1. Le baron de Mork.

Lorraine regarde les chats s’ébattre dans la cour du temple.
Dalor dort sous un arbre.
Il fait chaud et le ciel est sans nuage.
Mais elle s’ennuie.
Alors elle pose une question à sa mère en religion.
- Quels sont les cas de châteaux hantés ?
- Tout dépend de la nature des créatures qui le hantent. Cela peut aller des simples feux follets, jusqu’aux fantômes et aux vampires, en passant par toutes sortes d’esprits frappeurs et de spectre. A l’origine de la malédiction se trouve bien souvent une injustice profonde. Mais pourquoi cette question ?
- J’ai entendu certains prêtres parler du château hanté du baron.
- Il s’agit du baron de Mork. Lui et son château sont des énigmes. Mais après tout, peut-être réussiras-tu mieux que d’autres.
- Je n’espérais pas être désignée.
- Mais si. Je l’ai bien senti. L’inaction te pèse. Je vais en parler au grand prêtre.

Après le temps d’attente qui sied à une entrevue avec un personnage de cette importance, le grand prêtre l’invite à venir.
- Je t’autorise à représenter notre temple auprès du baron de Mork. Je dois toutefois te prévenir. Il est très spécial. Il ne croît pas aux dieux.
- Alors pourquoi fait-il appel à nous ?
- Il te l’expliquera lui-même. Sache également que tu n’es pas la première à y aller. De nombreux prêtres, et certains même plus expérimentés que toi, ont échoué jusqu’à présent.
- J’irai à mon tour, puisque vous me le permettez.
- Pas si vite ! Apprends aussi qu’il est féal du prince Corn. Par conséquent il se peut que des adeptes de son culte y soient déjà. Je compte sur toi pour ne pas faillir à l’honneur.

Le temps de réveiller Dalor, de préparer leurs bagages, et les voici sur la route, dûment munis de lettre de créance.

Après quelques jours, ils arrivent en vue du château du baron. C’est un joli manoir datant de l’ancienne civilisation, à flanc de colline, et doté d’une terrasse supplémentaire qu’à fait construire le nouveau propriétaire. Lorraine ne peut s’empêcher de faire preuve de ses nouveaux talents.
- Gentil écureuil, qu’y a-t-il dans ce château ?
- Il y a un homme qui donne des noisettes, et d’autres qui me chassent, répond l’animal, avec qui elle peut communiquer grâce à la prière d’empathie. As-tu vu mes noisettes ?
- Tu perds ton temps avec lui, intervient Dalor.
- Et rien d’autre ? poursuit la prêtresse.
- Mais où sont donc passées mes noisettes ? Je les cherche depuis ce matin !
- Chacun sait que cette espèce n’a pas de tête ! explique le chasseur.
- Bon, tant pis ! Je vais en cueillir d’autres, et les cacher si bien que nul ne les trouvera !

Ils frappent à la porte du château. C’est le baron en personne.
- Excusez-moi, explique-t-il. Mais depuis cette histoire de fantôme, je suis obligé de tout faire moi-même. Etes-vous de ces charlatans, pardon, de ces sorciers qui désirent m’aider ?
- Nous le sommes. Voici une lettre d’introduction rédigée par mon grand prêtre.
- Je vous fais confiance. Vous avez déjà deux confrères sur place. Suivez-moi.

