
Premieres armes
Dans les débuts de l' Occupation : à Schoenenbourg, petit village alsacien, durant l'hiver 1941. Les lourdes bottes allemandes martèlent en cadence le sol durci par le gel. Dans l'air pur et glacé s'élèvent les notes rugueuses d'un chant guerrier qui seul trouble le silence de la campagne endormie dans son long hiver. Soudain, une volée de pierres s'abat sur ces fiers guerriers. Le chant devient vociférations, imprécations, menaces, tandis que dans le crépuscule du soir, on entend le bruit d'une galopade effrénée qui se perd sous la haute futaie de la sapinière proche.
Le ciel est bas, couvert, lourd de neige. Il fait très froid. Autour des fontaines gelées, des groupes d'hommes et de femmes, aux vêtements sombres se forment depuis quelques jours et chuchotent «: Cela finira mal pour nous ; ces chenapans feront le malheur de tout le village..." Je suis un de ces chenapans, car je ne supporte pas de voir mon pays livré une nouvelle fois aux Allemands.
Peu après, non loin de là, dans notre ferme, tandis que ma mère se lamente, mon père m'a pris à part et tente de me raisonner : " Que penses-tu pouvoir faire contre eux ? Malheureusement ils sont les plus forts. Nous avons déjà payé assez cher pour le savoir. Si vous continuez, il y aura des représailles, des exécutions. Tu risques toi-même d'être arrêté, fusillé. Alors laisse cela et contente-toi de prier afin que la délivrance nous soit accordée au plus vite." Dans ma famille, tout le monde est très croyant; je le suis aussi ; j'ai du reste fait une partie de mes études dans un pensionnat religieux de la ville voisine de Wissembourg. Je baisse les yeux sous le regard triste de mon père que j'aime et que je respecte, mais malgré moi, ma mâchoire se crispe et mes poings fermés se serrent dans mes poches. Je promets...
Mais tandis que la neige tombe en lourds flocons, au cœur de la nuit glaciale, blotti au creux du lit bien chaud, la couette en plumes d'oie tirée sur la tête, je pense à mon école désertée, là-bas sur le coteau, mon école qui, à la rentrée d'octobre, est restée fermée parmi les vignobles dorés de l'automne ; je pense à mon avenir compromis; et plus encore, je me remémore l'interminable cohorte de toute une population désemparée et misérable, celle des réfugiés qui, il y a peu, déferlaient sur nos campagnes. Je pense à mes espoirs perdus et une puissante envie de m'insuger, de lutter, m'envahit.
Devant mes yeux sans sommeil passe et repasse le cortège impassible, mais triomphant et provocateur des soldats étrangers, de l'ennemi exécré. Et dans ma tête résonne le grondement sinistre qui ébranle, en l'écrasant, le sol de mon pays livré aux envahisseurs, de mon pays vaincu, humilié, déshonoré par une trop prompte défaite, de mon Alsace une fois de plus annexée par l'impérialisme germanique. Alors, des larmes de rage impuissante emplissent mes yeux et brouillent mon regard bleu, durci par la vindicte.