I

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l naquit un matin de printemps, à la ferme de Claire-Fontaine, qui se trouve à peu près à égale distance, entre les taillis aux merles et le bourg où sont les écoles.

Lorsqu'il sortit pour la première fois dans la cour, avec l'ânesse sa mère, la fillette de la fermière vint près de lui pour le caresser. Puis elle frappa dans ses mains pour le faire courir. Puis elle lui tendit un chardon pour voir s'il avait bon appétit. Puis elle lui tira un peu les oreilles pour voir s'il avait bon caractère. Puis elle l'appela Tonkilaron : on ne sait pas pourquoi.

On ne sait pas pourquoi la fillette de la fermière l'appela Tonkilaron. Il eût été facile de lui donner un nom qui convînt mieux à sa taille : moucheron, par exemple, ou bien moustique, microbe, pygméePygmée, n. m. Nain., lutinLutin, n. m. Petit être imaginaire, vif et espiègle., gnomeGnome, n. m. Petit lutin., grison de LilliputLilliput. Pays imaginaire dont
il est question dans Les voyages de Gulliver, roman de l'écrivain anglais Swift.
Les Lilliputiens étaient de très petite taille., ...

Car il était petit, petit. Il était petit ânon gris.

Cela ne faisait pas le bonheur de tout le monde. La fermière, en effet, avait mis en l'ânon de grandes espérances. Elle comptait l'atteler, plus tard, à une charrette qu'elle avait, et lui faire conduire au marché ses fruits, ses légumes, ses fromages, ses volailles et ses porcelets. Mais, pour traîner, sur une charrette, un aussi lourd chargement, avec, en plus, sur la banquette d'avant, une fermière d'un bon poids, il fallait un grand âne extrêmement robuste, un âne fort comme un cheval.

Quand il devint évident que l'ânon demeurerait toute sa vie un petit âne avec un petit dos, un petit ventre, de petites pattes et de tout petits sabots, la fermière dit :

« Pourquoi nourrirai-je plus longtemps cette bête minuscule ? Qu'on la mène à la foire et qu'on la vende !

— Mère ! s'écria la fillette, Tonkilaron n'est pas si petit ! Voyez, il est déjà aussi grand que moi !

— C'est que tu es petite aussi ! répondit la fermière.

— Mère, je crois qu'il deviendra très grand et très fort ! Il a déjà une grosse tête et de grandes oreilles ... Et puis, il a tant d'esprit !

— Vraiment ? fit la fermière. Je ne m'en suis pas encore aperçue ! »

Alors la fillette, qui voulait garder Tonkilaron :

« Il a plus d'esprit dans la pointe d'une seule de ses oreilles que nos bœufs et nos chevaux dans tout leur grand corps !

— Mais, objecta la fermière, ce n'est pas un âne savant qu'il me faut. Puisqu'il est si intelligent, il faut le vendre au patron d'un cirque, à un montreur de bêtes !

— Non ! non ! dit la fillette. Ne le vendez pas : il mange si peu ! »

Voyant sa mère hésiter, elle s'écria, prise d'une inspiration soudaine :

« Si nous gardons Tonkilaron, je sens que je serai la première à l'école ! »

La fermière se mit à rire.

« Petite rusée ! dit-elle, tu seras prise à ton propre piège ! Nous garderons l'ânon, à condition que tu sois la première à l'école. Affaire conclue ! »

C'est ainsi que demeura à la ferme de Claire-Fontaine le jeune ânon Tonkilaron, tout petit, tout petit, parmi les bœufs et les chevaux très gros.

Il n'avait peur de rien, se glissait partout. Sans y être invité, il allait manger dans la crèche de Brunette, la vache aux beaux yeux calmes. Chez les chevaux, il pénétrait de préférence dans la stalle du plus grand et du plus fort, dans la stalle de Pandour, le boulonnaisBoulonnais, n. et adj. Originaire de
BouLogne. Les chevaux de race boulonnaise sont des chevaux de gros trait. pommeléPommelé, ée, adj. Marqué de taches rondes,
grises ou blanches. qui, pourtant, n'avait pas très bon caractère. L'énorme bête devait se ranger pour faire place à Tonkilaron et celui-ci choisissait, parmi la provendeProvende, n. m. Provision de
nourriture pour les bestiaux. du cheval, ce qui lui plaisait.

Quand il se mettait en colère, il ruait bel et bien.

Dans la basse-cour, il n'était plus le petit. Tonkilaron, mais le géant Tonkilaron. Dans la basse-cour, il était roi. Et il en abusait ! Il galopait parmi les poussins et les canetons effarés en poussant de terribles cris de guerre.