Il leur montre le chemin jusqu’au salon du premier étage.
- Ce n’est pas que je croie moi-même à ces fariboles, mais depuis que circulent ces rumeurs de château hanté, je suis incapable de garder un domestique plus d’une journée...
- Oh !
Lorraine vient de découvrir deux hommes et une femme assis dans des fauteuils, et parmi eux il y a...
- Jack !
- La prêtresse de Mara !
- Maudit ! Quelle funeste machination poursuis-tu encore?
- Je vous demande pardon, intervient Mork. Je suis votre hôte obligé, mais je vous prierai de ne pas vous quereller chez moi. Si vous voulez en débattre, veuillez sortir.
- Volontiers ! répond la prêtresse.
- Non-merci ! réplique l’assassin.
- Du calme, madame, dit le second homme, un grand maigre aux yeux verts. Cet homme est mon valet. Si jamais il vous a déplu par le passé, je le châtierai moi-même. Mais j’ai oublié de me présenter. Je m’appelle Brand, magicien des Iles Anciennes.
- Etes-vous un prêtre ? Je ne vois pas votre symbole.
- Je suis un magicien. Nous sommes venus, comme vous je le suppose, au secours du baron.
- Tant que nous en sommes aux présentations, ajoute Mork, voici ma noble dame, Blanche, que j’ai eu l’honneur d’épouser il y a un mois, avant cette malheureuse affaire.
- Je suis Lorraine, et voici mon compagnon Dalor. Nous venons directement de Corinthie, et ne connaissons que très vaguement vos tourments. Pouvez-vous nous éclairer ?
Il est question de fantôme, je crois...
- C’est une superstition idiote ! répond le baron. Mais cela effraie les gens de la région. J’ai besoin d’un charlatan, pardon, d’un prêtre pour affirmer à la populace qu’il n’y a pas danger. Puis tout rentrera dans l’ordre.
- N’est ce qu’une histoire de superstition, vraiment ?
- Il y a eu, je le crois, de regrettables concours de circonstance.
- C’est à dire ?
- Après mon acquisition, j’ai un peu réorganisé le château et ses dépendances. Puis certains ouvriers ont eu des cauchemars et des visions.
- Pas vous ?
- Non. Il doit s’agir de délires d’ivrognes.
- Ils buvaient ?
- A ma connaissance, pas plus que la normale. Mais peut-être buvaient-ils en cachette ?
- Est-ce tout ?
- Il y a eu tous les livres de la bibliothèque, qui ont été mis sens dessus dessous.
- Vous l’avez vu ?
- J’ai vu les résultats, mais ne peut croire à l’existence d’un esprit frappeur.
- Quelle est votre explication ?
- Une petite tornade, ou une blague d’un mauvais plaisant. Quoi qu’il en soit, je n’ai rien remarqué de reproductible.
- De reproductible ?
- Oui. Pour être significative, une expérience doit être reproductible, dans des conditions quasi similaires. Sinon l’interprétation que l’on en donne est bien trop subjective.
- Vous m’étonnez. Est-ce une nouvelle religion ?
- Oui, non ! Enfin...
- Ce que le baron veut dire, intervient le magicien Brand, c’est qu’il est un sceptique. Plus précisément, c’est un... Comment dites-vous déjà ?
- Un scientifique ! Parfaitement ! Je ne crois qu’en la raison, et aux démonstrations étayées par l’expérience. Vous êtes ravissante, madame, mais...
- Mademoiselle.
- ...pardon, mademoiselle, mais je ne crois ni aux fables, ni aux sorciers, ni à la magie, et encore moins aux dieux. Je ne crois qu’en ce que me disent mes yeux. Et encore je me méfie des illusions d’optique.
- Ne lui avez-vous pas fait preuve d’un de vos talents ? demande la prêtresse au magicien.
- J’ai essayé.
- Essayé ?
- Pour une raison que j’ignore encore, cela n’a pas marché.
- Avez-vous une explication ?
- La magie ne fonctionne pas à tous les coups. Il faut du talent, et de l’expérience. Sinon tout le monde serait magicien. Cependant, j’ai essayé des sortilèges que je domine bien, et cela a échoué de façon répétée. Je soupçonne le baron de disposer d’un pouvoir annihilant la magie.
- Ou alors c’est ce lieu qui est en cause.
- C’est vrai. Je n’avais pas pensé à cette hypothèse.
- Je vais sonder cet endroit.
Lorraine exhibe son symbole, prononce à mi-voix la prière de détection des énergies, et se tourne lentement dans toutes les directions.
- Alors ? demande Brand.
- Je ne décèle aucune force négative de l’au-delà.
- Parfait ! S’esclaffe le baron. Allez donc le répéter aux habitants de la vallée, et faites revenir mes domestiques !
- Mais pour être crédible, l’expérience ne doit-elle pas être reproductible ?
- !!!
- C’est vous-même qui l’affirmez, au nom de votre science.
Le baron est stupéfait de cet argument.
- Allons mon ami, intervient dame Blanche. Vous devez être beau joueur, et accueillir avec grâce nos hôtes. Nous allons dîner. C’est un bien simple repas que j’ai dû préparer moi-même du fait de la désertion du cuisinier avant-hier.

