3 - Le roman (par chapitres)


LA DANSE DES EPEES

A la mémoire de Joseph, Giulia et Jacqueline.

 

 

"Un homme seul est en mauvaise compagnie" Paul Valéry

"Le passé répond de l'avenir" Devise de la ville de Briançon

 

CHAPITRE I

Ce mois de février 1985 avait atteint des records de froid. Les doigts engourdis dans ses moufles, il enclencha la première et la vieille Diane bleue toussa dans un bond en avant nerveux.
Félicien détestait cette voiture qui regimbait pour se hisser dans les méandres vers Fontchristianne et qui prenait dans les descentes des allures de bolide incontrôlable, lui donnant l'impression d'être passager à bord de son propre véhicule.
Il avait toujours le sentiment, en arrivant dans le dernier lacet avant Briançon, qu'il allait percuter le mur de pierres du cimetière de Pont - de - Cervières et terminer ainsi sa course dans le caveau familial des Blancs.
Directement, sans passer par l'extrême onction.
Cette idée d'enterrement express, sans Pater ni Ave, secouait Félicien d'un rire silencieux qui le tenait encore en arrivant au bas de la côte, dans le rond point de la Schappe.
Il aurait pu, tout aussi bien, quitter son village natal pour venir s'installer dans le deux - pièces, avec vue sur la Micheline rouge, au-dessus de sa boutique.
Mais, jamais rien ne changeait dans la vie trop bien réglée de Félicien : ni la Diane qui le conduisait chaque jour de Fontchristianne à Sainte Catherine, ni la maison de pierre dans laquelle il était né et où il mourrait sans doute.
Chez les Blancs, on était fidèle aux lieux, aux objets, aux trajets, aux horaires. Aux hommes, rarement.
Il regardait avec un étonnement toujours renouvelé les rares clients qui pénétraient encore dans sa bijouterie, avenue de la Gare.
Ceux - là parsemaient le chemin de leur vie de petits morceaux d'or tels des Poucets scrupuleux, anxieux de pouvoir retrouver le chemin parcouru : alliances, colliers d'anniversaire, bracelets de naissance, bagues de fiançailles, crucifix et médailles commémoraient un amour, une joie, une foi.
Félicien n'adorait rien, Félicien n'aimait personne, Félicien n'avait rien à fêter.
Une vie lisse, régulière, ordonnée.
Depuis quarante ans maintenant, à travers la porte vitrée de sa petite échoppe, il contemplait avec indifférence le monde s'agiter au gré des passions humaines, au rythme de la folie des sentiments, étranger à cette danse effrénée, comme figé dans un temps révolu.
Depuis quarante ans, le même vent glacé qui balayait l'avenue de la Gare, soufflait en bourrasques dans son cœur.
Quarante ans déjà...

