Une rambarde...
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Une rambarde...
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Une rambarde et un palmier dans la tête

par Noël Ravaud - publié dans Spore 7 (déc. 2004)


Death in Venice de Denis Brun, 2004

Huit toiles isolées (60 ou 4O x 50cm) reliées et encadrées par un cartouche, formant cadre, échancré, rouge délavé parsemé de 17 grosses étoiles noires,
rappel lointain du drapeau des Etats-Unis, peint à même le mur. Chaque peinture est structurée, en fond, par 3 à 5 larges bandes horizontales, claires et sombres alternées, qui forment la trame de la disposition a priori aléatoire des toiles les unes par rapport aux autres sur le mur.
L'ensemble mesure environ 2x2m. Il y a encore peu, des zones sombres dessinaient et bordaient le
périmètre vague d'un territoire dont l'exploration correspondait à la traversée de l'adolescence. Entre l'enclave narcissique et les mystères et les doutes s'interposaient divers garde-fous pratiques et moraux élaborés en société et éprouvés depuis quelques millénaires. Les rambardes autour des terrains de jeux dans les stades, discrets rappels qu'au-delà de certaines frontières tacitement admises, la société ne reconnaît plus les règles, en conservent la mémoire et sont les plus répandues avec les murs des prisons,
aujourd'hui. Tracer un autre cercle, donc modifier la rambarde et remodeler le sens des zones sombres, équivalait à briser quelques tabous. Par exemple,
prendre la place du professeur, semble encore une attitude inacceptable tant le sens commun veut que le savoir d'expérience transmis alimente la
compréhension du monde alentours (et, plus loin, invisible) et aussi l'apprentissage des conditions recevables par tous dans le formage des individualités et des comportements avec l'extérieur (on l'aura compris: Death in Venice de Denis Brun montre une société où le lointain n'est l'extérieur de rien. Comparé au terrain football centralisateur et catalyseur, l'aire de skate serait plutôt une portion de trajectoire qui
tourne à l'obsession. Découpée dans celle du stade, la rambarde, simple segment rectiligne, et, malgré cela, objet bien plus complexe, tient le premier rôle des huit images. Presque toujours au premier plan, coupée par
le bord du cadre ou centrée dans la toile, aucunes de ces situations dans l'image ne lui donne en quoique ce soit, pour autant, la stature d'une frontière.) Mais la transgression de ces règles par des comportements non conventionnels permet aussi de vérifier la stabilité relative, et très peu perturbée en profondeur, dans la répartition entre zones de jeux et marges illégales. Ce type d'architecture est toujours valide et bien ancrée dans les mentalités mais ne constitue plus la seule trame possible de l'expérience. Dans les petites peintures de Death in Venice les barres tubulaires, les rambardes n'encadrent plus la clairière de la communauté, elles sont moins prétentieuses, réduites à de frêles et brefs tirets soulignant et mesurant le paysage. En premier plan, plus proches de l'oeil,
et résumées, comme les autres éléments des peintures, à des silhouettes, elles amplifient la délocalisation de l'image en son entier et le sentiment
d'avoir à faire à la mise en scène d'une enclave temporelle sans bord. Elles ne délimitent ni ne sont les métonymies d'un univers anthropo-logo-centré.
Les skaters glissant en équilibre le long se donnent peut-être en spectacle à tour de rôle ou simultanément mais rarement en chour et recommencent :
alors que dans les stades de la société de contrôle, les débats se résument à des combats, des confrontations binaires, aux abords des rampes, le geste est d'abord intime et les débats des concurrences sans conflit.
Un traitement pictural sommaire proche de la signalétique, l'absence de visage, et le rareté des figures, rarement plus de trois personnages, le plus
souvent dans des postures qui soulignent un relatif isolement les uns par rapport aux autres, de multiples indices de Death in Venice concourent à rappeler que l'interchangeabilité des rôles caractéristique de la pratique du skate, le spectateur devenant acteur et vice versa selon l'humeur et le moment, a peut-être des équivalents dans le champ des expériences artistique.
La rambarde et rampe rectiligne ne divise rien, ni l'espace ni la société, elle n'est qu'une base pour l'émergence de gestes fugitifs quelque part au
bord de micro-sociétés temporaires et aussi au bord du possible. Or, ce possible n'a pas de drapeau et personne ne peut se l'accaparer puisqu'il est
partout et nulle part et peut surgir n'importe quand. Il existe aussi du possible dans le football, le basket-ball ou dans les sports individuels comme la natation, mais sous la forme du suspense, ce contrôle médiatique
par excellence.