Ils mangent de délicieuses escalopes de dindes aux champignons, et discutent du principal sujet de conversation du baron : la science.
- Mais toute votre science, là, l’interrompt Brand. A quoi sert-elle?
- Elle éclaire le chemin de l’humanité, et la sort de l’obscurantisme de votre magie. Par exemple, je suis en train d’inventer une théorie capable de rendre compte du mouvement des planètes.
- Comment cela ?
- Imaginez des ressorts invisibles qui relient toutes les planètes au soleil, et la lune à la terre. Ainsi cela explique le mouvement des planètes autours du soleil.
- Mais cela ne convient pas ! Pour se maintenir dans le ciel sans s’écraser, les planètes les plus éloignées devraient tourner d’autant plus vite, ce qui n’est pas le cas.
- Mais imaginez un ressort dont la force ne serait pas proportionnelle à la distance, mais l’inverse ?
- Vous me voyez perplexe.
- Et vous, qu’en pensez-vous, mademoiselle ?
- Vous me surprenez tous les deux. Jusqu’à présent j’étais persuadée que les astres et les planètes étaient suspendues par des fils de soie soutenus par les âmes défuntes des héros et héroïne de P’tha.
- Mais votre science, a-t-elle produit quelque chose de concret ?
- Vous avez pu voir mon Antoinette dans la bibliothèque. Une merveilleuse machine née de mon imagination, et prête à fendre les airs.
- Un assemblage de bois et de tissu qui ne vole pas.
- Mais qui volera bientôt, et alors les griffons et les dragons seront mis aux oubliettes de l’imagerie populaire.
- Vous n’avez rien de mieux ?
- Quelque chose de mieux ? Attendez voir...
Le baron sort quelque chose de sa poche, et le jette dans le feu de cheminée. Après quelques secondes, une gerbe d’étincelles en jaillit dans une grosse explosion qui souffle les flammes des bougies.
- Ah ! Ah ! Que pensez-vous de cela?
- A vrai dire, répond Lorraine, cela ressemble à certains tours de magicien...
- Mais je ne suis pas un charlatan... pardon, je veux dire : un magicien. Ce que je viens de faire, n’importe qui le peut. C’est reproductible à volonté !
- Et seriez-vous prêt à faire partager vos connaissances ? l’interroge Brand.
- Mon cher charlatan... pardon, je veux dire : magicien, je vous laisse le soin de confier ce problème mineur à la sagacité d’un de vos apprentis, répond le baron dans un sourire satisfait de lui-même.
Ils continuent leurs discussions pendant encore quelques heures. Mork a un peu bu, et est en verve ce soir. Il leur parle d’un peu de tout : des astres, des animaux, des plantes, des minéraux, des atomes (Mais qu’est-ce donc ?) Il est intarissable.
- Baron, intervient Lorraine, nous sommes charmés par votre conversation. Hélas, il se fait tard, et je tombe de sommeil.
- Je vais vous conduire jusqu’aux chambres d’amis, répond Blanche. Il y en a en nombre suffisant.

Elle les mène jusqu’au second de l’aile droite.
- Voici pour mademoiselle, dit-elle en désignant une chambre. Et voici pour monsieur, ajoute-t-elle en désignant la porte d’en face.
- Pardon, madame, puis-je vous questionner ?
- Je vous en prie.
- N’avez-vous pas peur du fantôme ?
- Les fantômes n’apparaissent que la nuit, et la nuit, je dors avec le baron, répond-elle dans un sourire.
- Et donc il vous protège avec son mystérieux pouvoir, comprend la prêtresse.
Chacun va se coucher.

