1. La quête du Renouveau.

- Enfin de retour chez soi !
Georg jette son épée sur la paillasse. Rien n’a changé, ni le lit bancal, ni la fenêtre étroite, ni l’odeur.

Il s’allonge sans se déshabiller, et essaie de dormir. Mais son sommeil est agité de souvenirs. Il songe à sa vie d’avant, alors qu’il était apprenti forgeron, et vivait ici, dans cette petite mansarde d’une auberge de Berrabès. Même avec l’afflux d’étrangers pour le carnaval, la tenancière n’avait pu relouer la chambre après son départ. Qui pourrait supporter les effluves de la tannerie voisine ?
Puis il revoit le crieur annonçant la guerre contre le comte Bergus. Il avait été séduit par une nouvelle vie d’aventures, loin du feu de la forge et de l’odeur du cuir bouilli. Il se souvient alors des événements qui se sont enchaînés. Dans le désordre : Elinoëe, les elfes, les grottes d’Awifort et leurs goules, Briscus, le dragon rouge, et encore Elinoëe. Qu’est elle devenue ? Bah ! Mieux vaut prendre des forces pour la fête qui s’annonce demain.

Il dort.

Et se réveille en sursaut ! Une dizaine d’hommes en armes viennent de faire irruption dans la mansarde, en enfonçant brutalement la porte, pourtant maintenue fermée par une chaise renversée.

A moitié réveillé, il retrouve vite ses réflexes. Il roule sur le côté pour éviter la pointe d’une épée. Il saisit le bras d’un adversaire, et le retourne pour s’en servir comme d’un bouclier. Deux ou trois coups de poings, un crâne qui explose, un bras qui casse, puis il projette le corps transpercé de son bouclier humain contre ses assaillants. Le voici libéré, et en possession d’une épée et d’une dague.
- Tuez-le ! Vous êtes sept contre un !

Mais cette fois-ci Georg est totalement éveillé, et en armes. Il pare tous les assauts, se fend deux ou trois fois, et transperce les armures de cuir des assassins, tranche une main, perfore un ventre. Il finit par recevoir un coup sur le flanc, mais sa cotte de maille elfique le protège bien. C’est une chance qu’il n’ait pas eu le courage de s’en dévêtir la veille ! Ses ennemis reculent.

- Recommencez ! clame la voix de leur chef.
- Mais il est plus fort que nous tous réunis !
- Coincez-le et sautez-lui dessus. Il ploiera sous le nombre. Je promets cent pièces d’or supplémentaires à chacun.

Pendant ce temps Georg a récupéré son épée et ceint son fourreau. Ses assassins rentrent de nouveau dans la pièce et chargent. Mais le géant renverse sa paillasse et la projette contre eux. Cela brise leur élan.
Puis il entreprend de marcher à son tour contre eux. Méthodiquement, il les défait un à un. Les survivants tentent de s’enfuir, mais se bousculent dans l’embrasure de la porte. Georg passe par dessus les corps, et en profite pour faire deux nouvelles victimes. La pièce est pleine de sang.

- Faites venir les arbalétriers !

A ces mots, le géant sort de la chambre. Encore quelques coups, et quelques ennemis hors de combat. Les autres reculent. Il est sur le palier.

- C’est bon ! Laissez-moi faire!

Le chef des assassins est vêtu d’une armure de fer. Il porte les armes du prince Corn.

- J’ai été amnistié ! Je ne suis plus recherché ! s’indigne Georg.
- Je ne suis pas au courant. Vous présenterez vos réclamations à Lyr, répond l’officier en lui portant le premier coup.

Cette fois-ci le combat est plus équilibré. Georg, déjà essoufflé de la précédente lutte, est en difficulté.
- Ton compte est bon maintenant !
- Pas encore ! Souviens-toi de la défaite d’Illmore !
Georg change brusquement de main, et pare l’épée de son adversaire avant qu’elle ne s’abatte.
Pris par surprise, l’officier ne peut éviter le coup de dague qui lui tranche la jugulaire.
- Tu étais à Illmore ? interroge-t-il dans un dernier râle.
- Non, mais je connais bien le vainqueur du prince Corn. C’est Belnomë, le roi des elfes, qui m’a appris cette parade, répond Georg en renversant son adversaire agonisant du pied.

Le palier est maintenant vide. Il descend l’escalier, et est accueilli par une volée de traits : la salle de la taverne est remplie de soldats et d’arbalétriers !
- A l’assaut !
Georg, blessé de nouveau, remonte. Où fuir ? Il ne pourra résister indéfiniment.