Il n'arrivait cependant pas à effrayer les pigeons. Il les faisait bien s'envoler quand ils étaient à terre et qu'il leur courait sus, mais, alors, ils tournoyaient autour de ses oreilles et cela l'agaçait. Le prince des pigeons, certain Tourlour, que l'on appelait communément Tourlour-le-Cravaté, à cause des belles plumes de son col, avait, à l'approche de l'ânon, une façon de roucouler particulièrement narquoiseNarquois, se, adj.
Qui nargue, c'est-à-dire qui se moque en montrant en même temps un peu de dédain..

Entendant cette chanson, Tonkilaron s'arrêtait, les oreilles battantes et ruait dans le vide. Puis, bien campé sur ses pattes grêles, le museau levé vers le pigeonnier, il répondait à Tourlour ...

Il répondait à Tourlour avec tant d'ardeur que tout son corps en tremblait et que sa poitrine, à chacun de ses cris, se soulevait et s'abaissait comme un soufflet de forge. « Hi ! Han ! ... Hi ! Han ! ... »

Tourlour, de son côté, ripostait, ainsi que les autres pigeons. Et puis, peu à peu, toute la basse-cour s'en mêlait. Cela faisait une étonnante musique.

La fillette de la fermière accourait en battant des mains.

« Chante, Tonkilaron ! Chante ! ... Hardi, Tonkilaron ! Tu es le meilleur ténorTénor, n. m.
Chanteur dont la voix est aiguë, élevée. ! »

Quand le concert, était fini, elle proclamait le plus solennellement qu'elle pouvait :

« Le prix d'honneur de musique vocaleVocal, le, adj. Qui se rapporte à la voix. Musique vocale : chant est attribué au chanteur Tonkilaron ! »

Puis elle mettait, autour des oreilles de l'ânon, une couronne de verts lauriers. Cependant la fermière disait : « C'est assez jouer ! L'ânon est un âne, à présent. Il mange plus qu'on ne croit ! Et il ne se contente pas de chardons : il lui faut du meilleur ! Qu'on l'attelle et qu'on le fasse travailler, afin qu'il gagne, au moins sa nourriture ! »

On attela donc Tonkilaron. On l'attela, pour commencer, à une petite charrette aux roues ferrées, pour lui faire traîner de petits fardeaux.

Et, d'abord, les choses allèrent assez bien.

Attelé à la charrette vide, Tonkilaron trottait. Il ne galopait point comme il galopait en liberté, parmi les hôtes de la basse-cour ! il ne fendait point le vent ! il n'allait même point vite ! mais il trottait : on ne pouvait pas le nier ...

Par malheur, dès que l'on commença à charger la charrette, il ne fit plus que trottiner. Quand la charge devint un peu plus forte, il se mit au pas. Enfin, quand la fermière elle-même voulut prendre place dans la charrette, Tonkilaron, bien qu'il eût la force d'avancer, s'arrêta net et rien ne put le décider à aller plus loin ...

« Comme il a de l'esprit ! ... » s'écria la fillette, qui admirait tout ce qu'il faisait.

Mais la fermière en colère l'appela sotte.

« Il faut vendre sans tarder cet âne rétifRétif, ive, adj. Qui s'arrête ou recule au lieu d'avancer. ! » ajouta-t-elle.

La fillette supplia sa mère de garder Tonkilaron, qui s'amenderait certainement. Au surplus, n'était-elle pas, elle, toujours la première de sa classe ?

Elle obtint gain de cause encore une fois.

On continua d'atteler Tonkilaron, mais on dut renoncer à lui faire traîner à vive allure des fardeaux proportionnés à sa petite taille. Dès qu'il sentait une résistance derrière lui, il semblait compter ses pas ou même s'arrêtait. On dut, plus d'une fois, renoncer à le faire obéir. Au fond, il ne faisait que ce qu'il voulait. La fermière, n'avait pas tout à fait tort lorsqu'elle disait :

« L'âne le plus rétif et le plus lent, l'âne le plus âne de tous les ânes de la terre, c'est Tonkilaron qu'on le nomme ! Et c'est moi, pour mon malheur, qui le nourris ... »

Néanmoins les choses continuèrent ainsi, cahin-cahaCahin-caha, adv. Tant bien que mal., pendant quelque temps. On arriva au mois de février. Il serait agréable de dire qu'à cette époque la situation s'améliora. Il serait agréable de dire que Tonkilaron devint le coursier à la fois le plus docile et le plus impétueuxImpétueux, euse, adj. Qui se meut rapidement,
violemment. et que la fermière chanta ses louanges ... Mais, quand on raconte une histoire, il faut dire la stricte vérité, dût l'histoire être moins belle. Et la vérité oblige à reconnaître que Tonkilaron, toujours vif en liberté, devint de plus en plus lent et paresseux au travail et que la fermière cessa de l'atteler, préférant, disait-elle, mettre une bride à un escargot ...