Peu de temps après, Lorraine entend gratter à sa porte.
- Est-ce toi, Dalor ? Viens !
- Oui. Mais viens plutôt, toi.
- Moi ? Ce n’est pas dans nos habitudes.
- Viens te dis-je !
Dans le couloir, il met un doigt devant sa bouche pour lui signifier de se taire. Puis dans sa chambre il met un doigt sur l’oreille et lui indique la cheminée. Obéissante, Lorraine écoute à travers le conduit. Elle à peine à réprimer un hoquet de surprise. On entend comme si on était dans la pièce d’à côté !
- Tu as été envoyée par le prince pour espionner le baron, et maintenant tu dois nous aider ! chuchote la voix de Jack.
- Oui. Mais j’aime le baron. Il est noble et doux. Je certifie qu’il ne trame nul complot contre Corn.
- Mais tu dois nous livrer ses secrets !
- Jamais ! Ou plutôt, débrouillez-vous avec le fantôme ! Ses papiers sont dans la bibliothèque. Adieu !
- Qu’en penses-tu ? demande Dalor à Lorraine une fois les deux espions hors de portée de voix.
- Elle doit leur en vouloir beaucoup. J’ignore ce qu’ils lui ont fait.
- Moi aussi.
- Mais viens plutôt dans ma chambre. Il ne fait pas bon dormir dans une pièce aux telles propriétés acoustiques.

Vers le milieu de la nuit, ils sont réveillés par un hurlement d’horreur.

Ils se lèvent dans un sursaut et s’habillent en hâte, puis vont aux nouvelles. Cela provient de la bibliothèque. Il s’agit de Jack.
- Que vous est-il arrivé ? demande le baron.
- J’ai... j’ai vu le fantôme.
- Encore cette histoire ? Et d’abord, que faisiez-vous ici ?
- Je l’avais envoyé car il nous avait semblé apercevoir de la lumière, explique Brand. Vous sachant couchés, cela nous avait paru étrange.
Lorraine examine Jack rapidement.
- Cet homme dit vrai. Il s’agit bien d’un fantôme. Regardez-le: il a les pupilles dilatées, et ses cheveux ont blanchi. Il a vieilli de dix ans en un instant. Seul un fantôme est capable de provoquer cela.
- Expliquez-moi donc cela.
- Le fantôme est l’une des plus terribles variétés des créatures de l’au-delà. Ce n’est pas le fait de le savoir déjà mort qui provoque cette terreur. Sinon le moindre squelette ou zombie aurait le même effet. Mais c’est l’énergie négative irradiée par la créature qui crée la peur.
- Squelettes, zombie, fantôme... Je voie que votre arsenal de superstitions est complet, ainsi que votre théorie. Mais naturellement vous allez me dire comme vos confrères que vous ne pouvez rien faire.
- Il faut que j’y réfléchisse. Une malédiction est souvent à l’origine des fantômes. Que savez-vous du passé de ce château ?
- Il était habité par un vieux noble désargenté. Je le lui ai racheté un bon prix. La situation élevée de ce manoir, ainsi que les courants d’air ascendants en font un endroit propice au décollage de mon Antoinette.
- Il n’y avait pas de fantôme avant ?
- Une bonne fois pour toute, je vous dis que les fantômes n’existent pas. C’est seulement depuis mon acquisition que cette superstition a commencée.
- Et vous n’avez aucune explication ?
- Maintenant que j’y pense, peut-être s’agit de l'œuvre d’un jaloux pour me nuire.
- Et pourquoi donc ?
- Parce qu’il jalouse mes découvertes, ou alors...
Le baron s’interrompt un instant.
- Ca y est ! J’ai trouvé ! Il y a un trésor caché! Quelqu’un le sait. Il n’a pu racheter le château, et il cherche à m’en éloigner pour fouiller à sa guise.
- Pour un scientifique, je trouve que vous échafaudez bien vite vos conclusions. S’il s’agit d’un imposteur, par où se serait-il enfui ? Nous sommes venus par la seule entrée possible. Il n’y a d’autres issues que cette porte-fenêtre qui donne sur cette terrasse sans balustrade.
- C’est le pont d’envol de mon Antoinette. Mais j’ai une autre solution. Il doit y avoir un passage secret.
- Je vous laisse à vos recherches, vous souhaite une bonne nuit, et vais finir la mienne.
Ils sortent tous, laissant Mork et sa dame chercher un hypothétique passage secret.