Manu lança une pigne de pin sur la maigre flamme qui dansait dans la nuit. Elle claqua dans un bruit sec.
- Arrête tes conneries, Manu, t'as passé l'âge.
- Ben quoi, si on peut même plus rigoler.
- C'est vrai, j'oubliais, on est ici pour rigoler, merci de me le rappeler.
- Laisse tomber, Manu, dit Ferdinand, apaisant.
Les mains dans les poches, la tête rentrée dans les épaules, voûté comme un gamin qui aurait grandi trop vite, Manu s'éloigna du feu.
- T'es dur avec lui, reprit Ferdinand, c'est encore un gosse.
- Ici, y a plus de gosse, grogna Norbert, ils nous ont même pris ça, les salauds... plus de gosses, plus de femmes, plus rien...
Ferdinand, les yeux rivés sur la flamme, écoutait son ami résumer leur détresse.
Souvent des vagues de dépressions succédaient à l'exaltation. Ferdinand en avait l'habitude.
Demain, Norbert se réveillerait sans doute prêt à bouffer du Boche, le couteau entre les dents, la haine aux tripes. C'est alors qu'il était le plus dangereux, incontrôlable, désordonné dans ses pensées, capable des pires folies.
Ces jours là, Ferdinand les redoutait. Il ne quittait pas son ami des yeux, prêt à le défendre contre sa rage, contre sa fougue dévastatrice, contre lui - même.
Manu revint vers eux en courant.
- Ca y est, ils sont là, je les ai entendus !
- C'est bien, se moqua Norbert, tu fais des progrès, voilà que tu entends à présent !
Norbert malmenait Manu pour passer sa colère sur quelqu'un, il lui fallait un déversoir pour recueillir le trop plein de ses haines.
C'était généralement le môme qui faisait l'affaire !
Mais Norbert aurait donné sa vie et son âme pour ce gamin que cette saleté de guerre avait précipité trop tôt dans la cour des grands, comme un Gavroche sur une barricade.
A dix - sept ans, Manu naviguait encore à l'instinct mais il devinait la tendresse sous les quolibets de Norbert et se prêtait à ce jeu de rôles avec complaisance. Et d'ailleurs, comment aurait - il pu faire autrement, où aurait - il pu aller ?
On ne lui avait pas laissé le choix : le S.T.O. ou la poudre d'escampette.
Le soir où la convocation lui était arrivée, son père avait mis son vieux feutre noir et, assis en silence près de sa mère en larmes devant le fourneau - bouilleur, il avait attendu la nuit noire.
Il s'était alors rendu à Pont - de - Cervières, chez le Joseph Arnaud. Bien avant l'aube, Joseph et son frère Louis étaient venus chercher Manu.

A travers les mélèzes et dans un vent sifflant, ils avaient marché durant des heures en pleine montagne.
Par des chemins connus d'eux seuls, se repérant au bruit du vent dans les branches, aux silhouettes inquiétantes des rochers, au tumulte des torrents, à la clarté d'un maigre croissant de lune, Joseph et Louis l'avaient conduit auprès de ces hommes : Norbert, Ferdinand et les autres...
Avant de redescendre, Joseph l'avait serré dans ses bras, une accolade geste initiatique, signe de bienvenue chez les Hommes.
Dans le maquis, les mots étaient rares, les actes lourds de sens...
Norbert reprit, toujours aussi moqueur :
- Bien sûr qu'ils sont là... ils sont là depuis une heure au moins, planqués, ici, quelque part... T'as rien entendu du tout, ils t'ont laissé entendre.
- Mais alors, qu'est - ce qu'ils font, pourquoi ne sortent - ils pas du bois ?
Norbert secoua la tête, découragé par tant de naïveté.
- Des fois que les Allemands leur colleraient au train, expliqua patiemment Ferdinand, ça c'est déjà vu...
Soudain, une ombre noire se découpa sur la futée. Elle avança vers le petit groupe au centre de la clairière.
Ferdinand se retourna.
L'embrassade silencieuse se prolongea. Manu étonné regardait ces deux colosses soudés l'un à l'autre. Les effusions physiques entre hommes le dérangeaient toujours un peu.
Raoul prit la tête de Ferdinand dans ses mains et tourna son visage à la lueur des flammes.
- Ca va, frangin ? Tu tiens le coup ?
- On se gèle un peu la nuit mais ça va ! Et pour vous en bas ?
De la main, il désigna la vallée plongée dans l'obscurité.
Raoul ne répondit que d'un soupir.
Après avoir longuement serré la main de Norbert, il se retourna vers Manu :
- Alors petit, c'est sympa le camping ? De sacrées vacances aux frais de la Wehrmacht, pas vrai ?
Manu n'osa pas rire, un regard noir de Norbert lui figea les lèvres.
- Demain, on vous monte le matériel, annonça Raoul.
Prenant son frère par le coude, Ferdinand interrogea :
- Et t'as planqué ça où, sans indiscrétion ?
- Sous le plancher à Maisons Blanches, rigola Raoul.
- Oh le con ! Si la mémé savait qu'elle dort sur un lit de mitraillettes, elle te danserait une de ces gigues !
Ferdinand éclata de rire à cette évocation familière.
Il avait fallu une bonne dose d'inconscience à tous ces hommes pour passer ; passer de l'autre côté.
Actifs ou sédentaires les résistants donnaient tout à leur cause, leurs vies, bien sûr, mais parfois également, la sécurité de leurs propres familles.