Il rentre dans sa chambre, et ouvre la fenêtre. La rue est à quelques pieds, derrière une grille qui entoure la maison. Le géant prend son élan, mais, hélas, glisse sur une flaque de sang : Il y avait tant de sang !

Il s’empale sur la grille.

Malgré cela, il n’est pas tout à fait mort, mais il ne peut se dégager. Dans un brouillard rouge qui lui trouble la vue, il aperçoit deux silhouettes qui arpentent la rue et se dirigent vers lui.
- Mais qui voilà ? Mon ennemi Georg en personne !
- Je reconnais cette voix. Mors! Le prince a finalement pu récupérer tes os et te ressusciter. Finis-en! Achève-moi, ou sors-moi de là et battons-nous à la loyale!
- J’hésite. Je te laisserai volontiers souffrir un peu plus.

Dans un dernier effort, Georg saisit la grille à deux mains, et réussit à se soulever de quelques centimètres.

Mors lui tire un coup d’arbalète dans l'œil droit.

Un grand trou noir...

Une nuit interminable...

La Peur.

Une petite lumière, finalement, qui grossit, pour devenir aveuglante.
- Alors ? Bien remis ?
Georg se protège les yeux pour tenter de découvrir son interlocuteur.
- Qui êtes-vous ?
- Je suis ton sauveur, le prince Corn, qui vient de te ressusciter. Tu me dois la vie.
- Mais avant vos sbires m’ont tué, alors que j’étais amnistié.
- C’est une regrettable erreur de transmission d’ordre, mais elle est réparée maintenant.
- A la réflexion, mon œil droit me fait encore mal. Je vois trouble.
- Il te reste l'œil gauche. C’est bien suffisant. Mais je me suis déplacé en personne, et voici donc le service que j’attends de toi. Je vais te confier une mission.
- Et si je refuse ? demande Georg qui a enfin accoutumé sa vision.
Le prince ne répond pas immédiatement, et s’approche d’un petit pot de fleur sur le rebord de la fenêtre.
- Il ne te manque rien depuis ton expérience de l’au-delà ? demande-t-il en caressant d’un doigt la fleur rouge qui y prend racine.
- A part mon œil, je ne vois pas. Où voulez-vous en venir ?
- En es-tu sûr ?
Georg est pris d’un violent serrement de cœur. Corn vient de pincer légèrement un pétale avec ses ongles.
- Ceci est ton âme, enfermée dans cette fleur. Grâce à un ancien sortilège, j’ai pu accomplir ce prodige. Tu es à ma merci, et nulle distance ne te protégera de moi. Voici ce que j’exige de toi...

Enfin...

Le grand jour est arrivé...

- Nous, monarque d’Uhr, en ce solstice d’été de la cinq centième année de la création du royaume, déclarons ouvertes les fêtes du Renouveau !

La salle du trône du palais est remplie des plus hauts dignitaires du nouveau monde. Cela est vêtu de soie fine, et brille d’argent et d’or.
- Que la délégation des mages, magiciens, alchimistes, astrologues et savants du royaume désigne leur champion !
Le chambellan du roi, Kirus, s’avance.
- Nous, mages, magiciens, alchimistes, astrologues et savant du royaume, avons désigné...
- Pourquoi n’est-ce pas vous qui parlez à cette heure ? souffle Carali à son maître. Vous êtes le plus puissant mage du royaume.
- Je préfère rester à l’abri des regards, et Kirus se débrouille très bien.
- ...la magicienne Eloa de Viloa !
- Pourquoi n’est-ce pas moi ? fulmine Carali. Je suis votre premier apprenti, et vous êtes...
- Le magicien le plus puissant du royaume, je sais. Mais Eloa est plus proche du prince Orion que toi. Mais rassure-toi, tu auras ton rôle également.
- Que le grand connétable s’avance à son tour, poursuit le roi.
Le prince Corn prend la parole.
- Il ne craint ni le feu, ni le fer, et a un passé déjà légendaire. Voici mon héros :
Un athlète de grande taille se dégage de la foule.
- Le guerrier Georg des Marches !
- L’homme me déplaît, murmure Orion à l’oreille de son père.
- Il a pourtant fière allure, lui répond-il en aparté. Je vais maintenant désigner mon champion, poursuit-il plus fort. Ce sera le novice Gil, prêtre d’Aana !
- Mais il est mort, s’étonne le prince Corn. Pourquoi ne pas choisir plutôt votre fils ?
- Je vous fais confiance pour ressusciter le novice. Quant à mon fils, il sera libre de l’accompagner. Et maintenant que la délégation des mages, magiciens, alchimistes, astrologues et savants du royaume dévoilent l’énigme de cette nouvelle quête.
- Pour le renouveau des jours, une main innocente devra recueillir l’essence mortelle du divin au petit matin de la nouvelle lune, et la mélanger à la sève d’un jeune chêne, ou mieux, d’un séquoia, avant que la rosée ne s’évanouisse. Les champions ont un an pour résoudre l’énigme.