- Tout de même, tu n’as pas peur que le baron se fasse à son tour surprendre par le fantôme ? demande Dalor à Lorraine. Vu son âge, cela risque de le tuer.
- Il l’a dit lui-même : il ne croit pas aux fantômes.

Le lendemain, ils remontent souhaiter le bonjour à leur hôte. Il le trouve toujours affairé à sonder les murs, et dame Blanche en train de dormir dans un fauteuil.
- Alors, avez-vous trouvé quelque chose ?
- Rien. Ca doit être bien caché !
- Ou alors ça n’existe pas.
- Comme vos fantômes ?
- Mais Jack a bel et bien des cheveux blancs depuis la nuit dernière.
- Peut-être ne les aviez-vous pas remarqués avant. Il suffit d’un éclairage subtil.
- Je connais malheureusement suffisamment bien cet individu.
- N’en parlons plus. Je vais chercher quelque chose à manger. Nous déjeunerons ici.
Il s’en va, laissant Brand, Jack, Lorraine et Dalor à leurs spéculations.
- Oh ! s’exclame soudain le magicien.
- Qu’y a-t-il ?
- Je sens une présence invisible... C’est hostile...
Blanche se réveille brusquement en poussant un cri d’effroi.
- Restez calme ! Hé ! Où allez-vous ?
La dame du château s’est levée, les yeux dans le vide, et se rue vers la fenêtre ouverte. Lorraine n’a que le temps de la rattraper alors qu’elle se jetait dans le vide.
- Au secours ! Je glisse!
Entraînée par le poids, la prêtresse bascule à son tour. Heureusement Dalor la retient par les jambes d’extrême justesse.
- Allez vite chercher une corde !
Mais où ?
- Débrouillez-vous ! Mais dépêchez-vous!
Le magicien et Jack sortent chercher du secours. Mork, affolé par les cris, revient. A cet instant Blanche reprend ses esprits.
- Au secours ! Sauvez-moi !
- Ne vous agitez pas. Vous allez nous faire tomber.
- Et cette corde ? Elle vient ?
Blanche parvient à se raccrocher à Lorraine, puis remonte. La volonté de Dalor lui a permis de ne pas lâcher prise.
- Que s’est il passé ? demande le baron.
- Blanche, possédée par le fantôme, a voulu se défenestrer !
- Ca doit être les champignons.
- Ne dites pas de sottises. Nous en avons tous mangé.
- Alors c’est votre faute ! Vous l’avez perturbée avec vos histoires ! Ma femme n’a pas l’esprit aussi rationnel que le mien.
- Si nous pouvions revenir en arrière, je vous prouverais que j’ai raison ! Mais hélas, on ne peut revenir dans le passé !
- Je n’ai pas trouvé de corde ! revient dire, penaud, Brand.
Tous rient de bon cœur de son intervention à contretemps. C’est aussi un bon moyen de se soulager. Après quelques minutes, Mork rengage la conversation.
- C’est curieux, ce que vous m’avez dit. Ca me rappelle une de mes inventions.
- Quoi ?
- Une machine à remonter le temps. Voyez-vous, si l’on considère la dimension du temps identique à la dimension de l’espace, on pourrait imaginer...
- Et ça marche ?
- Hélas non ! Il faudrait disposer d’une énergie négative pour remonter le cours du temps. Et ça n’existe pas sur terre.
- Ah ? Dommage!
Après quelques instants, Lorraine poursuit ses réflexions.
- Mais si ! Cette énergie négative, elle existe !
- Ah ?
- C’est le fantôme !
- Encore cette superstition ?
- Ecoutez, baron, si vous voulez vous en débarrasser, laissez-moi donc faire.
- Quelle est votre idée, demande Brand.
- Que l’un de nous se laisse posséder par le fantôme, et utilise son énergie négative pour remonter dans le temps, Ainsi il pourra trouver et redresser la cause de la malédiction.
- C’est terriblement dangereux. Et s’il lui arrivait la même chose qu’à Blanche ?
- Cela n’arrivera pas si l’on affaiblit suffisamment la créature.
- Et comment ?
- Souvenez-vous : lorsque le baron n’est pas là, le fantôme se manifeste, et lorsque le baron revient, le fantôme disparaît. Il suffirait qu’il se tienne à bonne distance.
- Mais comment évaluer cette distance ?
- J’ai cru comprendre que vous ayez quelque don pour sonder les esprits...
- Seriez-vous volontaire ?