Non, décidément, si elle avait su, mémé n'aurait pas dansé. A Pont - de - Cervières, les grands - mères résistaient aussi, à leur façon. D'ailleurs, elle savait certainement.
- Fabre, tu devrais redescendre maintenant, conseilla Norbert.
- Tu as raison, dit Raoul, puis en se retournant, il ajouta, ne faîtes pas de feu et n'amenez pas le gamin demain soir. Soyez prudents, ça bouge pas mal, en bas. Certains ne parlent que parce qu'ils ont la langue dans la bouche !
- Une langue, ça se coupe, songea Norbert tout haut.
- Notre heure viendra, reprit Raoul, nous réglerons nos comptes... dans peu de temps. Mais ne vous inquiétez pas, les armes, vous les aurez quand il faudra, quoiqu'il se passe, avec ou sans nous. Emile a une autre équipe, prête à prendre le relais... si jamais ça tournait mal pour nous quatre. Vous autres, vous devrez finir le boulot coûte que coûte.
Sans un mot, Norbert et Ferdinand acquiescèrent. Manu, en retrait, scrutait des yeux les ténèbres, à la recherche des trois ombres protectrices.
Raoul ajouta :
- Pour le trajet du convoi, il faudra attendre. On le saura au dernier moment, Jules et Paul vous préviendront, les Allemands décident ça à la dernière minute, pour éviter les fuites.
- Le navire Chleuh prend l'eau
Ca fuit, ils ont pas de pot
Ecopez les gars, écopez... chantonna Manu.
Rageur, Norbert se leva :
- Je vais lui en mettre une...
- Laisse, le calma Raoul, c'est la peur, juste la peur...
Et en s'éloignant, il murmura comme pour lui - même :
- On crève tous de peur.
Avant qu'il ne disparaisse, Ferdinand lui lança :
- Frangin, salue tes gars, remercie les pour la visite et surveille tes fesses...
Raoul pénétra dans la nuit des sapins noirs. Un sifflement à peine perceptible et c'est alors que Manu les aperçut enfin, dans son sillage, trois silhouettes sortirent de l'ombre. Silencieux et vigilants, Emile, Jules et Paul, trois anges gardiens, quatre destins.

