III

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e ne fut qu'un bruit parmi les animaux de la ferme. « Tonkilaron est revenu ! disaient les uns. Il était champion de vitesse au bourg où sont les écoles.

— Tonkilaron est revenu ! disaient les autres. Il était champion de lenteur et causait des accidents !

— Rien ne m'étonne de ce petit diable ! disait Brunette, la vache aux yeux calmes.

— Il va bien encore faire des siennes ! » ajoutait l'énorme Pandour.

Cependant la fermière avait un chargement d'œufs et de volailles à conduire au marché. Elle attela Tonkilaron à la charrette aux roues terrées.

« Or ça ! dit-elle, jeune et élégant grisou, il paraît que tu es devenu prompt à l'emballage et même champion de vitesse. C'est le moment de battre un recordRecord, n. m. (mot anglais). Exploit sportif dépassant tout ce qui avait été fait auparavant dans le même genre. ! Hue ! »

Tonkilaron tira un peu sur les brancards. Oh ! un peu seulement ! À peine eut-il une petite inclinaison du corps en avant, sans remuer les pattes ... Sentant derrière lui le poids de la lourde charrette, il revint aussitôt à l'immobilité.

« Hue ! » répéta la fermière.

Tonkilaron remua le bout de l'oreille droite.

« Hue ! Hue ! »

Tonkilaron remua le bout de l'oreille gauche.

« J'ai un fouet ! Je t'en avertis ! » s'écria la fermière.

Tonkilaron remua les deux oreilles à la fois.

La lanière du fouet lui cingla les reins. Alors il coucha les oreilles et ne bougea plus du tout, semblable à un âne de pierre.

La fermière descendit de la charrette.

« Il est plus rétif que jamais ! Qu'on le vende, car il me ferait mourir d'impatience ! Mais qu'on le vende, cette fois, à un marchand qui l'emmènera bien loin d'ici ! ... Que je ne le revoie plus jamais ! »

Le fermier détela l'âne. Puis il lui passa un licol et prit la longeLonge, n. f. Corde ou courroie dont on se sert pour conduire un cheval, un âne, etc ... La longe est attachée au licol. pour le conduire à la foire.

« Va-t-en pour toujours, puisque tu n'es bon à rien ! » criait la fermière irritée.

Et tous les animaux de la ferme disaient entre eux :

« Cette fois, il s'en va pour toujours ! pour toujours ! »

La fillette de la fermière pleurait. Elle s'approcha de l'âne et lui caressa le museau.

« Tu reviendras, n'est-ce pas, Tonkilaron ? Tu reviendras ? »

Alors, comme l'âne allait sortir de la cour, il s'arrêta et, tourné vers les bâtiments de la ferme, il se mit à braire.

« C'est cela ! dit le fermier. Dis adieu à ton pays natal et à tes amis ! »

Mais le fermier ne savait point comprendre le langage de Tonkilaron. Ce n'était pas un adieu que Tonkilaron jetait à ses amis. Il disait au contraire :

« Je reviendrai ! Je reviendrai ! ... Au revoir !»

Quand il eut fini de braire, il trotta docilement près du fermier.

Celui-ci le mena droit à la foire, sans se laisser tenter par les offres que lui firent, en route, des personnes du pays. Il voulait envoyer Tonkilaron le plus loin possible.

À la foire, un maquignonMaquignon, n. m. Marchand de chevaux, de mulets, d'ânes. se présenta, qui avait déjà acheté d'autres ânes et des chevaux.

« Combien, ce méchant petit bout d'âne ? demanda-t-il.

— Cent écusÉcu, n. m. Ancienne monnaie d'argent qui valait généralement trois francs. '! répondit le fermier.

— C'est trop ! dit le marchand. Il n'est ni âne de bâtBât n. m. Selle grossière pour bête de somme., ni âne de trait, ni âne de selle. Je n'y trouverais pas mon compte. »

Alors le fermier dit :

« Je ne vous le vends pas comme âne de selle, âne de trait ou âne de bât ; je vous le vends comme âne plein de malice ... Regardez ses yeux ! Regardez ses oreilles ! »

Le marchand, sans avoir l'air de s'y intéresser beaucoup, avait déjà examiné Tonkilaron d'un œil de connaisseur. Il répondit :

« Comme âne plein de malice, j'en trouverais peut-être le placement. Mais j'en offre deux cents francs, seulement !

