II

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e carrossier Casimir fabriqua pour son fils une petite voiture légère, faite de bois choisi, capitonnée de cuir et pourvue de ressorts très souples. Puis il mit à cette voiture deux roues de bicyclette, tout simplement : deux roues à rayons d'acier, jantesJante, n. f. Partie circulaire d'une roue à laquelle sont fixés les rayons. de bois et pneumatiques.

Avant chaque promenade, le carrossier appuyait du doigt sur les pneumatiques. S'ils ne lui semblaient pas assez durs, il prenait une pompe, ouvrait la valve et gonflait la chambre à air.

Puis il attelait Tonkilaron, installait son fils sur la voiturette, lui mettait les rênes en mains ; et roulez ! ...

Par les jours ensoleillés, Tonkilaron menait ainsi son jeune maître à travers la campagne. La route était belle, plate, unie ; la voiture roulait si facilement que Tonkilaron ne la sentait presque pas derrière lui. Alors, l'âne, contrairement à son habitude, trottait avec allégresse. Son nouveau maître le nourrissait bien et même trop bien. Il lui faisait manger beaucoup d'avoine comme à un cheval de pur sang, et cela lui donnait une grande vivacité.

« Tout doux ! Tout doux ! faisait le jeune garçon en tirant un peu sur les rênes. Ne nous emballons pas, Tonkilaron ! Nous avons bien le temps d'arriver ! »

Tonkilaron ralentissait à peine, pour repartir de plus belle.

Son conducteur eût voulu le faire arrêter, parfois, près d'un terrain de sport où les jeunes gens du bourg venaient prendre leurs ébats. Mais Tonkilaron trépignait d'impatience et, bientôt, il fallait reprendre la promenade à vive allure.

Au fond, Tonkilaron, selon sa coutume, n'en faisait qu'à sa tête.

Rencontrant le fermier de Claire-Fontaine, Casimir le carrossier lui dit :

« Vous m'avez vendu un joli petit âne mais, comme je l'avais prévu, il trotte beaucoup trop vite. »

Le fermier répondit :

« Je vous ai vendu le plus lent des ânes lents ! Ce que vous me dites là, pour le croire, je voudrais le voir !

— Venez avec moi : vous le verrez ! » dit le carrossier.

Le fermier vit trotter Tonkilaron et il eut peine à en croire ses yeux.

« Je suis fort ennuyé, dit le carrossier. Cet âne est beaucoup trop vif pour mon fils.

— Nourrissez-le moins bien, conseilla le fermier. Donnez-lui seulement de l'herbe fraîche. Envoyez-le au pré : il gambadera, il se calmera. »

Le carrossier suivit les conseils du fermier. D'abord il cessa de donner de l'avoine à Tonkilaron. Mais, en revanche, son fils lui donna plus de sucre à croquer ; de sorte que cela revenait au même, quant à ce premier point.

Ensuite, le carrossier conduisit l'âne à un pré qu'il avait loué. L'âne ne s'en plaignit pas. Il apprit tout de suite le chemin de ce pré et, bientôt, il s'y rendit seul.

« Il pourra courir et sauter tout à son aise, pensait le carrossier. Cela ne peut manquer de le calmer. »

Mais il était dit que Tonkilaron étonnerait toujours les gens : après avoir fait dans le pré mille gambades, il montrait, au retour, une vivacité plus grande encore.

Ce pré était séparé, par une palissade, du terrain de sport. Tonkilaron passait le museau entre les barreaux de cette palissade et regardait les jeunes gens courir, sauter, lutter à la corde et se livrer à des jeux divers.

Pendant les parties de tennisTennis ou law-tennis, n. m. (mots anglais). Jeu de balle qui se joue à l'aide de raquettes par deux ou quatre joueurs, en deux camps séparés par un filet., il suivait de l’œil, comme un connaisseur, le vol des balles que lançaient et renvoyaient les raquettes. Parfois, une balle égarée, passant par-dessus la palissade, allait retomber sur le pré. Alors Tonkilaron courait après, la faisait rouler plus loin ou même la prenait en sa gueule, et l'emportait. Les joueurs avaient beau crier : il rendait la balle quand il le voulait bien. Pourtant la vue d'un morceau de sucre l'y décidait tout de suite.

