Politesse et Personne - le japonais face aux langues occidentales, par André WLODARCZYK, préface de Claude HAGÈGE, Éditions L'Harmattan, Paris 1996, pp. 277
ISBN:2-7384-4113-0

préface de Claude HAGÈGE  
 
Préface

Pour cette confrontation, qu’il souhaitait présenter, de la catégorie de la politesse avec celle de la personne, M. A. Wlodarczyk savait qu’il trouverait dans la langue japonaise un matériau de choix. Cette langue, en effet, par la diversité des moyens qu’elle met en oeuvre, permet de situer à des places différentes, au sein d’une hiérarchie, le locuteur, l’allocutaire (personne à laquelle le locuteur s’adresse) et le délocutif (qui est dans la terminologie d’A. Wlodarczyk, distincte de celle d’E. Benveniste, chez qui ce terme revêt une tout autre acception la personne ou la chose dont on parle). En particulier, même si le délocutif ne change pas sur le plan référentiel, le japonais permet d’en parler à l’aide de l’un ou l’autre de deux énoncés, distingués aussi bien par les substantifs honorifiques s’appliquant au délocutif que par les formes appréciatives ou dépréciatives du verbe, lesquelles indiquent, respectivement, que le locuteur respecte l’allocutaire et/ ou le délocutif, ou qu’il se déprécie lui-même. Sur la base de ces faits, l’auteur dégage une fonction qu’il appelle estimative, et qui est celle des formes honorifiques en tant qu’elles construisent une relation entre locuteur, allocutaire et délocutif. Par là cette étude, du fait qu’elle établit un pont entre politesse et personne en reconnaissant dans les deux les mêmes composantes fonctionnelles, offre un cadre qui permet de dépasser le cas du japonais, et de traiter les honorifiques en linguistique générale.

Mais un autre aspect intéressant de cet ouvrage est qu’il contribue au traitement d’une question essentielle, celle de savoir s’il faut imputer à la grammaire ou à la pragmatique, voire à la stylistique, les règles de formation des énoncés relatives à l’expression de la politesse, et par conséquent si c’est au regard du système de la langue ou au regard du rapport d’interlocution qu’il faut réputer fautifs les énoncés qui ne respectent pas ces règles. Bien que non explicite sur ce point, le passage suivant due la sociologue C. Nakane, que cite A. Wlodarczyk, semble suggérer (en 1974) la première solution: "Dans la vie courante, quelqu’un qui ignorerait la position respective des gens qui l’entourent ne pourrait [...] ni parler, ni s’asseoir ni manger [...]. Les expressions et le ton convenables pour un supérieur ne doivent jamais être utilisés pour s’adresser à un inférieur. Même entre collègues, il faut que les deux partenaires soient très intimes pour qu’ils puissent se dispenser des termes honorifiques de rigueur, termes dont les langues occidentales ne fournissent guère d’équivalents. Le comportement et le langage se trouvent ici étroitement mêlés". Mais A. Wlodarczyk, qui souligne que son propos est d’offrir une pragmatique du japonais, paraît pencher plutôt pour ce qu’indique cette formulation. On pourrait adopter une position moyenne, et considérer que les fautes d’honorifiques ne sont des fautes de grammaire que dans certains cas, par exemple quand une forme déférente à suffixe -masu ou auxiliaire desu est employée dans une subordonnée relative. Mais même alors, comme le rappelle A. Wlodarczyk, les formes déférentes ne sont pas exclues si l’expression est particulièrement polie. Ainsi, bien qu’il soit vrai que les types de contraintes propres aux subordonnées s’expliquent par le fait que, n’étant que des parties de messages, elles ne peuvent être structurées comme des messages complets, celles de ces contraintes qui concernent la politesse en japonais peuvent être levées dans certains contextes sociaux. Il faut donc admettre qu’il ne s’agit plus d’un problème strictement syntaxique.

Outre ces importants apports, le livre présente une intéressante comparaison avec les langues occidentales. Nourri d’une documentation et d’exemples abondants, il peut être considéré comme une contribution précieuse à l’étude d’un des traits les plus singuliers du japonais et d’autres langues d’Extrême-Orient (je ne connais pas d’ouvrage français comparable sur le coréen, où les faits sont voisins), et comme une pièce importante du débat linguistique et sociolinguistique sur la politesse et la personne.

Claude Hagège