— Tope ! dit le fermier. Emmenez-le promptement dans un autre, département ! »

Le maquignon donna deux cents francs au fermier. Comme celui-ci s'éloignait, Tonkilaron fit :

«Hi ! Han ! ... Hi ! Han ! »

Le fermier se retourna, un peu ému, malgré tout.

« Adieu, Tonkilaron ! Adieu ! »

Mais ce n'était pas adieu que Tonkilaron disait, lui ! En son langage, il disait :

« Au revoir, fermier ! au revoir ! ... Je reviendrai chez toi ! »

Le maquignon mena, vers une écurie de la ville, les ânes et les chevaux qu'il avait achetés. Tonkilaron allait, tout petit et tout seul, derrière. Les chevaux furent attachés au râtelier de droite, les grands ânes au râtelier de gauche, et, en sa qualité d'âne plein de malice, Tonkilaron, tout seul et tout petit, au milieu.

Car le maquignon avait l'œil sur lui et se méfiait de ses tours.

Les chevaux et les ânes mangèrent. Quand ils eurent mangé, ils se disposèrent à dormir. Un gros cheval percheronPercheron, onne, n. et adj. Originaire du Perche. Les chevaux de race percheronne sont très vigoureux. écartait de force ses voisins pour avoir plus de litière.

Tonkilaron lui fit une sévère leçon.

« Tu n'es pas si fort que cela ! lui dit-il. Je regrette que mon ami Pandour ne soit pas ici : d'un seul coup de reins, il te remettrait à ta place !

— Bravo, le petit ! » dirent les chevaux bousculés et les ânes.

Un haut pur sang aux jambes grêles et nerveuses, qui venait de se vanter de ses récentes performancesPerformance, n. f. (mot anglais). Résultat obtenu par un cheval de course, un champion quelconque. sur les champs de courses, tourna la tête et demanda dédaigneusement :

« Quel est cet infime nouveau venu ?

— Tu veux savoir mon nom, maigre sauterelle ? Je m'appelle Tonkilaron et je suis champion de vitesse ! »

Alors un très gros âne, qui avait l'air des plus paresseux, observa :

« Champion de vitesse ! Voilà un titre qui ne me paraît guère enviable ! Nous ne sommes point nés, nous, les grisons, pour battre les records. Qui va lentement va sûrement. Pour ma part, si je tirais vanité de quelque chose, ce serait de ne jamais courir, à moins d'y être absolument forcé ! »

À quoi Tonkilaron répondit :

« Je suis aussi champion de lenteur ! ... Quand je ne veux pas courir, je ne cours pas : rien ne saurait m'y contraindre ! »

Une bonne vieille ânesse regarda Tonkilaron et dit :

« Tu es un gentil petit âne. Mais il ne faut pas faire la mauvaise tête, car cela mécontente les maîtres. »

Tonkilaron répondit d'un air sage :

« J'ai été choisi entre beaucoup d'autres pour conduire un convalescent à la promenade : c'est la preuve que l'on avait confiance en moi ... Je puis dire aussi que ma petite maîtresse pleurait, ce matin, quand je l'ai quittée ...

— Bien ! » fit la vieille ânesse.

Mais un cheval de selle, qui paraissait très nerveux, se vanta de son caractère difficile, de son indocilité.

« J'ai fait vider les arçonsArçon, n, m. Pièce de bois qui soutient la selle. Vider les arçons : tomber de cheval. à plus d'un cavalier ! » disait-il.

Quand il eut fini de raconter les méchants tours qu'il avait joués aux hommes, la voix de Tonkilaron s'éleva encore dans le silence :

« Moi, j'ai fait capoterCapoter, v. (1er gr.). Se retourner sur le capot, chavirer. une automobile ! »

Toute l'écurie s'émut. Les chevaux et les grands ânes se demandaient :

« D'où vient donc celui-ci qui a réponse à tout, qui est à la fois le plus lent et le plus rapide, le meilleur et le plus méchant ? »

La vieille ânesse réfléchit et dit :

« Je vois ce que c'est ! Nous avons parmi nous un petit âne plein de malice ! »

Le garçon d'écurie passa avec sa lanterne. Puis toutes les bêtes s'endormirent.