- Finalement, c’est ma traduction qui a été choisie ! s’exclame Carali.
- Elle est la plus littérale, et Kirus la préférait, explique l’Egyptien aux champions, après les cérémonies, dans une salle écartée.
- A quoi cela doit-il servir ? demande Georg.
- Au renouveau des jours.
- Mais encore ? Ni le soleil, ni donc les jours, ne me semblent en péril.
- Si on vous expliquait tout ce qui se cache derrière cette énigme, vous ne seriez plus innocents...
- Et alors nous ne pourrions recueillir l’essence divine du mortel. J’ai compris ! déclare Eloa.
- Moi je n’ai rien compris du tout ! réplique Georg en se levant de table. En tout cas, et en dehors de la première femme à qui j’ai fait l’amour, c’est bien la première fois qu’on me déclare innocent.
- Où allez-vous ? demande Orion.
- Voir dans les caves du palais si Fafir ne m’inspire pas la solution de votre énigme.
- Enigme qui est aussi la votre. Vous faites partie des champions, ajoute le prince.
- Et vous, vous n’en faites pas partie. Ne me dictez donc pas ma conduite !
Il sort.
- Comment quelque chose de mortel pourrait être divin ? reprend Carali.
- Ou, disons mieux, comment quelque chose de divin pourrait être mortel ? reprend Eloa à son tour.
- Expliquez-moi donc cette contradiction, intervient Gart.
- Depuis la bataille des Quatre Mondes, P’tha a nettement séparé les deux plans. Cela fait partie des mythes fondateurs du nouveau monde.
- Qu’en pensez-vous, l’Egyptien ? Mais où est-il passé ?
- Disparu par enchantement, comme d’habitude.
- En attendant que les prêtres du prince Corn redonnent vie à Gil, vous pourriez rechercher dans les archives du palais d’autres informations sur ce mythe fondateur de la séparation du mortel et du divin, propose Orion.
- Les archives du palais ? Mais elles doivent être énormes! s’exclame Carali.
- C’est vrai, et je ne puis vous aider. La plupart sont écrite dans la langue ancienne, et seuls des magiciens peuvent la déchiffrer.
- Je vais t’aider, ne désespère pas, ajoute Eloa.

- Cette fois-ci tout me semble bien engagé. L’affaire est dans le sac! déclare le prince Corn, de retour dans ses appartements.
- La cour toute entière a admiré la prestance de votre champion, lui répond son valet, qui est aussi son plus proche conseiller. Mais pourquoi l’avoir choisi ? Il n’a pas une réputation de loyauté à toute épreuve.
- Justement, D’un côté il est fort, brave, voire téméraire. Personne ne peut me reprocher mon choix. Mais de l’autre il me hait, et fera son possible pour retarder sa mission, explique le prince en se versant un verre de vin.
- J’admire votre sens politique.
- La quête va échouer, et le roi en sera affaibli.
- Mais, même affaibli, il reste honoré de ses sujets, et son domaine est bien plus puissant que les Marches.
- Ecoute donc la suite de mon plan...
...
- Et ainsi, conclu le prince Corn après avoir vidé le pichet, je serais le maître du nouveau monde !
- Vous êtes décidément l’homme le plus... le mot me manque.
- Rusé ?
- Voilà.
- Je suis fatigué maintenant. Tu peux te retirer.
- Bien, mon prince.
- J’allais oublier, comment ce nomme cet espion qui est revenu de mission le mois dernier ?
- Jack ?
- Dis-lui de passer me voir ce soir.

Peu après, Jack toque à la porte.
- Bonsoir, te souviens-tu de l’homme qui t’a fait venir ?
- Oui.
- Tue-le. Que cela ressemble à un crime crapuleux et que l'on ne puisse me soupçonner. Reviens m'en rendre compte après, qu’elle que soit l’heure.
- A vos ordres.
L’assassin se retire, et revient à peine deux heures plus tard.
- C’est fait ?
- C’est fait.
- Parfait. Tiens, prends cette dague comme récompense.
- Mille grâces, monseigneur.
- Tu suis toujours l’entraînement de mes troupes spéciales ?
- Oui.
- Je saurai me souvenir de toi à l’occasion.

