Du Maquis à Mauthausen



père frère soeur de Joseph


Bonjour. Mais il convient d'abord que je me présente. Je me nomme Joseph Scheidt. Et je m'adresse au lecteur, en quelque sorte depuis l'au-delà. En effet, je suis né le 15 août 1922, à Schoenenbourg, en Alsace, et je suis décédé le 27 mai 2005, à Villeneuve-lès-Avignon, dans le sud de la France.

Je fus, dans l' époque heureuse qui suivit la Grande Guerre, un enfant de la campagne, gai, insouciant et paisible ; mais comment aurait-il pu en être autrement au sein d' une famille aimante et dans le cadre d'un si joli petit village ? Je devins ensuite, du moins je le pense, un adolescent sérieux, travailleur et responsable, jusqu'à l'âge de mes dix sept ans, en 1939, où survint la guerre entre la France et l'Allemagne. Après cette guerre, et jusqu'à ma retraite, puis ensuite jusqu'à ma fin, j'ai mené une existence familiale et professionnelle assez tranquille et rangée, d'abord à Baden-Baden, avec les troupes françaises d'occupation, puis comme fonctionnaire du Ministère des Affaires Etrangères, où j'ai terminé ma carrière en tant que Vice-consul, après avoir occupé différents postes à Hambourg, Düsseldorf, Berlin-Est, Rabat, Tel-Aviv, Bamako, et pour finir, à Stuttgart. Je fus aussi Officier (Capitaine) de Réserve.

Si, durant ma carrière, il m'est arrivé, comme à tout un chacun, de rencontrer et de fréquenter nombre de personnages, pour certains intéressants et hauts en couleurs, pour d’autres quelconques ou insignifiants, de connaître quelques événements qui sortaient de l'ordinaire, ce ne sont ni ces personnages ni ces événements que je souhaite évoquer ici. Je veux pourtant rendre un hommage particulier à monsieur Bernard de Chalvron, Consul Général, puis Ambassadeur et Ministre plénipotentiaire, qui fut un grand résistant et un homme de coeur, chargé de noyauter les administrations du gouvernement de Vichy, déporté à Buchenwald et avec qui j'ai eu la chance de collaborer, à Düsseldorf, puis à ce qui fut autrefois Berlin-Est.

Je dois reconnaître que tout est presque indicible, et que les mots restent impuissants à exprimer la terrible réalité des souffrances, de l’horreur, de la mort banalisée que tant d'hommes endurèrent comme moi. Je vais quand même tenter de raconter ce que fut cette grande parenthèse de ma vie durant les cinq années, et surtout la dernière, couvrant la période de 1940 à 1945 : cinq années singulières, aventureuses, dangereuses, qui, de par le choix que j’avais fait, m' amenèrent à participer à des événement hors du commun, à des entreprises périlleuses où j'ai risqué ma vie jusque dans ses plus extrêmes limites et qui me conduisirent jusque dans l'enfer des camps nazis. Si bien que, par la suite, j'ai toujours considéré mon existence comme celle d'un condamné à mort en sursis. Je me suis même étonné que ce sursis ait duré si longtemps. C'est pourquoi je suis mort en paix, avec le sentiment que cette échéance aurait dû survenir plus de 60 ans auparavant.

Je dois dire, sans en tirer gloire, que je n'ai jamais vraiment redouté le danger, ni la souffrance, ni la mort. Etait-ce inconscience de ma part ? Je ne le crois pas, car j'ai toujours su prendre la mesure du péril, pressentir la camarde quand elle rôdait autour de moi et en être angoissé comme tout un chacun quand, plusieurs fois, j'en pris le chemin. Mais jamais le danger ni la peur ne me firent reculer. D'abord étonnés de ce mépris du risque et de la mort , mes compagnons finirent par admettre que c' était dans ma nature. Pour autant, je n'étais ni un surhomme ni un casse-cou inconscient et irresponsable. Comme tant d'autres, j'ai ressenti la peur, mais je l'ai dominée; j'ai enduré la torture, j'ai été condamné à mort, gracié puis déporté dans un camp d'extermination. Et j'ai réussi à survivre, alors que tant de mes camarades tombèrent en chemin.

"La vie ne vaut pas cher, mourir n'est pas grave. Le tout c'est de vivre conformément à l'honneur et à l'idéal qu'on se fait. " Je pourrais faire mienne cette phrase de Berthie Albrecht.

La France se montra reconnaissante de ce que j'avais fait pour elle et je reçus de nombreuses décorations. Ceci dit sans forfanterie : je crois les avoir méritées. Enfin, si tout ce qui suit m' est arrivé, c'est qu'entre cette France et moi, il devait y avoir une histoire d'amour. Et que ne ferait-on pas pour qui l'on aime ?

Mais il est temps que je me souvienne. Et pour cela, je vais accomplir un grand saut post-mortem de plusieurs décennies en arrière.