., 2011). Si alors le cycle comprenant l’invention technologique, le brevetage, la production industrielle et la commercialisation s’établit aujourd’hui en moyenne à 7 ans, cela signifie que les designers des médias disposent d’un substrat neuronal dont l’évolution observable implique l’impact du média en devenir sur lequel ils sont en train de travailler. Pour les chercheurs en sciences cognitives, ce substrat est bien celui qui relève d’une épistémologie « caractérisée » ou « réductionniste », mais le champ opératoire qu’il leur procure n’est pas réduit à l’observation stricte d’une génétique, c’est en effet une « pro-génétique du design des médias » par rapport à laquelle le chercheur et le designer endossent le rôle consubstantiel, celui d’impulseur.

Conclusion

Passant en revue les recherches actuelles sur la génétique du système nerveux et sur la diffusion des produits culturels nous avons constaté un certain effacement des frontières disciplinaires lié au dépassement des anciennes coupures épistémologiques propres aux sciences de la nature. L’évolution du vivant, et avant tout de notre espèce, serait régie par quatre types de mécanismes, génétique, épigénétique, comportemental et culturel, entre lesquels on peut observer une certaine circularité ou interdépendance. Le substrat neuronal de la culture prend, dans cette optique, une signification toute particulière. En l’étudiant, nous ne travaillons pas seulement sur la découverte de sa nature, nous actionnons de fait sa dimension causale. La récente revisite de la zone d’Exner où sont localisées les habiletés cognitives résultant de l’apprentissage de l’écriture, nous donne un paradigme expérimental transposable, à notre sens, sur l’ensemble des études de médias. Mais qui plus est, la rapidité des processus de maturation et d’évolution du substrat neuronal engagé dans l’émergence des médias permet d’inclure leurs inventeurs dans le corps des chercheurs. En effet, les designers des nouveaux médias non seulement travaillent à partir de la modélisation des processus neurophysiologiques impliqués dans le processus de l’invention mais aussi participent activement à l’évolution de ces processus. La multisensorialité écologique, le parallélisme des facteurs naturels et anthropiens, et finalement les temporalités simultanées du prototypage et de la maturation du substrat neuronal du média à la fois inventé et étudié, sont des conditions de cette approche mélangeant la génétique culturelle et le design vivant.

Cette situation où la « génétique cognitive des médias » rattrape ses propres facteurs de détermination, permet aux designers de conscientiser le phénomène tout en l’impliquant dans leur propre programme d’action. Par ce chemin, ils ont la possibilité d’œuvrer à l’accomplissement d’une écologie du cerveau, social et individuel, qui se positionne en miroir de l’écologie des canaux communicationnels de l’environnement, par l’exercice et l’observation dans le temps réel des effets ad hoc de la confluence de l’épigénétique et de la transmission culturelle. La nouvelle « écriture » est ainsi née devant nos yeux, les yeux de ceux qui la déchiffrent, et dans le temps de l’accomplissement de son design.

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