Chapitre 4
PEINTURE SUPER-NATURALISTE,
PEINTURE SUPER-ANIMISTE
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4.1. Une vue d'ensemble de l'évolution ontologique :
À bien des égards le précédent chapitre était assez abstrait. Il fallait présenter et justifier les notions que l'on va utiliser, mais le lecteur n'aura jamais besoin de refaire la gymnastique mentale qu'elles impliquent car tout ce qu'il y a besoin de savoir sera systématiquement rappelé lors des analyses des chapitres suivants.
Avant de revenir aux œuvres d'art, et d'abord à la peinture, il est toutefois un dernier aspect abstrait dont on doit traiter, en l’occurrence la présentation globale des différentes phases ontologiques à travers les millénaires. On va le faire sous la forme du tableau de la page suivante, sachant que tout ce qu'il implique sera explicité en détail dans les chapitres à venir. Il est seulement donné pour aider le lecteur à saisir le principe de l'évolution ontologique et pourra servir plus tard à se repérer lorsqu'on étudiera chacune de ses étapes.
Ses trois colonnes de gauche servent à faire la correspondance avec les étapes du tableau de l'histoire de l'art mais on n'utilisera jamais la numérotation qui y apparaît. C'est la dernière colonne, tout à droite, qui indique les noms des différentes phases ontologiques que l'on utilisera. Dans la colonne du centre, on a indiqué à quelle période historique correspond chacune de ces phases. Selon les civilisations à travers le monde des décalages sont possibles par rapport aux dates qui sont indiquées, mais elles donnent tout de même une vague idée de la façon dont les phases ontologiques se succèdent à travers l'histoire. Une colonne de schémas résume les types 1+1 et 1/x des notions de matière et d'esprit qui correspondent au fonctionnement propre à chaque phase ontologique.
périodes |
phases |
correspondance dans le tableau des étapes de l'histoire de l'art |
périodes de l'histoire humaine (en Occident) |
schéma récapitulatif de la phase ontologique |
nom donné à l'ontologie |
Cycle des ontologies matière / esprit
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0A |
0A1 |
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Préhistoire très ancienne |
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émergence |
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0B |
0B1 |
B0-11 à B0-20 |
Paléolithique (grottes peintes) |
ou |
1e confrontation |
0B2 |
B0-21 à B0-25 |
Néolithique (1res pyramides en Égypte) |
ou |
2d confrontation |
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0C |
0C1 |
C0-11 à C0-14 |
- 2000 à - 800
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|
totémisme
|
0C2 |
C0-21 à C0-30 |
- 8e à + 80 (Grèce classique) |
ou |
naturalisme ou animisme |
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0C3 |
C0-31 à C0-35 |
Moyen Âge
|
|
analogisme
|
|
|
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0D |
0D1 |
D0-11 à D0-14 |
15e à 18e siècles |
ou |
1e super-naturalisme ou super-animisme |
0D2 |
D0-21 à D0-24 |
artistes nés au 19e siècle |
ou |
2d super-naturalisme ou super-animisme |
|
0D3 |
D0-31 à D0-40 |
artistes nés fin 19e/début 20e |
|
prématurité |
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0D4 |
D0-41 à A1-10 |
artistes nés environ à partir de 1942 |
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maturité
|
|
Cycle des ontologies produit-fabriqué / intention
|
|||||
1A |
1A1 |
A1-11 à A1-15 |
artistes nés environ à partir de 1954 |
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émergence |
|
|||||
1B |
1B1 |
B1-11 à B1-20 |
artistes nés environ à partir de 1966 |
ou |
1e confrontation |
1B2 |
B1-21 à B1-25 |
(reste à explorer) |
ou |
2d confrontation |
|
Etc. |
Encore une fois, c'est au fil des chapitres suivants que l'on analysera le contenu de ce tableau, mais on peut dès à présent faire quelques remarques qui en feront saisir l'essentiel.
Tout d'abord, on peut repérer que les quatre ontologies définies par Philippe Descola, ontologies qualifiées ici de « canoniques » (en grisé sur le tableau), correspondent à des périodes assez anciennes, commençant vers 2000 avant l'ère commune et s'achevant avec la fin du Moyen Âge. On voit aussi qu'elles se succèdent et ne sont pas contemporaines, sauf le naturalisme et l'animisme qui sont deux options entre lesquelles se sont séparées les civilisations entre leur phase totémique et leur phase analogiste.
D'un coup d'œil, on peut repérer le nombre croissant des phases ontologiques pour chaque période. La première, la phase d'émergence, est toute seule. Ensuite, on a une période qui regroupe deux phases de maturité successives, puis une période qui en regroupe trois, puis une période qui en regroupe quatre, et on revient à une phase d'émergence unique qui correspond à l'émergence du cycle suivant. On peut prévenir que, d'une certaine façon, chaque période reprend tout à zéro et que c'est le cran de maturité supplémentaire obtenu grâce à la période précédente qui lui permet d'aller un peu plus loin et qui lui permettra de connaître une étape de plus que la période précédente.
