Revue trimestrielle "LANGAGES", (N° 68) 1982
Éditions LAROUSSE Paris
"La Linguistique japonaise"

 

  Le japonais est une langue pour le moins surprenante à plusieurs égards; elle n'a pas (?) de parenté linguistique avec d'autres langues (sinon avec le coréen), son lexique est doublement structuré (sino-japonais), ce qui d'ailleurs empêche les Japonais d'abandonner l'écriture « idéographique » empruntée à la Chine, sa syntaxe se fonde sur une prédication avec un sujet facultatif (!), elle exprime les rapports « interlocutifs » de l'énonciation au moyen d'une catégorie honorifique (la Personne n'y étant pas une catégorie verbale) etc.

     Sur le plan méta-linguistique, il existe aujourd'hui au Japon plusieurs termes qui correspondent grosso modo au seul nom de notre discipline « la linguistique »: kokugogaku (études de la langue nationale), (gaikoku) gogaku (études des langues (étrangères)), gengogaku (études du langage, d'où ippan-gengogaku - linguistique générale). Le terme kokugogaku (études de la langue japonaise) a été forgé par opposition au kangogaku (études de la langue chinoise), tandis que le terme nihongogaku (études de la langue japonaise) l'a été par opposition à gaikokugogaku (études des langues étrangères). Très récemment, on observe l'apparition du néologisme nihongengogaku (linguistique japonaise) qui suggère moins la modernisation des études linguistiques au Japon que le désir de rechercher les bases profondes d'une pensée linguistique indigène, ce qui semble témoigner de la nécessité d'un nouveau retour aux sources dans ce domaine.

     En effet, bien que depuis un siècle déjà tous les courants qui animent les études linguistiques en Occident aient gagné les îles de l'archipel nippon, la linguistique traditionnelle y survit, bien plus qu'ailleurs, a côté des théories linguistiques modernes. Ceci doit pouvoir s'expliquer par le fait que les spécialistes de la langue japonaise, pour lu plupart, convaincus de la particularité de l'objet de leurs études par rapport aux autres langues du monde, s'attachent plus volontiers à la recherche d'une théorie de la langue japonaise (qui serait censée mettre en évidence la réalité linguistique indigène) et refusent ainsi souvent toute possibilité d'appliquer aux structures de leur langue les instruments de recherches d'importation. Nul doute que les racines de ce relativisme remontent au siècle passé où les premiers comparatistes ont établi que le japonais et le coréen étaient « uniques au monde » et constituaient à eux seuls une famille linguistique. Il est cependant digne d'intérêt de signaler également les nombreuses difficultés que rencontrent les théoriciens de la linguistique générale lorsqu'ils s'attachent à décrire/interpréter les structures du japonais avec les moyens qui se trouvent à leur portée.

     Dans ce volume, nous avons délibérément limité le choix des sujets à la linguistique japonaise traditionnelle car 1°) au sein de ces études, on aperçoit aujourd'hui, au-delà de la quête des données, la recherche d'une plus exacte adéquation de la théorie à l'objet étudié et 2°) cette tradition linguistique méconnue en Occident peut y contribuer a repenser certaines positions prises dans le cadre d'une linguistique dont le souci principal devrait être d'élargir incessamment l'applicabilité de ses méthodes.