La main sur la poignée de la porte de la boutique paternelle, Félicien avait lancé :
- A tout à l'heure papa, je sors pour les livraisons, j'ai pris le carnet de commande de la semaine.
- Ne traîne pas dans Sainte Catherine, l'occupant est nerveux en ce moment.
- Tu parles, les Boches sont tombés hier dans une embuscade vers Prelles, les gars du maquis de Béassac...
- Tu me sembles bien renseigné, toi, dis donc !
- Bof ! tu sais, le bouche à oreille...
- Et bien, ferme bouche et oreilles, et ne te mêle pas de ces histoires. Ce sera bientôt fini, tu as compris, fais pas le malin... Des otages, ils en fusillent tous les jours, juste pour l'exemple. Ce ne sont pas tes couillonnades qui changeront le cours de l'Histoire.
- Mais oui, je sais papa, tu as raison, allez... A tout à l'heure !
Félicien enfourcha sa bicyclette et pédala rageusement en direction de Sainte Catherine. Il passa le pont sur la Durance. Dans les rues encore fraîches de ce début de printemps 44, les patrouilles allemandes, armes aux poings, veillaient sur leur bastion. Briançon méritait toute leur attention. Cette place stratégique, ils ne l'abandonneraient qu'au prix fort.
L'ordre leur était venu de tenir, absolument. Jusqu'au bout.
Les combats seraient acharnés et meurtriers.
Certains briançonnais pressentant l'imminence des hostilités avaient fui, abandonnant à la hâte maisons et récoltes.
Ils avaient trouvé refuge dans les villages éloignés, hors de portée des batteries allemandes postées dans les forts autour de la cité. Ces places fortes imaginées par Vauban au XVII siècle, se dressaient sur les sommets alentours afin de veiller sur la ville. Cette protection, désormais aux mains de l'ennemi, se retournait aujourd'hui contre Briançon en menaçant quotidiennement sa population.
porte en chêneArrivé au pied de la Chaussée, Félicien frappa à une porte en chêne. Une femme aux cheveux gris, tout de noir vêtue, coula un regard inquiet par l'entrebâillement.
- Livraison de la bijouterie Blanc !
- Ben c'est pas malheureux, ronchonna la femme, cinq semaines pour deux anneaux en plaqué, encore un peu, ils se mariaient sans alliance...
- Un peu long, c'est vrai, mais c'est du travail d'orfèvre, Paulo sera content. Alors, à quand les noces ?
- Tu penses ! Les noces ! Par les temps qui courent, il est bien question de noces... enfin, quand on fait des bêtises... je t'en ficherai moi, du bal à la Grange... Paul passera vous régler, ajouta - t - elle en claquant la porte.
Félicien leva les yeux.
Face à lui, la Chaussée se hissait vers les remparts. Epuisante en été, vertigineuse et verglacée en hiver, elle demeurait cependant la voie la plus directe vers la vieille ville.
Félicien haletant et en sueur, descendit du vélo à mi - Chaussée. Sans lever la tête de son guidon, il passa devant le Grand Hôtel, siège de la Kommandantur.
Une grande agitation semblait y régner. C'était un ballet incessant et bruyant de voitures blindées et de camions qui circulaient au rythme des vociférations des officiers allemands.
Félicien s'arrêta devant une petite maison de pierres grises. Il frappa d'une main énergique au carreau de la cuisine prudemment recouvert de papier bleu nuit.
Mieux valait respecter les consignes de la défense passive. Les patrouilles allemandes, d'une rafale de mitraillettes dans les fenêtres, se chargeaient de vous éteindre définitivement la lumière coupable.
- C'est pour la livraison, madame Boisset, claironna - t - il en agitant un paquet minuscule devant lui.
La fenêtre s'ouvrit précipitamment et une femme encore jolie pour son âge apparue, souriante.
- Fais le tour, petit, je t'offre un verre d'eau.
- Non merci, j'ai pas beaucoup de temps et le père m'attend au magasin. Voilà la médaille que vous lui aviez confiée à graver. Jeanne et Emile, c'est bien ça ?
- Oui, oui, mais cache - moi ça, petit, il est encore là - haut... c'est une surprise pour nos trente ans de mariage. C'est pas grand chose mais trente ans ça compte ! Tu verras plus tard quand tu seras marié...
- Allez, bonne journée.
Félicien reprit sa route, le vélo à la main cette fois. Il termina la Chaussée, les yeux fixés sur les deux tours jumelles de la Collégiale qui se dressait au sommet du chemin de ronde.