Cela n'apparaît pas sur ce tableau, mais il faut savoir que chaque phase comporte en fait quatre ou cinq étapes successives correspondant également à des crans de maturité successifs.
Aux premières étapes de chaque cycle, les schémas qui sont donnés répètent plusieurs figures similaires. C'est pour signifier que les notions de matière et d'esprit, ou celles de produit-fabriqué/intention, ne fonctionnent pas encore comme des notions globales, c'est-à-dire comme des notions qui font référence à un ensemble d'expériences similaires, elles sont alors seulement pensées au cas par cas, chaque notion se référant à une expérience isolée, par exemple du rapport entre un fait de matière particulier et un fait de l'esprit particulier, et cette expérience n'est pas encore regroupée mentalement avec d'autres expériences similaires.
Pour ce qui concerne les ontologies canoniques, deux types de schémas sont utilisés. Lorsqu'on a trois petits ronds indépendants cela veut dire que l'on a affaire au type 1+1, et lorsqu'on a un demi-rond c'est que l'on a affaire au type 1/x. Par convention, la couleur noire ou foncée est utilisée pour correspondre à la notion de matière tandis que la couleur blanche ou claire est utilisée pour correspondre à la notion d'esprit. Ainsi, si l'on considère le schéma de gauche qui correspond au naturalisme, on voit que la matière y est du type 1+1 et l'esprit du type 1/x, comme cela a été vu dans le tableau donné à la fin du chapitre 3.5.
Il faut avoir en tête que les schémas donnés pour une phase particulière correspondent aux caractéristiques de l'ontologie au début de cette phase. Ces caractéristiques se poursuivent pendant toute la phase, mais comme chaque phase sert à préparer la suivante, c'est-à-dire à générer le cran de maturité supplémentaire qui fera nécessairement basculer dans la phase suivante, les caractéristiques propres à la phase suivante cohabitent de plus en plus fortement avec celles de la phase en cours. Ainsi, dans la phase totémique les notions de matière et d'esprit fonctionnent encore toutes les deux au cas par cas, mais pendant cette phase l'une des deux notions va acquérir le statut de notion globale, c'est-à-dire que toutes les expériences qui s'y rapportent seront désormais regroupées comme autant de faits se rapportant à une même notion et non plus comme des faits seulement pensés au cas par cas. Si c'est la notion d'esprit qui acquiert un caractère global lors de cette phase totémique, alors on basculera dans le naturalisme, et on basculera dans l'animisme si c'est la notion de matière qui acquiert en premier ce statut, ces deux possibilités expliquant que la phase qui suit le totémisme correspond à deux cas de figure. Pendant la phase naturaliste ou animiste suivante, la deuxième notion acquiert à son tour un caractère global, si bien que quelle que soit l'option prise précédemment on se retrouve dans la phase analogiste avec le même résultat : les deux notions ont acquis leur statut global. Comme on le voit sur le schéma donné pour représenter l'analogisme, ces deux notions restent cependant bien séparées l'une de l'autre.
C'est seulement pendant la phase analogiste que les deux notions, désormais globales dès l'entrée dans cette phase, vont apprendre à cohabiter dans une même unité qui les rassemblera. Toutefois, cela ne pourra d'abord se faire qu'en acceptant une dissymétrie entre elles, l'une gardant le type 1/x et l'autre retombant dans le type 1+1. C'est ce principe qui est représenté dans les espèces de berlingots qui schématisent les deux phases suivantes : les deux notions sont désormais regroupées dans une même forme puisqu'elles sont désormais rassemblées, mais celle qui bénéficie du type 1/x est au centre pour rappeler son caractère compact tandis que celle qui est du type 1+1 est séparée aux trois coins extérieurs de la forme. Comme les deux notions sont de types différents, ainsi qu'il en va dans le naturalisme et l'animisme, mais comme aussi la maturité de ces ontologies est plus grande que celle des phases naturalistes et animistes canoniques, le nom de super-naturalisme et de super-animisme a été donné aux deux phases succédant à l'analogisme. Bien entendu, si la partie centrale du schéma est claire c'est que l'on a affaire au super-naturalisme puisque c'est la notion d'esprit qui y a le type 1/x, et l'on a affaire au super-animisme si la partie centrale est foncée. Dans la première de ces deux phases la limite entre la partie claire et la partie foncée est floue, ce qui veut dire que les notions de matière et d'esprit ne se sont pas encore clairement différenciées à l'intérieur de l'unité qu'elles forment désormais ensemble, tandis que cette limite est bien tranchée lors de la 2d phase, ce qui veut bien entendu dire que la fonction de la 1e phase a précisément consisté à établir une nette séparation entre les deux notions.
Leur nette séparation ayant été établie pendant la 1e phase du super-naturalisme ou du super-animisme, le but de la 2d phase du même nom sera donc, comme le montre le schéma représentant la phase prémature suivante, de redonner le maximum d'indépendance à chacune des deux notions qui, cependant, doivent rester bien attachées l'une à l'autre. Pendant cette phase de prématurité les deux notions vont finalement apprendre à devenir l'exacte inverse l'une de l'autre à l'intérieur d'un couple désormais indestructible de deux notions à la fois séparées et complémentaires, ce que montre le schéma correspondant à la phase de maturité.