Jack se retire de nouveau. Le prince peut enfin se coucher. Il peut maintenant dormir tranquille. Quelle idée saugrenue a-t-il eu de se confier à son valet ? Depuis cette lamentable affaire de Tirlili, il ne se reconnaît plus. Il doute de lui, et a besoin d’un public pour se rassurer. Mais cela ne se reproduira plus. Il ne lui reste plus qu’à ce débarrasser de ce Jack dans une obscure mission, et ses plans resteront secrets, jusqu’au grand jour.

Une demi-lune plus tard, Carali et Eloa sont toujours occupés à traduire une masse impressionnante de documents.
- C’est inutile. Jamais nous ne parviendrons à trouver la solution en une année. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin ! déclare le magicien.
- Ne désespérons pas. Dans ce fatras, qu’as-tu découvert? Pour ma part je n’ai trouvé que des manuels de construction navale, et des récits courtois. Et toi ?
- Après avoir analysé quelques parchemins, il semblerait que la source principale du pouvoir de l’ancienne civilisation provienne de la région que nous appelons aujourd’hui la Frontière. Nous n’avons ici que les archives d’une province maritime.
- As-tu trouvé des traces de la bataille des Quatre Mondes ?
- Non. Curieusement, cette bataille, pourtant légendaire depuis l’arrivée des nouveaux colons sur ce monde, n’est jamais mentionnée auparavant. Est-ce un mythe, où y a-t-il une part de vérité ?
- Le roi Uhr pourrait nous répondre. Il est le fondateur du nouveau monde.
- Nous pourrions essayer. Mais je crains bien que, comme l’Egyptien, il refuse de nous répondre, et pour les mêmes raisons.
- Je comprends. S’il le faisait, nous ne serions plus innocents, et la quête serait compromise.

Soudain, Orion, Gart et Gil, qui vient juste de se remettre de sa résurrection, font irruption dans la bibliothèque.
- Cela en est trop ! Au lieu de songer à notre mission, le champion du prince Corn passe son temps à s’enivrer! Eloa, je compte sur toi pour faire cesser ce scandale, puisqu’il n’admet de remarques que de la part d’un autre champion !
- J’arrive.
- Et nos recherches ? s’exclame Carali.
- Ne bouge pas d’ici, mon cœur. Je démêle cette embrouille, et je reviens.
Ils sortent, laissant là l’apprenti magicien.

Pendant ce temps, Georg subit un sermon. Son ami, le maître des gladiateurs, n’ose intervenir devant son prince.
- Votre conduite est inqualifiable ! S'indigne Orion.
- Cause toujours, mon joli !
- Nous n’avons que faire de soudards sans honneur tels que vous !
- Attends voir ! Je vais te chauffer les oreilles, tout prince que tu sois !
Le géant tire son épée. Mais il est tellement saoul qu’il titube et s’affale par terre.
- C’est un coup de la sorcière, crie-t-il. Attends que je me relève ! Où est mon épée ?
- Elle est sous toi, ivrogne ! s'exclame Gart.
- C’est inutile de s’égosiller. Le voici qui dort assis !
A ses mots, Georg ouvre un œil.
- Je suis peut-être un ivrogne, mais j’ai des idées, moi !
- Et quelle idée saugrenue peut-elle sortir des brumes de ta soûlographie ?
- La deuxième partie de l’énigme parle de sève de chêne, et d’une autre chose au nom bizarre.
- Un séquoia ? Il en pousse quelques-uns près des montagnes du nord, dit Eloa.
- C’est donc un arbre, et qui pourrait mieux nous renseigner sur les arbres qu’un druide ?
- Mais les druides ont disparu depuis longtemps. Ils sont tous morts et enterrés.
- Pas le grand druide de la forêt elfique.
- Tu le connais ?
Pour toute réponse, Georg se rendort, et ronfle.
- Il bluffe ! déclare Gart.
- Je ne crois pas, intervient le maître des gladiateurs. Il m’a raconté ses exploits, et il a effectivement rencontré le grand druide.
- Magicienne Eloa, demande Orion, que décidons-nous ?
- L’idée me semble bonne. Allons vers la forêt elfique à la recherche du grand druide.
- Et le champion du prince Corn ?
- Emmenez-le donc avec vous, conseille le maître des gladiateurs. Peut-être ment-il à propos du grand druide, mais il connaît les elfes. Cela pourrait vous être utile.
- Et Carali et ses recherches ?
- Il se débrouillera bien tout seul ! répond Eloa. Partons sur l’heure. L’inaction me pèse trop !