Chose plus triste encore ! La vérité oblige à avouer que la fillette avait beaucoup changé et que ce changement n'était point à son avantage. Ah ! sa belle ardeur s'était bien refroidie, depuis le jour où elle sentait qu'elle allait être la première de sa classe ! La première, elle l'avait été, en effet. Mais elle ne l'était plus ! Elle n'était ni la première, ni la seconde, ni la troisième, ni la dixième ... Elle était la dernière ! la dernière ! ... Mais, au fond, ce n'était pas encore cela qu'on lui reprochait ; car, après tout, la place que l'on occupe importe peu si l'on s'applique consciencieusement à sa tâche. Ce que l'on reprochait à la fillette, en cette fin d'hiver, c'était de ne plus travailler que très irrégulièrement, très mollement.

Encore une fois, c'est une chose triste et qui n'embellit pas cette histoire. Il faut cependant la rapporter. D'autant plus qu'elle explique tout naturellement ce qui arriva par la suite.

La fillette ne travaillant plus à l'école, ses parents n'avaient aucune raison de la récompenser, aucune raison de garder Tonkilaron.

Ils décidèrent — et cette fois bien fermement — de vendre l'âne, à la prochaine foire.

La fillette pleura à chaudes larmes.

Tant pis pour elle !

Donc, le fermier et son fils, un beau matin, mirent à l'âne un licol et le tirèrent sur la route afin de le conduire à la foire.

Le garçon, qui avait lu les fables de La Fontaine, dit en riant :

« Nous pourrions faire ce que firent les deux autres : lier les pattes de Tonkilaron et le porter comme un lustreLustre, n. m. Appareil d'éclairage à plusieurs branches qu'on suspend au plafond.  ... Il n'est pas si lourd ! »

Le fermier répondit :

« Ce serait pure folie ! Vois comme il trotte ! »

En effet, comme il n'avait aucun fardeau à traîner, Tonkilaron le lent, Tonkilaron le paresseux, le rétif, Tonkilaron, les oreilles pointées en avant et l'œil plein de malice, trottait sec sur la route sonore.

Le fermier dit encore à son fils :

« Regarde-le, ce petit diable ! On croirait qu'il se moque de nous ! »

Ils avaient à peine quitté le village qu'ils rencontrèrent un bon voisin.

« Comme il trotte, ce petit âne ! s'écria-t-il. Comme il trotte bien ! Je le voudrais mien !

— Ne l'achète pas : tu n'en ferais rien ! » répondit le fermier, qui était honnête homme et ne voulait pas tromper ce bon voisin.

Ils continuèrent leur chemin. Vint à passer une vieille femme qui allait au marché. Elle poussait devant elle, péniblement, une charrette contenant des légumes et des œufs.

« Quel joli petit âne ! fit-elle. Comme il trotte bien ! Je le voudrais mien !

— Ne l'achetez pas : vous n'en feriez rien ! » répondit l'honnête fermier qui ne voulait pas tromper cette pauvre vieille femme.

Ils firent encore un petit bout de chemin. Comme ils arrivaient près du bourg où sont les écoles, un quidam les croisa.

« Quel joli petit âne ! fit-il. Il semble avoir de l'esprit jusqu'au bout des oreilles. Quel dommage qu'il trotte si bien ! je l'aurais voulu mien ! »

Alors le fermier s'écria :

« Achetez-le, car il vous convient !

— Combien ?

— Cent écus le paieront bien !

— Tope ! Il est mien ! » dit le quidam.

L'acheteur de Tonkilaron habitait au bourg où sont les écoles. Il s'appelait Casimir. Il était carrossier de son métier, mais il vendait aussi des bicyclettes, des motocyclettes et même des automobiles. Quand il eut payé le fermier, celui-ci lui demanda :

« Vous qui vendez des bicyclettes, des motocyclettes et des automobiles qui vont si vite, pourquoi avez-vous acheté le plus lent des ânes lents ? »

Casimir répondit d'un air triste :

« J'ai mon fils qui vient d'être gravement malade. Maintenant, il est convalescent. Il s'ennuie à la maison. Le médecin, pour achever sa guérison, a recommandé de le promener tout doucement quand il fait beau. Lorsqu'il sera revenu à la santé, j'espère bien qu'il voyagera très vite comme les autres, soit à motocyclette, soit en automobile. Mais, pour le moment, ce qu'il lui faut, c'est une voiture évitant les cahots. C'est pourquoi j'ai choisi le plus lent des ânes lents. Soyez tranquille : il sera bien soigné. »

Il prit le licol et conduisit l'âne à son fils.

« Vois ! lui dit-il. Je t'amène un fier coursier. Il s'appelle Tonkilaron ! »

Le jeune garçon posa sa main sur le front de l'âne et dit :

« Tonkilaron, sois le bienvenu ! »

Puis il tendit à l'âne un morceau de sucre.

« Aimes-tu les friandises, Tonkilaron ? »

Tonkilaron mangea le morceau de sucre, en agitant ses oreilles. Puis, pour témoigner sa reconnaissance, il chanta.

Chapitre II