Les patrouilles contrôlaient l'accès à la vieille ville et filtraient le passage au niveau de la porte d'Embrun.
Après avoir satisfait aux vérifications scrupuleuses de l'occupant, il déboucha sur la place de la Paix.
Au - delà du mur d'enceinte, dans un espace vertigineux, la vue portait jusqu'à Prelles.
Le Mélézin, face à lui, dressait son sommet qui conservait encore les traces blanches d'un hiver attardé.
La Gargouille baignait dans une fraîcheur inattendue et bruissait, apaisante. Elle offrait un contraste saisissant avec l'agitation et la frénésie guerrière que Félicien venait de quitter.
Comme il s'engageait sur les pavés, une voix dans son dos l'interpella :
- Oh ! Félicien, déjà là ?
- Mon père a fini le bracelet du bébé hier soir, alors j'ai pensé que ça vous ferait plaisir de l'avoir tout de suite.
- Tu as bien fait, montre - moi un peu...
Délicatement, Félicien dénoua la faveur qui entourait la petite boite.
Un minuscule bracelet de naissance apparut sur un lit d'ouate.
- Roger ! C'est ça. Encore une idée de ma femme ce prénom. J'aurais voulu l'appeler Jules, comme moi. Pense, c'est mon premier fils après trois filles ! Mais, elle trouvait Roger plus moderne... et ce que femme veut...
- Pour le prix, mon père ne vous compte que la façon, votre femme avait donné son vieil or.
- Tu verras ça avec elle. Moi, je pars au boulot.
En s'éloignant il ajouta :
- Faut bien que quelqu'un fasse bouillir la marmite dans cette maison !
Au carrefour des Quatre Rues, Félicien se rafraîchit à la Fontaine des Soupirs. fontaine François 1er
Lovée dans une voûte, indifférente aux hommes et au temps, elle pleurait son eau glacée par quatre becs de pierre.
Debout, sur la margelle circulaire du bassin, il buvait avec avidité autant pour apaiser sa soif que sa fiévreuse inquiétude.
Il reprit son vélo couché sur les pavés gris de la Grande Gargouille et s'engagea rapidement à droite dans la rue du Pont d'Asfeld. Là, à l'abri des regards et du bruit, il s'adossa au mur frais, bourrelé de mousse verte pour contrôler la colère qui le tenait depuis sa conversation matinale avec son père.
Trop jeune pour la mobilisation en 39, Félicien rêvait dès lors, de changer le cours des choses.
Il aurait tellement voulu laisser dans les mémoires une trace, et pourquoi pas, marquer de son nom les livres d'histoire comme Vercingétorix ou Attila. Les héros de la Communale.
Non, son père avait tort de croire qu'il ne pouvait rien au destin des hommes, que l'Histoire se ferait sans lui.
Quelques semaines plus tôt, il avait été réquisitionné par les Allemands comme d'autres Briançonnais, pour surveiller la voie ferrée.
Les sabotages s'intensifiaient et les occupants ne ménageaient par leur peine pour préserver le maigre réseau de communication.
Il avait donc passé la nuit, assis sur les rails, avec un gars de Villard - saint - Pancrace qui crachait parterre chaque fois qu'un soldat allemand passait sous leur nez.
Quand le soleil avait pointé au - dessus de la Croix - de - Bretagne, il avait quitté son compagnon peu amène et regagné la boutique paternelle, dépité.
Ce fut son unique contribution à l'Histoire !
A vingt ans, comment se satisfaire d'une vie étriquée dans une bijouterie miteuse, coincé entre un père autoritaire et avare, une mère silencieuse et soumise. Décidément, ils n'avaient rien compris. Ils vivaient cachés en attendant l'embellie, comme des lapins tremblants dans l'ombre du terrier espèrent le départ de la meute.
Lui n'était pas de ceux - là, sa décision était prise, son choix arrêté.
Ils allaient voir. Ils allaient tous voir ce dont était capable le fils Blanc, juste bon à livrer le travail de son artiste de père. Lui, le brave gamin, dos voûté sur son vélo, tête vide dans le guidon, serait le grain de sable dans la machine trop bien réglée de leur vie.
A son tour, il fléchirait le rythme des événements, marquerait de son sceau l'existence des autres. Un secret qui lui tiendrait l'âme et le cœur fiers pour toujours. Il n'y aurait alors plus de place pour rien, ni personne. Seulement l'intime certitude d'avoir été le détail essentiel qui, un jour, avait fait basculer le cours de leur histoire.
Le cœur battant, le poing rageur, il frappa à la dernière porte.
- Une livraison pour le Raoul Fabre...