Ils hissent donc Georg en travers d’un cheval, et s’en vont. Laissant Carali à ses études et ses questions.
- Mon cœur ?

A son réveil, à quelques lieues de là, le géant proteste avec véhémence.
- Il est indécent pour des chevaliers de notre rang de voyager en si piètre équipage. Nous n’avons même pas pris le temps de nous enquérir du minimum.
- Si nous avions tardé, je doute que nous eussions réussi à vous détacher des caves du palais, répond Orion.
- Ne nous fâchons pas, intervient Eloa. J’ai confiance en ton expérience, Georg. Comment pouvons-nous combler nos lacunes ?
- Donnez-moi de l’or, et je vais acheter au premier village ce qui nous est indispensable pour notre expédition dans la grande forêt elfique.

Gart lui cède sa bourse, et le géant s’en va. Au bout d’un certain temps, Gil a un doute.
- Et s’il lui prenait envie de garder la bourse, et de déserter notre compagnie ?
- Je ne pense pas, répond Eloa. J’ai foi en lui.
- Tout de même, rétorque Orion, cela fait bien longtemps qu’il est parti. Allons voir.

Ils découvrent l’intéressé, attablé à l’auberge du village, et en grande conversation avec l’aubergiste.
- Que fais-tu ici, nous t’attendions. Et les achats que tu étais censé faire ?
- J’ai acquis une mule de bât. Elle est restée attachée à l’extérieur. Pour l’heure, je suis en conversation d’affaire avec l’aubergiste.
- Hé ! La mule ne porte que deux tonneaux de vin, s’étonne Gart. Où sont les tentes, les couvertures, les vivres, les armes nécessaires à l’expédition ?
- Ivrogne ! Vous avez dépensé toute notre fortune pour votre vice ! s’indigne le prince.
- Mille excuses. Le vin, c’est pour la route. Mais j’ai trouvé ça !
Il exhibe un carré de tissu coloré.
- C’est une pure soie du maître artisan Hermès. Je suis sûr que dame Alvina y sera sensible.
Ils repartent. Orion toujours pestant contre les fous et les ivrognes.

Après une semaine de voyage, et avoir traversé une petite partie des Marches du prince Corn, ils entrent dans la Frontière. Tout se passe sans incidents, lorsqu’un matin, Georg pique une violente colère.
- Mon vin ! Quelqu’un a laissé les robinets ouverts cette nuit, et tout a coulé ! Il ne me reste plus que cette gourde !
- Dites plutôt que vous étiez tellement ivre que c’est vous qui ne les avez pas refermés, ivrogne !
- Bandit !
- Très bien, réglons cela par les armes !
- Un instant ! intervient Eloa. Il n’y a pas de traces par terre. Le vin n’a pas coulé. Il a été bu !
- Mais par qui ?
- C’est le pays des leprechauns ici. Carali m’en a parlé. Ils sont forts amateurs de vin.
- Un leprechaun ? Qu’est-ce que c’est ?
- Un petit lutin.
- Et c’est un petit lutin qui a bu tout mon vin ? Vous vous moquez de moi !
- Hé ! Regardez ! La gourde, elle se sauve!
En effet, le récipient s’éloigne à vive allure, flottant par magie à quelques pouces du sol. Georg court pour récupérer son bien, et plonge à terre. Mais c’est raté. Le leprechaun apparaît alors en dessous de la gourde, se retourne, et lui tire la langue. Puis il s’enfuit et disparaît de nouveau.
- Maudit lutin ! Voleur ! Bandit !
Orion, Gart, Gil et Eloa, rient à gorges déployées des malheurs du géant.

Ils entrent dans la grande forêt elfique. Mais là, nulle trace des elfes, ni d’aucun autre habitant, hormis les oiseaux, et les écureuils.
- Quand allons-nous donc rencontrer vos amis ? demande Orion.
- Ce n’est pas nous qui allons les trouver, répond Georg, mais l’inverse. Il est même très probable qu’ils nous aient déjà vus. Cependant notre nombre leur fait peut-être peur. Nous ferions mieux de nous séparer. Nous aurions ainsi plus de chances.
- Et pour nous retrouver ?
- Le premier qui les aborde leur fait part de notre quête, et ils nous aideront sûrement. C’est leur forêt ici, et nul ne peut leur échapper.

Ils vont donc chacun de leur côté.