Il ne s'intéressait pas moins aux parties de football, plus bruyantes que les parties de tennis, plus violentes, quelquefois brutales. Il suivait, en agitant les oreilles, le jeu des équipes. Lorsque, le ballon rond du football « association » volait sous l'impulsion d'un magistral coup de botte, lorsque le ballon ovale du « rugby » passait rapidement de mains en mains au cours d'une attaque de trois-quarts, ou lorsqu'une mêlée d'avants s'écrasait sur la ligne du but, Tonkilaron faisait hi ! han ! à la gloire des joueurs. Parfois même, lors de certaines contestations, sa voix claironnante couvrait la voix des équipiers et celle de l'arbitre.

Néanmoins, durant les parties de football, il n'était que spectateur. Il devint acteur lorsque commencèrent les courses et les sauts. Au signal de départ d'une course de 100 mètres, par exemple, il ne pouvait s'empêcher de s'élancer lui-même à toute vitesse, suivant une direction parallèle à celle que suivaient les coureurs. Il ne s'arrêtait qu'au bout du pré. Les courses de 400 mètres, 800 mètres, 2.000 mètres ne le laissaient pas davantage indifférent. Comme il courait seul dans le pré, il arrivait toujours premier ; et, même après une longue course de fond, il lui restait toujours assez de souffle pour chanter victoire.

Les sauts à la perche l'ennuyaient. Pendant que les jeunes gens s'y exerçaient, il paissait d'un air tranquille. Mais dès que commençaient, de l'autre côté de la palissade, les sauts de pied ferme, en longueur ou en hauteur, il s'élançait lui aussi par-dessus les hautes herbes, les touffes d'orties ou de panais sauvages.

Tonkilaron était devenu sportif ! ...

Un jour, Tourlour-le-Cravaté qui, avec plusieurs pigeons de sa suite, pillait les récoltes des alentours, aperçut l'âne dans le pré. Il vint se poser devant lui. Les pigeons de sa suite l'imitèrent, et bientôt toute la bande roucoula autour de Tonkilaron.

« Te voilà donc ! disait Tourlour. Te voilà, roi des paresseux ! prince des rétifs ! lambin ! traîne-la-patte ! ... Tu as dû marcher bien longtemps pour arriver jusqu'à ce pré ! »

Tonkilaron rua. Puis il riposta en son langage :

« Tais-toi, bavard enroué ! car tu ne sais ce que tu dis ! ... Retourne à Claire-Fontaine ! Tu annonceras, de ma part, à ceux de là-bas que je suis champion de vitesse. Va leur jeter mon défi ! Qu'ils viennent donc se mesurer avec moi, sur 100 mètres, sur 1.000 mètres, en un match de saut en longueur ou en hauteur ! »

Ayant ainsi fièrement répondu aux sarcasmesSarcasme, n. m. Raillerie insultante. de Tourlour, pour montrer qu'il ne se vantait pas il prit son élan, patapan ! palapan ! et puis : hop ! il sauta par-dessus la barrière du pré. Elle n'était, à la vérité, pas très haute.

« Ne recommence pas ce tour de force, Tonkilaron ! » dit Casimir le carrossier quand il vit arriver l'âne, tout seul, par les rues du bourg.

Mais le moyen d'empêcher un champion de montrer ses talents ! Tonkilaron recommença ...

Et, ce qui fut plus grave, il entreprit, les jours suivants, de faire la course sur la route, sans se préoccuper de la voiture qu'il traînait ni de son conducteur. La première fois, ce fut pour étonner Pandour, qu'il avait rencontré, tirant un lourd tombereau.

Le boulonnais l'avait salué au passage d'un hennissement qui signifiait :

« Est-ce vrai, petit, que tu es devenu champion de vitesse ? Je n'aurais jamais cru cela de toi ! »

Pour toute réponse, Tonkilaron partit au triple galop. Il ne s'arrêta qu'à la prochaine borne kilométrique ; et il était très content de lui.

