Le comportement plutôt inhabituel et laxiste des SS inquiète visiblement les Kapos de notre block. Ils nous ordonnent de nous coucher, mais eux-mêmes se réunissent dans la chambre d'un des leurs et n’osent pas éteindre la lumière. Nous les entendons discuter à voix basse, puis ils commencent une partie de cartes. Tout à coup, la lumière s’éteint dans les baraques, coupée dans tout le camp par un détenu chargé de cette mission. Le signal du carnage est donné. La tuerie peut commencer.
Alors nous nous levons. Et nous, qui sommes à moitié morts de faim et d'épuisement, à bout de forces et de résistance, voilà que nous retrouvons une énergie inconcevable, nourrie par la seule soif de vengeance, pour nous précipiter sur nos bourreaux, avec nos armes de fortune jusque là soigneusement dissimulées, nos couteaux, nos revolvers reconstitués, nos barres de fer, nos pieux, nos pelles et nous frappons, avec ce qu'il nous reste de forces, avec rage, avec haine, sur les Kapos qui poussent des hurlements d’épouvante, des cris de douleur, des râles de mort. Dans les ténèbres règne une ambiance de folie meurtrière. Puis la lumière est rétablie. Affolés, les Kapos encore debout essaient de s’enfuir, poursuivis, traqués par leurs esclaves d’hier. Beaucoup gisent déjà à terre, expiant leur interminable suite de crimes et d’assassinats commis sur des êtres faibles et sans défense. La haine, l’esprit de vengeance, ont transformé ces êtres faibles, ces parias de la veille en forcenés sauvages, cruels et sans pitié. Il n’y a pas eu besoin de consigne : presque tous les Kapos seront massacrés, autant que possible de façon barbare. Ainsi mourront-ils comme ils ont vécu, sous les coups et dans le sang qui, cette fois, sera le leur. Seuls seront épargnés ceux qui ont manifesté un peu d'humanité et de compassion à l'égard des détenus et qui, avertis de la révolte imminente, se tenaient depuis quelques jours à l'écart des autres.
Mais le vacarme et les cris qui s’échappent de toutes les baraques où les mêmes scènes se reproduisent, ont mis les SS en alerte : ils arrivent en hâte. Et ils auraient tôt fait de mater notre révolte si…, si un événement inattendu et pour nous d’une importance décisive, n’était venu changer radicalement la donne : ayant senti le vent tourner, un sous-officier d’origine autrichienne a accepté de collaborer avec les détenus. Il a pris contact avec les responsables de la résistance du camp et leur a fait savoir que le moment venu, il se rangerait de notre côté avec toute sa section et ses armes de guerre. Et il le fait. Ces hommes appartiennent aux troupes affectées à la garde et à la sécurité extérieures du camp. Ils possèdent des armes puissantes, des fusils-mitrailleurs, des mitraillettes, des fusils, des grenades, toute une capacité de feu qui se déchaîne aussitôt que les SS apparaissent. Les sentinelles allemandes placées sur les miradors n’en reviennent pas et sautent hors de leurs postes pour se mettre à l’abri. Les SS ripostent en tirant à leur tour. Mais ils comprennent bientôt que face à des soldats bien armés et à des hordes de détenus forcenés, ils ont perdu la partie. Au petit matin, l' heure de la défaite a sonné pour eux. Ils décrochent en tiraillant pour protéger leur repli.
Comme pour venir confirmer notre triomphe, voici qu’apparaissent dans le ciel des avions de l’armée américaine qui survolent le camp à basse altitude, battant l’air de leurs ailes en guise de salut et précédant l’arrivée d’une patrouille automobile libératrice qui survient bientôt. Alors les SS s’enfuient dans la forêt de sapins. N’ayant que la force des lâches, ils n’auront pas eu, malgré leurs prétentions, le courage de se battre jusqu’au dernier pour défendre un camp jonché des cadavres entassés de leurs victimes, qui sont la preuve terrible de leur abjection criminelle.Sans doute ont-ils appris que les Russes occupent Berlin réduit à un tas de ruines et que leur Fhürer bien-aimé s'est suicidé dans le Bunker de sa capitale, il y a quelques jours à peine, le 30 avril 1945, sous le coup d'une peur ridicule : celle d'être exhibé dans un zoo de Moscou jusqu'à son jugement et son exécution. Mais tout cela, nous l'ignorons encore.