Effectivement, peu de temps après, Georg voit des elfes venir vers lui. Ils le mènent à leur village de huttes et de branchages, dont il serait bien incapable de retrouver le chemin sans aide.
- Tu es le bienvenu de retour chez nous, lui dit le roi Belnomë. Mais qui sont donc tes amis ?
- Ami est un bien grand mot. Disons que ce sont les compagnons d’une quête bizarre.
- Désires-tu que nous les accueillions ?
- Qu’ils se débrouillent ! Je suis venu pour d’autres motifs. D’une part ma cotte de maille elfique a été endommagée depuis la dernière fois. Pouvez-vous m’aider à la réparer ?
Le roi examine l’armure.
- Je vois de nombreuses entailles. Mais c’est possible. Tu as dû être sévèrement blessé.
- Oui, et j’ai reçu une blessure bien plus profonde encore. Dame Alvina, pourriez-vous m’aider ?
- Que puis-je pour toi ?
- J’ai perdu mon âme, et je ne sais comment la récupérer. Pourriez-vous m’en donner une autre ?
La reine des elfes prononce une formule magique, et l’examine.
- Je crains, hélas, que ce ne soit pas de mon ressort. Le sortilège est d’origine divine, et je ne peux le contrer. Toutefois, grâce à mon anneau, je peux formuler un souhait magique. Tu retrouveras ton âme, mais j’ignore quand, et si c’est dans ce monde ou dans l’au-delà. Le grand druide pourrait sans doute t’aider mieux que moi. Je vais t’indiquer le chemin.

Gil erre depuis une journée dans la forêt, lorsqu’il est attiré par une odeur particulière.
- Qu’est-ce ? On dirait un mélange de cuisine et de... beurk !
Il s’approche de la clairière. Il y a une petite chaumière d’où s’échappe une fumée.
- Si j’étais à ta place, je n’irais pas là !
- Qui a parlé ?
Gil se tourne vers le buisson d’où vient l’avertissement. Personne!
- Laisse donc ce vermisseau et viens me tenir compagnie, l’interpelle la charmante sauvageonne qui est sortie de la mystérieuse habitation.
- Prends garde ! Elle est méchante ! prévient de nouveau la voix. Aïe !
- Silence !
La sauvageonne a pointé un doigt vers le buisson, et un projectile magique est parti de sa main pour le frapper, atteignant probablement sa cible, ou du moins lui clouant le bec.
- N’écoute pas les jaloux, et viens te reposer dans ma demeure.

Les récentes mésaventures de Gil devraient le rendre méfiant, mais hélas la nature de l’homme reste faible. Tâchons d’en savoir plus. Elle peut me renseigner. Fort de ce prétexte, il succombe aux charmes de son hôtesse.

- Et maintenant, goûte-moi donc ce civet.
- Cette marmite ?
Gil respire le fumet.
- Beurk ! Ca sent vraiment bizarre...
- Goûte sans sentir. L’odeur cache des saveurs exquises.
- Je vais essayer, mais, sans vouloir vous offenser, ça sent horriblement mauvais.
- Goûte te dis-je !
- Je... Non ! C’est insupportable!
Gil renverse la marmite du coude.
- Ca sent les épinards ! Et depuis mon enfance, je ne supporte pas cette odeur !
- Malédiction !

Son charme brisé, la sauvageonne apparaît pour ce qu’elle est réellement : une horrible sorcière.
- Où es-tu, que je te t’extermine !
Du breuvage renversé s’échappe maintenant des volutes de fumées jaunes, oranges et vertes qui brouillent la vue. Gil en profite pour s’enfuir, tout en donnant un grand coup de pied dans les tisons de l’âtre.
- Lâche ! Reviens ici que je me venge! Hurle la sorcière dans la chaumière désormais en flammes.
Le novice prend ses jambes à son cou.
- Bien joué ! Mais tu ne vas pas m’abandonner à sa colère.
Il prend le temps de regarder dans le buisson. C’est un pixie, une variété particulière de lutin de deux pouces, qui a été blessé par la flèche magique de la sorcière. Il le ramasse, et s’enfuit sans demander son reste.

Plus tard, après l’avoir soigné, il l’interroge.
- Qu’y avait-il dans la soupe ?
- Des limaces, de la bave de crapaud, et le sperme de ses amants infernaux.
- Pas d’épinards ?
- Sa mixture n’est pas au point. Elle a toujours un arrière goût désagréable qui varie selon sa victime. D’habitude on s’en aperçoit trop tard. Mais tu as su montrer suffisamment de... hem ! .... sagesse pour déjouer le piège.
- Dis-moi, connais-tu le grand druide ?
- Qui n’en a pas entendu parler ?
- Où puis-je le trouver ?
- Je vais t’y conduire.