 

Raoul Fabre, Jules Pinet, Emile Boisset, Paul Chabre : quatre noms sur une plaque de marbre près du lavoir, rue Pasteur.
Ils furent exécutés durant l'été 44 pour actes de sabotages et activités terroristes.
Une station de plus sur le chemin de croix du tribu que les Briançonnais rebelles depuis toujours, payèrent à la dernière guerre et à l'occupation.

Ce soir étrangement, Félicien avait besoin de prendre l'air. Pour la première fois depuis quarante ans, il dérogeait à sa règle : il ne rentrerait pas à Fontchristianne après sa journée de travail.
A sept heures précises, il ferma la boutique et dédaignant la Diane garée devant, il remonta l'avenue de la Gare. Tournant à droite, il découvrit la rue Pasteur déserte et mal éclairée.
Depuis longtemps déjà, le soleil avait fui derrière le Prorel. Les habitants coincés dans leur canapé à crédit, vivaient devant leur télé des émotions intenses par procuration. Cette vitrine magique, ce digest du monde s'était insidieusement substituée aux veillées. C'est pourtant là qu'autrefois, le goût des Briançonnais pour le surnaturel s'y satisfaisait en des récits de sortilèges, de nuits de pleine lune et de sorts maléfiques.
Félicien s'engagea dans la rue. Face à lui, dans le Café Ginette quatre vieux joueurs de belote commandaient une dernière chopine pour la route. Il dépassa la cité Barbot et, au hasard, dirigea ses pas vers la Schappe.
Ce long bâtiment de cinq étages, gris et désaffecté depuis longtemps, semblait encore plus sinistre de nuit.Schappe
On y peignait jadis les déchets de soie plus de douze heures par jour dans la pénombre des voûtes grises. Hommes, femmes, et même, enfants avaient été recrutés dans toutes les vallées voisines, jusque dans le proche Piémont.
La Durance qui bordait cette ancienne usine en contrebas, roulait dans un mugissement coléreux. Avec elle, l'esplanade de la Schappe résonnait encore des cris de révolte des ouvriers, qui exploités et miséreux, avaient lutté au début du siècle, dans une grève sans merci pour la juste reconnaissance de leur dignité.
Mais, en bon notable aisé, Félicien restait sourd aux échos des peigneurs de soie du passé.
De sa main gantée, il poussa le portail grinçant du parc.
Les mères et leurs enfants l'avaient déserté depuis l'heure du goûter, chassés par l'obscurité naissante et le froid mordant.
Comme tous les petits Briançonnais, Félicien était venu là enfant, lancer du pain sec aux canards, grimper aux arbres centenaires, danser la sarabande sur le plancher grinçant du vieux kiosque, s'épuiser en des courses - poursuites autour du lac, dévorer des sucreries qui collaient doigts et dents.
Le parc conservait encore les traces héritées du passé colonial de la France. Des petits ponts tonkinois, de minuscules maisons de thé aux pignons à gueules de dragons écarlates témoignaient toujours de l'engouement de la fin du siècle dernier pour les raffinements de cet Orient du Mékong.
Le parc était abandonné, silencieux, immobile. La neige scintillait au clair d'une lune voilée.
Les mains dans les poches, figé sur la berge du lac, assourdi par le roulement continu de la Durance, Félicien se souvenait...
Le crissement d'un pas dans la neige le fit se retourner. Une silhouette noire, le visage dans l'ombre des grands sapins, se tenait là.
Entre eux, un éclair de lune qui allait et venait dans une danse folle.
Félicien fit un pas en arrière. L'éclair se rapprocha. Il recula encore sur la mince croûte de glace qui recouvrait la pièce d'eau.
Il était fasciné par ce croissant d'argent qui s'agitait devant ses yeux. Il l'observait, tentait de saisir le sens caché de cette funèbre parade.
La lame effleurait son ventre, son visage. Incertaine, elle cherchait son chemin dans la nuit. Traçant des arabesques de lumière, elle semblait hésiter à pourfendre. Agressive, elle menait, seule, un combat aveuglant dans un bruissement de soie que l'on déchire.
Elle disparut, brusquement, avalée par les ténèbres, pour un ultime assaut.
C'est alors que Félicien comprit.
La lame surgit de l'ombre, une dernière fois.
Il recula et sentit alors, le sol se dérober sous ses pieds : comme un enfer glacé s'ouvrirait pour engloutir le damné.
Le diable n'est pas toujours de feu...
Félicien disparut, sans un cri, happé par les eaux noires de sa nuit...
Près du kiosque chinois aux bas-reliefs luisants de givre, une ombre, témoin silencieux, s'éclipsa.

SUITE...

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