La dépression n'est pas la mélancolie. La dépression vit même en l'absence de point ou d'objet de fixation et n'a pas besoin pour perdurer de s'amplifier ou de se donner en spectacle. La mélancolie connaît un début, un évènement inaugural, souvent une perte, et son objet la canalise. La dépression est un système atmosphérique turbulent et cyclothymique, alors
que le régime de la mélancolie est la constance. Ce qui précède est trop vite dit, évidemment, pourtant, comment ne pas voir les rambardes de skate comme des segments émergés dans la réalités proposés à l'expression fugitive d'une volonté aussitôt évanouie ? Si la mélancolie est élective comme les affinités, les skaters comme les dépressifs prennent ce qui vient et
s'adaptent au fil de l'existence qu'ils négocient dans l'instant - et pourtant aucun laisser-aller dans cette apparence d'abandon, non, seuls des exercices et des expériences nouvelles permettent de nouvelles sensations et ainsi de nouveau rapports au monde. A côté d'une dépense avec profit, à côté d'une dépense sans profit, se développe, en fait, une troisième modalité de dépense, une dépense aussi intime que les profits en sont incalculables. Elle s'apparente à celle d'élèves devenus leur propre professeur.
Pas plus les fonds délavés que les vernis et les coulures des ultimes couches des huit peintures de Denis Brun ne parviennent à clore l'aire de jeu des skaters sur elle-même. Parce qu'aussi et puisque ces images nous regardent, le flou du fond et l'ouverture de la caverne des coulures au premier plan correspondent à deux modalités de définition et de délimitation du visible. Les deux procédés plastiques cumulés verticalisent un paysage qui paradoxalement coïncide avec la représentation d'une activité toute assujettie à la gravité, ajoutant au sentiment dépressif véhiculé par ces images(1). Même les palmiers ne produisent pas de zones ombragées sur le sol où se réfugier. Les figures sur leurs planches à roulettes n'en deviennent
que plus vulnérables. Si on replace la pratique du skate dans la sphère du cinématique, l'image en son entier se présente en état de vulnérabilité accrue. La pratique artistique de Denis Brun doit alors, aussi, être
resituée dans la sphère des images montées. Si l'on peut s'imaginer le film dans la tête du skater au moment de sa performance séquencée dans le champ
du visible, mais, aussi, glissant de surfaces en arrêtes, dans celui du tactile, il n'est pas excessif de concevoir la pratique du skate dans son entier comme un montage sans cesse réitéré des séquences de films disparates dont le décor serait le co-réalisateur.
Chez Marcel Broodthaers le décor était devenu l'ouvre d'un artiste disparu (2), ici, le skater serait la
quasi-oeuvre d'un décor évanescent et fugace.
Et l'artiste, alors, de quoi est-il fait ? Si on ne le sait pas vraiment, on ne peut dénier à Denis Brun d'avoir de la suite dans les idées. Sur des t-shirts, autre pratique, avec le montage vidéo, habituelle à Denis Brun, se
retrouve la même figure de la rambarde, du skater et des palmiers, transplantée, telle une scène mentale primale fixe, imprimée sur fond de tête de mort. Disposée au niveau du front, c'est-à-dire dans la boîte d'un esprit dès lors sans temps, après la mort le temps perdant toute saveur, mais, à la fois, d'une précarité de craie, car la mort est une rambarde qui fait goûter chaque instant à sa juste valeur, elle se présente comme une image mentale émancipée de la réalité de la mort. Et comme si l'artiste voulait souligner que rien ne saurait limiter l'étendue du décor d'une série
dépressive(3), tissu blanc et silhouettes au trait noir sont maculés d'éclaboussures rouges relançant le sample de la fiction dans le chaos d'un nouveau remix.

Los Angeles, 9 novembre 2004.
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(1) Dans Dépression et subversion, Les racines de l'avant-garde aux éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 2004, Catherine Grenier donne des éléments d'analyse des états dépressifs qui transparaissent chez les clowns "écrasés et boursouflés" d'Ugo Rondinone et dans le cinéma météorologique de l'Exposition scintillante.
A Musical de Pierre Huygue. La prégnance de la gravité et l'enchaînement des séquences, l'intimité cool entre une individualité à la singularité irrémédiable et une atmosphère aux pouvoirs incommensurables, tous ces caractères ne se retrouvent-ils pas additionnés dans la figure du skater ?

(2) De Marcel Broodthaers, penser, par exemple, aux expositions L'entrée de l'exposition à Bâle en 1974 et Décor. A conquest by Marcel Broodthaers avec la Salle XIXème siècle et la Salle XXème siècle, à Londres en 1975.

(3) Plus que les thèmes et les personnages, c'est l'atmosphère, l'ambiance des oeuvres qui sont généralement dépressives, souligne Catherine Grenier.


A.F.A.A
18th Street Art Center