Eloa est également à la recherche du grand druide. Mais, malgré l’ombre des arbres, qu’il fait chaud en cette belle journée d’été. Elle entend une source d’eau claire. Personne à l’horizon ? Elle décide de se dévêtir et de se baigner. Cela fait bien huit jours qu’elle voyage sans se laver. Malgré ses parfums, cela lui manque.
- Ce n’est pas possible ! Je tourne et erre pendant des heures dans cette forêt sans rencontrer âme qui vive, et il suffit que je prenne mon bain pour qu’aussitôt tous rappliquent! S’écrie la magicienne en cachant ses seins nus sous ses mains. Sortez de là!
Elle voit sortir des fourrés un homme barbu de forte carrure, au torse nu et velu.
- Faites excuses, mademoiselle. Je ne voulais pas vous importuner.
- Vous tombez à pic. Pouvez-vous me conduire jusqu’au grand druide ?
- Je peux vous mener jusqu’à mes amis. Ils seront ravis d’une présence féminine, et pourront vous aider.
- Veuillez vous détourner, afin que je puisse sortir du bain, et me rhabiller.
- Volontiers.
- Et je vous interdis de vous retourner.
- Naturellement.
Une fois fait, Eloa tente de faire plus ample connaissance avec son interlocuteur.
- Comment vous nommez-vous, Monsieur ? Il est si rare de rencontrer un humain en ses contrées.
- Je m’appelle Erès, et je ne suis pas tout à fait humain, comme vous pouvez le constater.
- Oh !
L’homme sort un peu de l’ombre des bois, et dévoile une partie postérieure chevaline.
- Vous fais-je peur ?
- Vous êtes le premier centaure que je vois. Veuillez pardonner ma surprise. Me conduirez-vous à vos amis ?
- Montez donc sur mon dos. Nous irons plus vite ainsi.

Après une rapide course à travers les bois, ils arrivent à une clairière d’où s’élève une musique féerique. Il y a là plusieurs centaures, écoutant un faune.
- Venez donc vous joindre à nous, charmante inconnue.
- Puis-je vous poser une question ?
- S’il vous plaît, écoutez d’abord mon interprétation.
Eloa écoute donc la flûte. C’est un air doux et lancinant, avec d’audacieux trilles à la fin du morceau.
- Alors, qu’en pensez-vous ?
- C’est charmant. Mais, excusez-moi, une de mes oreilles était encore bouchée par l’eau de la fontaine.
- Hélas, je n’ai donc pas pu vous charmer. Il faut écouter ma musique des deux oreilles pour que l’âme chavire.
- Ainsi vous avouez avoir tenté de me séduire ?
- Pas plus que ce pervers d’Erès, qui adore être monté par de jolies nymphes.
- Vous m’en apprenez de belles, mais je vous pardonne à tous deux. J’ai apprécié cette folle chevauchée entre les arbres, ainsi que, Monsieur le faune, votre musique et votre compagnie.
- Nous sommes tout honorés de votre présence.
- Mais un petit rien me chagrine. J’ai ouï dire beaucoup de bien du grand druide, mais je n’arrive pas à le rencontrer.
- Pour le plaisir de votre conversation, nous allons vous conduire jusqu’à lui.

De son côté, Orion a entendu les cris d’une femme en détresse. N’écoutant que son courage, il s’élance.

Une demoiselle est poursuivie par un troll. Le paladin boit d’un trait la potion de force que lui a donné son père avant de partir, puis tire son épée. Le combat est difficile. Le monstre se régénère au fur et à mesure des coups. Puisant dans ses dernières ressources, et tirant le meilleur parti des dernières leçons de son maître d’armes, Ziat, le prince finit par être vainqueur. Heureusement ce n’était qu’un petit troll. Puis il ramasse des branches mortes et des feuilles sèches, et fait un feu pour brûler le corps du monstre, comme on le lui a enseigné. Mais où est passé la femme ? Elle s’est enfuie.
- Où êtes-vous, Madame ? N’ayez plus de craintes, votre ennemi est mort.
Il ôte son heaume pour essuyer un peu le sang et la sueur qui perle à son noble front.
- Je suis le prince Orion, et ne désire rien d’autre que discourir avec vous comme toute récompense.
La demoiselle daigne enfin montrer son visage, et descend du chêne où elle s’était cachée.
- Vous êtes le prince Orion, dites-vous. Seriez-vous parent avec le roi Uhr?
- C’est mon père, et je...
Le paladin a croisé le regard de la dryade, et est envahi d’un sentiment inconnu pour lui jusqu’à ce jour.
- Je...
Il se sent joyeux et triste à la fois. Sa main tremble, et il rougit de confusion.
- Je vous aime.