Le lendemain matin, le maquignon les fit conduire à la gare ; les chevaux allaient devant, puis les ânes et, enfin, Tonkilaron, tout petit et tout seul, derrière.

La vieille ânesse, qui avait beaucoup voyagé, dit à Tonkilaron :

« Toi qui renverses les automobiles, tu ne renverseras pas la voiture où tu vas monter ce matin ! »

Tonkilaron connaissait déjà les bicyclettes, motocyclettes et automobiles de tout genre, mais il n'avait jamais pénétré dans une gare. Aussi ses oreilles battaient-elles sans répit, ce qui décelait chez lui un certain trouble.

Il prit place avec d'autres ânes dans un wagon qui fut accroché au tenderTender, n. m. (mot anglais). Wagon attaché derrière la locomotive et qui contient l'eau et le charbon nécessaires en cours de route. d'un train de marchandises. Les coups de sifflet et les halètements des locomotives, le choc des tampons, le tintamarre des plaques tournantes, le grondement des express, tous les bruits énormes qui montaient de la gare emplissaient Tonkilaron d'inquiétude. Il s'efforçait de n'en rien laisser voir. Lorsque le train démarra, il avait, en apparence, retrouvé sa sérénitéSérénité, n. f. Calme, tranquillité. ; avec le plus grand sérieux, il faisait des niches à la vieille ânesse qui se trouvait près de lui.

Le train roula longtemps, longtemps ... Il traversa des rivières sur de longs viaducs, se glissa sous de sombres tunnels, escalada des collines, dévala vers la plaine. Tonkilaron, regardant par une ouverture du wagon, voyait défiler le paysage. Les arbres et les maisons qui bordaient la voie semblaient fuir avec rapidité vers l'arrière. Aux bords arrondis de l'horizon, d'autres arbres, d'autres maisons, des villages avec leur clocher pointu, des champs couverts de brume bleue semblaient aussi en mouvement dans la même direction : ils tournaient lentement, d'autant plus lentement qu'ils étaient plus éloignés. Et, au fond de lui-même, Tonkilaron se demandait :

« Comment reviendrai-je à Claire-Fontaine, à travers tous ces pays qui marchent ? »

Quand le train s'arrêta, il descendit sans se faire prier. Par les rues d'une ville importante, sillonnée d'autobus et de tramways électriques, les chevaux et les ânes — Tonkilaron, tout seul et tout petit, derrière — gagnèrent un champ de foire où la voix des hommes faisait déjà une grande rumeur.

Le maquignon attacha ses bêtes à une longue barre de fer, les chevaux à droite, les grands ânes à gauche, Tonkilaron, tout petit et tout seul, au milieu.

Le maquignon vendit des chevaux et des ânes. Des acheteurs vinrent qui examinèrent Tonkilaron. Mais le maquignon leur dit :

« Ne l'achetez pas : il a trop de malice ! »

Le maquignon avait son idée ...

À la fin de la foire, il alla trouver le directeur d'un cirque qui montrait des animaux savants.

« Venez avec moi ! lui dit-il. Je veux vous vendre un animal qui vaut son pesant d'or fin. On m'en a offert, aujourd'hui même, des sommes considérables, mais je le gardais pour vous ... C'est un gentil petit âne plein de malice. »

Le directeur du cirque, ayant examiné Tonkilaron, dit :

« C'est, en effet, un petit âne plein de malice !

— Et je le garantis sans vice !

— Il me rendrait grand service !

— Je vous le vends sans bénéfice ! » s'écria le rusé maquignon.

Il n'en empocha pas moins une somme rondelette ...

Le directeur du cirque emmena Tonkilaron. Le soir même, on commença à lui apprendre des tours. Puis, après quelques jours de dressage, il devint une des attractions du cirque. Son portrait parut sur de grandes affiches et il fut présenté au public au cours d'une représentation de galaGala, n. m. Grande fête. !

