Confessions d’un tourne-pages |
Employé pendant quatre ans comme tourne-pages aux éditions Mora-Ladebal, Edgar Baranchard, rongé par la rancune, se décide à rompre le silence auquel le tenait son ancien employeur. |
Tout éditeur un tant soit peu lucide est contraint
d’accueillir les manuscrits que les prodiges ignorés de la littérature
souhaitent lui soumettre. Vos
manuscrits sont les bienvenus ! Voilà ce que disent tous les portails internet. A défaut
d’être les bienvenus, ils sont au moins bien reçus ! En effet, sous
peine d’être assaillis de centaines de coups de téléphone quotidiens, les
éditeurs sont obligés de publier un message clair concernant la soumission de
manuscrits et de se doter d’un outil efficace pour leur traitement. Une fois que tous les
textes arrivent à la même adresse, que les auteurs ont reçus
l’avertissement de rigueur quant à la patience nécessaire en l’attente
d’une réponse, la moitié du problème est résolu : le téléphone
cesse de sonner. Reste encore à renvoyer les 99% des manuscrits qui ne
sont pas retenus. Et là, les problèmes recommencent. En effet, sous peine d’être assaillis de centaines de
coups de téléphone quotidiens, les éditeurs sont tenus de convaincre chaque
auteurs (et ils sont coriaces) que son manuscrit a été lu. Pas étudié,
pas examiné, pas analysé, mais lu, du début à la fin. Notre comité de lecture a lu votre manuscrit… Malheureusement, ces
mots, qui débutent chaque lettre de refus ne suffisent pas toujours. Et les éditeurs
se sont rapidement aperçus que, sous peine d’être assaillis de centaines de
coups de téléphone quotidiens, ils ne pouvaient pas retourner des manuscrits qui
semblaient ne pas avoir été ouverts. C’est à cette époque que les comités de lecture ont
commencé à embaucher des tourne-pages. J’étais l’un d’eux. Au début, ma mission était
effroyablement simple. Il me suffisait de feuilleter les manuscrits qui m’étaient
confié. Malgré son côté fastidieux, j’ai rapidement pris goût à mon
travail, et c’est avec application que je laissais mes empreintes sur les
couvertures, que je traquais les minuscules points de colle que les auteurs
laissent discrètement entre les pages de leur manuscrits pour s’assurer
qu’ils ont été ouverts. C’est avec minutie que j’éliminais, cheveux et
confettis sciemment placés entre les pages par les auteurs. C’est avec soin
que je que je cornais les pages, maltraitais les reliures, râpais les bordures
et rayais enfin le film plastique de protection. C’est un peu plus tard que nous nous sommes rendus
compte que
les auteurs n’en étaient pas restés aux moyens mécaniques. En imprégnant
les pages de leurs manuscrits de substances photosensibles, ils arrivaient, au
retour des manuscrits, à mesurer la durée d’exposition des pages à la lumière
et par conséquent à déterminer si le manuscrit avait été lu ou simplement
feuilleté. Difficile de croire que des êtres humains puissent
atteindre un tel degré de fourberie. Je pense qu’il faut avoir été auteur
au moins une fois pour mesurer la puissance de ce sentiment qu’on appelle
« l’angoisse de ne pas avoir été lu. » Comme nous nous devions de donner satisfaction à tous
ces auteurs suspicieux. C’était désormais muni d’un flash savamment réglé
que je feuilletais les manuscrits. Chaque éclair libérait en une fraction de
secondes une lumière équivalente à celle du jour pendant les quelques minutes
qu’il aurait fallu pour lire la page. Avec quatre ans d’expérience, j’étais devenu un pilier du service manuscrit. Mon engagement et mon application dans mon travail avait fini par payer, et on m’avait confié la responsabilité de l’équipe des tourne-pages : près de 10 personnes. Tout allait si bien.
J’avais un job, les auteurs étaient satisfaits et les services manuscrits
dispensés des interminables heures de lecture. Tout allait si bien... Et les
machines sont arrivées. Avec 30 manuscrits par
jour, j’étais le plus rapide de l’équipe, mais mes deux bras ne pouvaient
pas rivaliser avec les 16 tambours en ligne de la Minox 4400 et ses 1200
manuscrits par jour. Les machines sont arrivées
et elles ont tout balayé sur leur passage. En quelques mois, tous les éditeurs
se sont équipés. En quelques mois, malgré leurs compétences, leur expérience,
leur expertise même, les tourne-pages du pays tout entier se sont retrouvés
sur le carreaux, sans emploi. J’étais l’un d’eux. C’est cette honte que je tiens à dénoncer aujourd’hui ! Auteurs, c’est à vous que je m’adresse. En envoyant vos manuscrits aux maisons d’édition, exigez que leurs pages soient tournées par de véritables tourne-pages et non pas par de vulgaires machines. Exigez que nos emplois nous soient rendus ! Insistez aussi pour que nos salaires soient revalorisés et n’oubliez pas de demander que le montant de nos tickets restaurant passe à 5,50 à 7 Euros comme ceux des membres du comité de lecture. Et pendant qu’on y est, vous pourriez en profiter pour réaborder le sujet des places de parking que la direction nous avait promise, parce que là, cela devient invivable ! Edgar
Baranchard, tourne-pages jeté comme une vielle chaussette.
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