Le jeune garçon, qui avait en vain tiré sur les rênes, s'inquiétait.

« C'est un taonTaon, n. m. Grosse mouche qui pique les bestiaux. qui doit l'avoir piqué, pensait-il ; ou bien c'est son collier qui le pince ! »

Au retour, il visita soigneusement Tonkilaron et ne trouva rien.

Le lendemain, nouvelle course folle pour dépasser un cycliste qui, penché sur son guidon, pédalait de toutes ses forces. Le surlendemain, course, plus folle encore derrière une motocyclette qui pétaradait au nez de Tonkilaron.

Malgré des efforts terribles, Tonkilaron n'avait pu l'emporter, ni sur le motocycliste, ni même sur le cycliste. Il en fut mortifié dans son orgueil de champion. Aussi décida-t-il d'abandonner la route pour revenir au lieu habituel de ses exploits. À la promenade suivante, donc, il s'engagea résolument sur le petit chemin raboteux qui menait au pré. Secoué à chaque cahot, le conducteur essayait de le retenir. Il criait :

« Es-tu fou, Tonkilaron ? Où vas-tu ? Arrête ! ... Tu vas faire verser la voiture, mauvais petit diable ! »

Rien n'y faisait ! L'âne ne s'arrêta qu'à la barrière du pré, qui, heureusement, se trouvait fermée.

Cette fois, Casimir le carrossier fouetta Tonkilaron. Il parla de le rendre au fermier de Claire-Fontaine. Son fils l'en empêcha.

« Il s'amendera ! » disait-il.

Et, en effet, par la suite, Tonkilaron n'essaya plus, à l'heure de la promenade, de rejoindre le pré.

Il sembla même devenir un peu plus sage sur la route. Il essayait bien toujours de dépasser les voitures à chevaux qu'il rencontrait et même les cyclistes, mais renonçait à entrer en compétition avec les motocyclistes et automobilistes. Il se contentait de se moquer d'eux en son langage quand ils étaient en panne.

Cette sagesse, quoique très relative, dura peu. Les enfants du bourg, connaissant la manie de Tonkilaron, l'excitaient à courir. Ils criaient sur son passage, d'une voix moqueuse :

« Voici le moteur à essence de chardons ! ... En avant ! ... En quatrième vitesse ! ... »

Tonkilaron n'était pas content. Il rabattait les oreilles et s'éloignait au grand trot.

« Doucement ! doucement ! » faisait le jeune conducteur. Mais, au lieu de ralentir, Tonkilaron secouait sa mauvaise tête, prenait le mors aux dents et partait au galop.

Bien que le roulement de la voiture fût très doux à cause des ressorts et des pneumatiques, le galop de l'âne secouait le malade qui, en outre, craignait d'être renversé. Il faut avouer, pourtant, que, tout au fond, ces courses à bride abattue ne lui déplaisaient pas trop. C'est pourquoi il ne racontait pas à son père tous les méchants tours de Tonkilaron.

Malheureusement, loin de se corriger, l'âne devint de plus en plus difficile à conduire, de plus en plus capricieux. Naguère, à la ferme de Claire-Fontaine, lorsqu'on l'attelait à la charrette aux roues ferrées, il refusait d'avancer. À présent, au contraire, dès que son jeune maître avait saisi les rênes, il démarrait comme un fou. On eût dit qu'il prenait le départ pour une course de 100 mètres.

Enfin, au cours des promenades journalières, il eut une nouvelle manie, une manie extrêmement dangereuse ...

Sans avoir étudié le codeCode, n. m. Recueil de lois. Code de la route : ensemble des lois et règlements que doivent connaître ceux qui voyagent sur les routes. de la route, Tonkilaron savait, par expérience, qu'en croisant un véhicule ou en s'écartant pour lui laisser prendre les devants, il faut tenir sa droite. Il le savait aussi bien que son jeune conducteur, aussi bien que le chauffeur d'automobile le plus expérimenté. Il le savait, mais n'en voulait rien faire ... Il faisait même exactement le contraire, pour cette raison bien simple qu'en se portant sur le côté gauche, il empêchait les autres de passer ...