Les clowns arrivaient sur la piste, puis des poneys danseurs, une chèvre traînant une oie dans une citrouille creuse, un chien sauteur portant sur son dos un singe coiffé d'une casquette de jockeyJockey, n. m. (mot anglais). Cavalier qui monte les chevaux dans les courses., et enfin, attelé à une charrette basse mais très large et à très grandes roues, Tonkilaron, tout seul et tout petit, derrière.

Le rôle de Tonkilaron était d'encombrer la piste, de gêner les autres, de faire tout rater. Il s'en acquittait à merveille.

Lorsque les clowns faisaient des sauts périlleux et des cabrioles, il se trouvait là avec sa charrette. Lorsque le chien prenait son élan pour franchir un obstacle, l'âne passait juste devant lui. Les poneys danseurs le voyaient se mêler à leur quadrille. Enfin, croisant la chèvre qui prenait à droite, comme il se doit, Tonkilaron prenait froidement à gauche et c'était l'accrochage, la culbute, la catastrophe ! ...

Pour finir, les clowns, les poneys, le chien, le singe, la chèvre et l'oie tombaient en un même monceau. Et alors, Tonkilaron, campé au milieu de la piste, envoyait aux quatre points cardinaux un chant de victoire.

Tonkilaron avait beaucoup de succès auprès des spectateurs... Cependant, il était moins heureux qu'on n'aurait pu le croire. On le nourrissait assez mal. En outre, parmi les animaux du cirque, beaucoup avaient mauvais caractère. Les poneys danseurs, entre autres, étaient des plus grincheux. À la moindre niche qu'on leur faisait, ils mordaient comme des chiens.

Tonkilaron avait dans la tête une idée bien arrêtée : celle de revenir à la ferme de Claire-Fontaine. Cette idée prenait force chaque jour et l'aidait à supporter les ennuis de sa vie présente.

Le cirque allait de ville en ville, soit par la voie ferrée, soit par la route. Et Tonkilaron attendait avec impatience le jour où il se rapprocherait de son pays natal.

Or, un matin, les voitures du cirque s'arrêtèrent sur la place de certain bourg que Tonkilaron reconnut aussitôt ...

Sans bruit il s'esquiva et, par des ruelles qui lui étaient familières, il alla d'abord chez Casimir le carrossier. Le jeune garçon était guéri. Il donna à Tonkilaron un morceau de sucre, puis il voulut lui faire manger une bonne ration d'avoine. Mais Tonkilaron était déjà parti ! Ventre à terre, les oreilles dressées, les naseaux fumants, Tonkilaron galopait vers Claire-Fontaine ...

Tourlour qui, avec les pigeons de sa suite, pillait les récoltes des alentours, fut le premier à apercevoir l'âne. Il prit son vol vers la ferme et annonça la nouvelle aux autres bêtes.

« Tonkilaron qui revient ! Tonkilaron qui revient ventre à terre ! »

Il achevait à peine que Tonkilaron poussait, d'un coup de tête, la barrière de la cour.

La fillette de la fermière se mit à danser autour de lui en battant des mains. La fermière elle-même, qui n'était plus en colère, fit bon accueil à l'âne. Elle lui versa de l'avoine dans un baquet.

« Te voilà revenu, petit sac à malices ! ... En attendant que ton nouveau maître vienne te chercher, mange toujours ce picotin ! »

Pendant ce temps, au bourg, la représentation commençait. Les clowns, les poneys, le chien, le singe, la chèvre et l'oie arrivèrent sur la piste ; on cherchait des yeux Tonkilaron, derrière. Mais point de Tonkilaron ! ...

Le directeur du cirque se mit à la recherche de l'âne. Il alla à la mairie : justement le fermier y arrivait aussi pour déclarer qu'il avait chez lui Tonkilaron.

Alors le directeur du cirque prit un licol et se rendit à la ferme pour en ramener l'âne.

La fillette pleura. Ses parents étaient plus émus qu'ils ne voulaient le laisser paraître.

Au moment de passer à la barrière, Tonkilaron se retourna et se mit à braire. Il disait en son langage :

« Au revoir ! ... Je reviendrai ! Je reviendrai ! »

Chapitre IV