Ils passent le reste de la matinée, à marcher main dans la main, et à se regarder dans les yeux. Puis, à la fin du jour :
- Ma dame, je chéris entre toute cette journée où je vous ai rencontrée. Mais mon devoir m’appelle. Je dois aider mon ami Gil, et je dois retrouver l’Œil de P’tha pour succéder à mon père.
- Je dois, à mon tour, vous déclarer quelque chose. Venez avec moi.

Elle l’entraîne à quelques pas de là, dans un petit creux de la forêt. Il y a là cinq tombes, baignées d’une douce lumière.
- Ici reposent les restes de vos prédécesseurs, les princes paladins d'Uhr. Ils ont renoncé à leur quête pour moi. Je les ai chéris chacun leur tour jusqu’à leur mort.
- Je jure de revenir finir ma vie avec vous, une fois ma quête achevée.
- Je suis comme ce chêne, patiente et forte à la fois. Je vous attendrais.

Puis elle le mène jusqu’à la clairière du grand druide.

- Et bien, quelle surprise de vous retrouver là, Gart, Eloa, Gil et Georg !
- Quelle surprise également, prince.
Chacun raconte son aventure.
- Et toi, Gart, que t’est il arrivé ?
- Strictement rien. J’ai juste trouvé accueillante cette clairière, et je me suis simplement assoupi au pied de ce frêne.
- Mais où est le grand druide ?
Ils appellent, font le tour de la clairière. Ils attendent. Personne !
- Il a dû s’absenter.
- Laissons un message et revenons plus tard.
Orion écrit une missive, puis cherche un endroit où la déposer.
- Donnez-moi ça, je m’en charge !
Georg s’apprête à planter le parchemin avec une dague dans le tronc de l’arbre, mais il se trouve soudain les pieds pris dans l’herbe.
- Malédiction ! D’où sortent ces liens? Aïe !
Il tombe, assommé par une branche du frêne. Puis le grand druide apparaît enfin. Il s’était caché dans l’arbre, dans lequel il s’était fondu par magie.
- Je vous écoute. Comment puis-je vous aider ?
Ils lui expliquent leur quête.
- Au début du monde, leur raconte-t-il, la différence entre mortels et immortels était infime. Tous descendaient directement du divin. Puis vint l’âge des Ténèbres, et la bataille des quatre mondes, à l’issue de laquelle tous les dieux ont quitté la terre. A mon avis, il vous faut retrouver l’être le plus vieux de ce monde. Peut-être a-t-il conservé une part de ses origines divines.
- Mais où trouver un tel personnage ? S’il est resté sur terre, c’est qu’il est mortel. Et alors, comment a-t-il pu survivre aux siècles ?
- Et quelle est son essence ?
- Demandez-le-lui lorsque vous le trouverez. Autre chose : quand cet imbécile se réveillera, ajoute le grand druide en désignant Georg, dites-lui d’appliquer cet onguent sur son œil, et de ne plus toucher aux arbres. Pour le reste, je ne peux rien faire d’autre. Bonne chance.
Le grand druide disparaît lentement dans la terre. Une fois partis, ils s’interrogent encore.
- Et maintenant, comment allons-nous trouver un être aussi vieux que notre monde ? Où diriger nos recherches ?
- Allons voir dame Alvina, répond Georg en train d’appliquer sa pommade. Je me souviens de l’avoir entendu parler de la bataille des quatre mondes comme si elle y avait assisté.

Sous la conduite du géant, ils retournent interroger la reine des elfes. Mais celle-ci doit les décevoir.
- La bataille des quatre mondes a duré plusieurs générations. La différence entre mortels et immortels était déjà bien établie lors de ma naissance. Je ne porte donc nulle essence divine en moi.
- Vous êtes notre dernier recours, que nous conseillez-vous ?
- Bien que je sois la doyenne des elfes de cette terre, je ne suis pas la doyenne du monde. Le dragon d’argent Erius, qui vit dans les montagnes des nains, est encore plus âgé que moi.
- Il nous faut donc poursuivre notre quête dans ces contrées.
- J’allais oublier, Georg, à qui destinais-tu ce foulard ?
- A vous. Mais je n’ai osé vous le remettre devant votre époux.
- C’était une charmante attention.
- Merci Madame. Malgré votre âge, vous êtes toujours aussi jeune.
- Le compliment me touche. Adieu.

Ils s’en vont. Cent pas plus loin, le géant se retourne pour ajouter quelque chose, mais le village est déjà hors de vue, comme disparu par magie.
- Je voulais dire que vous êtes très belle ! crie-t-il dans le vent.

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