Les SS sont un moment poursuivis par les mutins. Ils essaient maintenant de gagner la haute montagne. Quelques-uns tombent sous les balles, mais la plupart réussiront à s'enfuir. Bien entendu, pour ne pas être arrêtés par les GI et encore moins par les Russes qu'ils redoutent par dessus tout, ils iront se réfugier chez les habitants des villages voisins, qui les hébergeront et les cacheront. Puis, une fois la tourmente passée, ils réussiront à se dissimuler dans l'immense labyrinthe du grand Reich en ruines. Si bien que très peu seront retrouvés et punis pour leurs crimes.
Peu à peu le calme retombe sur le camp et soudain, nous réalisons que nous sommes vraiment libres, que notre condition de bagnards vient de s'achever. Un certain flottement règne un instant dans les esprits indécis, incrédules, puis la joie éclate, folle, déchaînée, presque hystérique. Il faut calmer les uns qui s'en prennent à certains détenus qui s'étaient montrés trop complaisants et coopératifs avec les SS et les Kapos, en modérer d'autres qui voudraient se saisir de tout, incendier le camp, prendre garde aux Russes qui, pour manifester leur enthousiasme, tiraillent sans interruption, en tous sens. Du reste, sommes-nous définitivement à l’abri de tout danger ? Les SS ne risquent-ils pas de revenir en force ? Il faut de toute urgence organiser la défense et la survie du camp avec ses détenus maintenants livrés à eux-mêmes, au risque de commettre toutes sortes d'exactions. Et tout d’abord, procéder à une distribution de nourriture. Mais les responsables n’ont pas le temps d’organiser cette distribution.
C’est très vite la ruée sur les réserves de vivres. Les portes des magasins sont enfoncées, les sacs de farine éventrés, les grosses boites de conserves ouvertes à coups de pioche. Le spectacle de ces hommes mourant de faim, qui vont enfin pouvoir satisfaire leur besoin obsessionnel de manger, est indescriptible. Des Russes plongent la tête entière dans les sacs de farine qu’ils dévorent à pleine bouche, s’en barbouillant le visage, avalant goulûment cette manne tant espérée et… mortelle. Car ils payent aussitôt de leur vie ce premier acte d’hommes libres. Ils roulent au sol où ils se tordent de douleur, râlent et périssent étouffés. Personne ne nous a expliqué le danger que représentait une nourriture soudain abondante et trop vite absorbée pour des organismes débilités par d'aussi longues et dures privations. Les corps ne peuvent pas supporter un apport massif de nourriture. Ils doivent être réhabitués progressivement à s’alimenter, par de petites portions que l’on augmente un peu plus chaque jour. Ce ré-apprentissage doit s'étendre plusieurs semaines. La plupart des détenus ne connaissent pas cette règle impérative .
Les Russes se sont montrés les moins raisonnables, peut-être parce que ce sont eux qui ont supporté les plus dures privations . Beaucoup de ceux qui ont dévoré de la farine ont été pris d’une soif intense et se sont précipités dans le bassin dont l'eau est rougie par le sang des morts, Kapos et SS, qui y ont été jetés. Ils boivent cette écoeurante mixture qui dans leur estomac se mélange à la farine et ils flottent bientôt, morts, à la surface de l’eau, le ventre en l’air, gonflés comme des outres pleines. D’autres hommes ont éventré de grosses boites de graisses, leurs doigts impatients la prennent à pleines mains et en remplissent leur bouche avide. De ceux-là aussi, beaucoup mourront.
Plus modestement, je me suis emparé de deux boites de conserves et d’une boule de pain. Je dissimule une des boites sous ma veste et tiens fermement l’autre boite et la boule de pain à deux mains. Puis je me rends dans la cour centrale. Sans que j’ai pu réaliser quoi que ce soit, un tourbillon humain s’abat sur moi. Je me retrouve étendu à terre, tandis qu’un détenu russe détale en emportant mes précieuses denrées. Je vais devoir aller me réapprovisionner en me montrant plus prudent à l'avenir.
Partout on mange, on boit, "on fait bombance, on festoie", on assouvit sa fringale, jusqu'à ressentir enfin dans l’estomac cette impression de plénitude depuis si longtemps oubliée, même s’il faut en mourir… et beaucoup en mourront. Soudain, une baraque se met à flamber ; ce sont des Russes, encore eux, qui se confectionnent de gigantesques poêlées de pommes de terre sautées. Il nous faut vite aller éteindre l’incendie. A aucun moment de ma vie je n'ai été tenté par l'idélogie communiste, mais je dois reconnaître que si nous avons pu tenir, résister, c'est pour une bonne part grâce à la ténacité de ces Russes, méthodiquement organisés et d'une solidarité à toute épreuve, dont ils firent profiter l'ensemble des autres nationalités. Ils furent en particulier très actifs et efficaces dans la mise en place des structures et des réseaux nécessaires à la résistance interne du camp. Et pourtant, ils furent parmi nous les plus misérables, les plus maltraités, de ceux que les SS torturèrent et assassinérent le plus volontiers et le plus férocement. J'ai souvent admiré leur courage et leur mépris de la mort.