Ils se préparent donc. La prêtresse se tient dans le même fauteuil que Blanche tout à l’heure.
- Sentez-vous quelque chose ?
- Non, et vous ?
- Peut-être, près de la fenêtre...
- Eloignez-vous un peu plus, baron.
Mork hausse les épaules, mais s’exécute.
- Ca y est, elle approche !
- Aaaaah !
- Qu’y a-t-il ?
- Ca secoue, c’est tout. Rapprochez-vous un peu, baron...
- Tu m’as piégé, petite créature vivante.
- Expliquez-moi la situation, demande le baron.
- Le fantôme a partiellement pris possession de Lorraine, mais il est trop affaibli pour la contrôler, ou pour s’enfuir, explique Brand.
- Ca y est ! Nous communiquons ! s’exclame Lorraine.
- Que me veux-tu, chétive petite créature vivante ?
- Savoir votre histoire.
- Mon histoire ? A ta guise, misérable petite créature vivante.

D’abord elle a l’impression de flotter. Tout autour d’elle n’est que néant. Rien n’existe, même pas son corps. C’est l’âge de l’insouciance, car tout est en devenir. C’est le premier âge.

Puis viennent la naissance, les premières tétées, et elle oublie le premier âge. Le temps, inexorable, existe enfin, et s’enfuit. Viennent les moments de l’enfance, de l’adolescence, et du premier amour. Tiens, il ressemble à Dalor. Est-ce son sosie, où est-ce elle qui déforme la vision ? L’observateur ne doit pas se laisser fléchir par ses impulsions, dirait le baron. Mais que ce temps est doux !

Mais voici les images d’horreur : son père, assassiné dans le dos, qui gît dans la boue. Elle pleure à chaudes larmes.

Et voici le pire. Un homme arrive, il a trouvé l’assassin, dit-il, et l’a châtié. Puis il vous présente la tête ensanglantée de votre amant. Cela en est trop pour elle. Prise de folie, elle saute par la fenêtre.

Mais cet homme, songe Lorraine tandis qu’elle chute, n’était-ce pas l’ancien prétendant éconduit ? Et ne porte-t-il pas des traces de boues aux bottes ?

C’est la fin du second âge.

Commence le troisième âge. C’est un monde de mort et de regret, regret des choses non dites ou non faites. Mais c’est aussi un monde de paix, une paix éternelle. On oublie tout en observant ces gens du second âge qui s’agitent en tout sens. Qu’ils sont vains ! Mais celui-là, que fait-il ? Non ! Cela ne se peut pas ! Ce serait trop injuste !

- Aaaaah !
- Ca va ?
Elle reconnaît Dalor, puis Mork. Elle est sortie de la vision.
- J’ai la solution. Baron, n’avez-vous pas faits quelques travaux dans l’ancien cimetière au pied du manoir ?
- Oui, répond celui-ci d’un air triste. J’ai voulu préparer le terrain pour mon Antoinette, en cas d’accident, comprenez-vous ?
- Et vous avez procédé à une collection ?
- C’est exact.
- Mais sans le savoir, vous avez mêlé les restes du bourreau et de la victime. D’où la vengeance du fantôme.
Personne ne dit mot.
- Mais qu’avez-vous donc ? N’êtes-vous pas contents que j’aie trouvé la solution ?
- C’est que...
- Quoi ? Pourquoi me regardez-vous tous ainsi ?
Nul n’ose répondre.
- Apportez-moi un miroir.
Après des hésitations, le baron lui en apporte un. Elle se regarde, et comprend leur émoi.