Ah ! Messieurs les automobilistes s'imaginaient qu'ils pouvaient en prendre à leur aise avec un champion de vitesse ! Eh bien, non ! Tonkilaron leur avait voué une haine sournoise. Le ronflement d'un moteur, ou simplement l'odeur de l'essence lui donnaient envie de ruer. Il ne montrait point sa colère, d'ailleurs ; seul, son jeune maître la devinait à certain mouvement fébrileFébrile, adj. 2 g. Qui annonce la fièvre ou, tout au moins, une grande agitation. des grandes oreilles. Renonçant à suivre les automobiles, Tonkilaron s'appliquait, du moins, à gêner leur avance. Il tenait sa gauche avec une telle opiniâtreté qu'on eût pu croire que le côté droit de la route lui brûlait les pattes. Et, derrière lui, les chauffeurs cornaient avec rage pour obtenir passage.

Parfois, c'était encore plus beau ! Tonkilaron, malgré les efforts désespérés de son jeune conducteur, entreprenait de traverser lentement la route devant un lourd camion, une rapide torpédoTorpédo, n. f. Voiture automobile découverte, sur laquelle on peut, cependant, placer une capote. de tourisme ou une belle voiture à conduite intérieure. La voiture s'arrêtait pour ne pas bousculer l'attelage. Le chauffeur cornait, criait, tempêtait ... Et Tonkilaron, redevenu le plus lent des ânes lents, semblait compter ses pas au milieu de la chaussée : un ! ... deux ! ... trois ! ... quatre ! ... Ses oreilles battaient, facétieuses. Dès que l'automobile était passée, il se lançait à sa poursuite, ventre à terre, pour bien montrer qu'il allait vite quand bon lui semblait. Telle était la nouvelle manie de Tonkilaron.

Ce qui devait arriver arriva. Un jour qu'un cabrioletCabriolet, n. m. Voiture légère avec capote mobile. automobile venait derrière lui, Tonkilaron, suivant sa détestable habitude, voulut traverser la route. Mais l'automobile allait très vite, trop vite : elle fut près de l'attelage avant que le chauffeur ait pu se rendre compte du danger. Le chauffeur bloqua les freins qui, par bonheur, étaient puissants. Mais un pneu éclata ; comme il avait plu, le cabriolet, emporté par la vitesse acquise, dérapaDérapa, p. s. du v. déraper (1er gr.), qui signifie glisser de côté. sur la route glissante et alla verser dans le fossé.

Par miracle, personne ne fut gravement blessé ; seul, le chauffeur, projeté sur le volant, avait à la poitrine des contusions assez douloureuses. Mais les dégâts matériels étaient importants : la carrosserie de l'automobile avait beaucoup souffert, le pare-brise était en miettes, les garde-boue tordus, le capotCapot, n. m. Enveloppe métallique qui protège le moteur d'une automobile. bosselé, le radiateur défoncé.

Casimir le carrossier, responsable de l'accident causé par son attelage, dut payer les dommages. Il fut encore bien content de n'avoir pas à déplorer un accident plus grave ! Si les freins de l'automobile n'avaient pas été puissants, son fils, sans aucun doute, eût été écrasé ...

Il n'eut plus d'hésitation au sujet de Tonkilaron. Il le prit par le licol et le ramena au fermier de Claire-Fontaine.

« Voici votre âne ! dit-il. Rendez-moi mes cent écus !

— Pourquoi ? demanda le fermier. Pourquoi l'âne ne vous convient-il pas !

— Parce qu'il est trop vif et parce qu'il est trop lent ! Parce qu'il est champion de vitesse quand il devrait être champion de lenteur et champion de lenteur quand il devrait être champion de vitesse. C'est un petit âne plein de malice. Il a failli causer la mort de mon fils et de plusieurs autres personnes. Je ne veux plus le voir ! Reprenez-le ! »

Le fermier, qui était un excellent homme, ne discuta pas. Il rendit les cent écus et conduisit Tonkilaron à l'écurie.

Chapitre III