Ce 6 mai 1945, premier jour de notre délivrance s'achève. La nuit tombe. Notre première nuit d’hommes libres. Nous dormons et montons la garde à tour de rôle. Comme les autres, nous avons confectionné un drapeau symbole de cette patrie pour laquelle nous avons consenti tant de sacrifices, pour laquelle beaucoup d’entre nous ont péri, au maquis ou dans les camps de la mort.
Demain, les troupes américaines de la 80 ème Division d'Infanterie arriveront en nombre. Et leur première tâche sera de ramener le calme, l’ordre, la discipline, parmi ces hommes affolés par leur liberté retrouvée, mais toujours affamés et assoiffés. Nous tenterons encore de nous emparer du plus possible de victuailles. Mais cette fois, les soldats américains s’interposeront entre nous et les réserves de nourriture tant convoitées. Il leur faudra beaucoup d’énergie et de fermeté face à ces hommes déchaînés qui exigent de manger, manger et manger encore. Nous aurons du mal à comprendre qu’ils le font dans notre intérêt. Comme tant d’autres, j’ai voulu forcer leur barrage. Et j’ai reçu d’un de ces soldats américains, jeune, robuste et plein de santé, un formidable coup de poing à la mâchoire qui me jeta à terre et me valut deux dents en moins. J’ai longtemps gardé rancune de cela à nos libérateurs...une rancune inconsidérée car, en agissant ainsi, ils nous protégèrent de nous-mêmes, et sauvèrent la vie, dont la mienne, à de très nombreux détenus.
Tel est mon dernier souvenir des treize mois terribles que j’ai vécus en déportation. Je suis resté persuadé que dans l'enfer de ce dernier camp et dans l'état de délabrement physique extrème où nous étions, mes compagnons survivants et moi même aurions tous été morts d'épuisement si la libération du camp était intervenue ne fût-ce que deux ou trois jours plus tard. Car, sentant venir la fin et décidés à nous exterminer, nos geôliers ne nous nourrissaient plus. Vivre ou mourir se jouait alors à moins d'un kilo qu'un détenu préservait ou perdait ; il y avait un seuil de maigreur particulier à chacun, en-deça duquel un individu donné ne pouvait plus survivre. Et d'un jour à l'autre nous maigrissions davantage et notre épuisement touchait à ses limites. La plupart de ceux qui avaient été déportés en même temps que nous n'avaient pas survêcu, eux, plus de six à sept mois à l'extermination par le travail.
Aussi, que nous fussions encore en vie après plus d'un an tenait du prodige. Comme ce fut un autre prodige que, même réduits à la dernière extrémité, nous eûmes encore la force de nous unir dans ultime sursaut de révolte qui nous sauva d'un massacre programmé ; tandis que notre libération finale nous arrachait de justesse à la phase léthale de l'exténuation.
Je fus ensuite rapatrié et placé dans un hôpital du Jura où je reçus pendant un mois les soins appropriés à ma dénutrition et à mon épuisement. Je mesurais toujours 1 mètre 70, mais je pesais moins de quarante kilos et je n'étais pas parmi les plus maigres. La suite des événements me concernant ne fut plus qu’un lent et paisible retour au bonheur d’une vie normale enfin retrouvée, qui allait se prolonger bien au-delà de mes espérances.
Mais je n’en avais pas fini avec l’adversité engendrée par cette guerre impitoyable. Quand je fus à peu près rétabli, on m’apprit avec beaucoup de ménagement, que mon jeune frère avait été enrôlé de force, à dix sept ans, dans la Wehrmacht et expédié sur le front meurtrier de l’Est, où il avait disparu. Et que lors des combats en Alsace, mon père avait péri dans les décombres de notre ferme éventrée par un obus (ami ou ennemi, on ne le sut jamais). Mon frère finit par revenir : après avoir déserté l'armée allemande, il avait été capturé par l'armée rouge et malgré ses explications, avait failli être fusillé par les Russes qui ne s'encombraient pas de prisonniers de guerre. Mais par chance, un de leurs officiers avait entendu parler de l'Alsace et des "malgré nous". Il fut déporté au camp soviétique de Tambov qui n'était pas non-plus une sinécure et il finit par être libéré.
Quant à moi, je n'ai jamais pu vraiment oublier la vision de la mort qui était notre fidèle compagne de chaque moment, ni son odeur qui flottait dans l'air, indélébile, ni les cadavres squelettiques et informes, n'ayant plus d'apparence humaine, entassés à l'entrée des fours crématoires, ni les fumées qui sortaient en volutes épaisses de leurs hautes cheminées, voilant le ciel en permanence, répandant sur nous leur insoutenable puanteur d'os et de chair humaine grillés, imprégnant nos corps et nos vêtements jusque dans leurs tréfonds. Je revois tout cela, je ressens tout cela qui fait que si j'ai pu recommencer à sourire, rire, plaisanter et me distraire, je n'ai plus jamais su vraiment le faire comme avant, avec autant de bonheur et d'insouciance. Et je me demande encore comment le destin s'y est pris pour que je survive à une telle tragédie, à mes malheurs, à ceux de ma famille, et à un si grand nombre de mes camarades tués au maquis ou exterminés dans les camps nazis. Je n'ai trouvé que deux réponses à cette question : beaucoup de chance et la volonté de survivre que j'ai entretenue tout au fond de moi et qui, parfois vacillante, ne m'a jamais vraiment abandonné.