Elle fait maintenant soixante ans !

- Allons régler une injustice ! réagit-elle enfin.
Elle se lève, et se dirige d’un pas pressé vers le jardin.
- Alors ? Vous venez ?
Ils la suivent.
- Où avez-vous enterré les restes ?
- Là-bas, sous cette stèle.
- Il faut tout déterrer !
- Tout ?
- Tout !

Les hommes s’affairent, sous le chaud soleil d’été.

Puis enfin, après des heures d’efforts, et ruisselant de sueur, ils déclarent le dernier os déterré.
- Parfait, répond Lorraine. Magicien, pouvez-vous trier ses reliques en fonction de leur ancien propriétaire ? Ne me dites pas non, je sais que c’est un truc d’apprenti.
- C’est exact, confirme-t-il. Bien qu’en général cela s’applique sur de menus objets, comme des composantes de sorts : pattes d’araignées et ailes de mouches.
- Il en reste si peu. Cela devrait aller.
- Mais il faudrait avant que le baron s’écarte.
- J’allais oublier. Il ne croit pas en la magie.
Mork s’éloigne, et Brand utilise son sortilège. Lorraine inspecte le résultat.
- Enterrez-les tous les deux dans une tombe un peu à l’écart, déclare-t-elle devant deux petits tas de cendres.
- Et le reste ?
- Vous pouvez les remettre dans la fosse commune. Je procéderai aux bénédictions d’usage.
Ainsi font-ils. Puis elle dépose une rose sur la nouvelle tombe.
- Et voilà. Les deux amants sont de nouveaux réunis. Vos ennuis sont terminés, monsieur le baron.
- Je ne saurais comment vous remercier. Puis-je vous offrir l’hospitalité pour cette nuit encore?
- Volontiers. Je vous avouerai qu’à la suite de cette expérience, je me sens trop fatiguée pour reprendre la route immédiatement.

- Je vous suis reconnaissante d’avoir réparé l’injustice, petit être vivant.
- Je vous en prie.
- Et je suis également désolée pour ce qui vous est arrivé. Pour me faire pardonner, veuillez recevoir ce talisman en cadeau.
- Merci. Je suis également navrée de n’avoir pu modifier le passé.
- Seul le maître des trois âges décide de nos destinées.

Le fantôme s’éloigne, puis Lorraine se réveille.
- Bonjour. Que désires-tu ? J’ai du lait, du jus de fruit, et même du thé. Choisis, ton serviteur est à tes ordres.
- Merci Dalor. Tu es vraiment gentil.
Elle boit un jus de fruit, et croque le pain frais tartiné de beurre.
- Mais tu sais, ajoute-t-elle, nous ne nous sommes jamais vraiment prêté serment. Alors maintenant, il serait injuste que tu sacrifies ta jeunesse pour moi, et...
- Tu dis des bêtises. Mais voilà le baron. Il a un présent pour toi, je crois.
- Mademoiselle, je suis marri de ce qui vous arrive...
- Ne le soyez pas. J’ai pratiqué cette expérience de mon plein gré. Où sont Jack et Brand ?
- Ils sont partis dans la nuit, en emportant ma formule de la poudre noire. J’ignore ce qu’ils comptent en faire.
- Certainement rien de bon.
- N’en parlons plus. Je souhaitais vous offrir ceci en reconnaissance.
Il lui tend un écrin, dans lequel repose un bracelet d’or.
- C’est un bijou que j’ai découvert dans une tombe en pratiquant la collection. D’après d’autres... Hum ! ... d’autres prêtres, il a un grand pouvoir de protection.
Lorraine examine le bracelet, et reconnaît celui de son rêve.
- C’est un talisman précieux. Je vous remercie, baron.

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