C'est pendant cette phase de maturité que vont émerger les deux notions qui serviront à construire le cycle ontologique suivant, et bien entendu ces deux notions, encore très très immatures, ne fonctionneront d'abord qu'au cas par cas.
Tout n'est pas dit dans ce tableau. À certaines étapes il existe des cas de figure plus complexes que l'on verra plus tard en détail, mais il ne s'agit pour le moment que d'avoir une idée d'ensemble sur ce qui motive la notion de maturité des ontologies, une notion qui n'apparaît jamais dans les analyses de Descola.
Très grossièrement, on voit que des différences de maturité correspondent au fait que les notions de matière et d'esprit fonctionnent encore au cas par cas ou désormais en tant que notions globales, et au fait que les deux notions sont encore traitées séparément ou déjà incluses dans un couple de deux notions. Quant à ce couple, on a vu qu'il fallait également l'envisager selon quatre étapes successives de maturité de plus en plus prononcée, selon que les deux notions y sont encore mal différenciées, puis clairement différenciées, puis clairement indépendantes l'une de l'autre, puis enfin associées dans un couple mature de deux notions à la fois complémentaires et bien distinctes. C'est donc la marche vers ce couple mature final que l'on va analyser étape par étape, ainsi que sa mutation finale en un nouveau couple ontologique différent.
4.2. Super-naturalisme - l'esprit plus jamais sans la matière :
Comme on vient de le suggérer, il y a une très grande différence de maturité entre la conception que nous pouvons nous faire, à notre époque, des notions de matière et l'esprit, et la conception que pouvaient en avoir les humains de l'époque préhistorique, et même ceux des millénaires suivants. Cette différence est nécessairement une difficulté pour comprendre l'art des périodes très anciennes, raison pour laquelle nous allons d'abord nous affronter pendant plusieurs chapitres aux périodes récentes et contemporaines et ne revenir à la préhistoire que lorsque l'on sera mieux armé pour déchiffrer ce qui se passe dans l'art concernant la relation entre matière et esprit.
On ne peut traiter des périodes récentes sans d'abord critiquer la démonstration que fait Descola de l'apparition de l'ontologie naturaliste en Occident au XVe siècle, une démonstration qu'il a réalisée en s'appuyant sur l'évolution de la peinture de paysage et de la peinture de portrait.
C'est à partir du XVe siècle que Descola voit l'apparition, unique selon lui dans les civilisations humaines, de l'ontologie naturaliste. Il la repère d'abord dans la peinture européenne de cette époque, considère qu'elle ne gagne vraiment le domaine de la pensée que deux siècles au moins plus tard, par exemple avec des philosophes comme Descartes, et qu'elle n'atteint réellement son plein épanouissement qu'au XIXe siècle marqué par l'apparition des notions de culture et de sciences humaines.
Exactement comme Descola on envisage ici qu'une ontologie du type naturaliste apparaît au XVe siècle européen et qu'elle succède alors à l'ontologie analogiste de la période précédente. Si cette nouvelle ontologie est qualifiée de « super-naturalisme », pas seulement de « naturalisme », ce n'est qu'une question de dénomination. On parle bien de la même chose, c'est-à-dire, pour utiliser son vocabulaire, du même type de conception de la physicalité et de l'intériorité. La différence essentielle avec Descola concerne le caractère « pleinement développé » du caractère naturaliste de la nouvelle ontologie, un caractère que l'on considère ici acquis dès le XVe siècle et non pas seulement au XIXe siècle.
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Jean Fouquet (environ 1418-1480) – Autoportrait dans le cadre du diptyque de Notre-Dame de Melun (vers 1450) Source de l'image : |
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Gerard Ter Borch (1617-1681) – La Leçon de lecture (détail - vers 1652 - Hollande) Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gerard_ter_Borch_%28II%29_-_The_Reading_Lesson_-_WGA22153.jpg |
L'irruption de l'ontologie naturaliste dans la peinture, ou, pour utiliser son vocabulaire, dans les images et la figuration, Descola l'envisage sous deux aspects.
D'une part, il considère que l'apparition, principalement en Bourgogne et en Flandre, d'une nouvelle figuration des personnages, désormais dépeints de façon réaliste dans un cadre réaliste, réalisant des tâches réalistes et chacun doté d'une physionomie qui lui est propre, correspond à une « peinture de l'âme » qui objective l'intériorité distinctive de chaque être humain comme le requiert l'ontologie naturaliste qui veut que seuls les humains disposent d'une pensée intérieure. Parmi les exemples qu'il en donne ([1]), on peut citer l'autoportrait que Jean Fouquet insère en 1450 dans le cadre d'un diptyque pour Notre-Dame de Melun et qui est peut-être le tout premier autoportrait de l'histoire de la peinture, et l'on peut citer aussi « La Leçon de lecture » peinte par le hollandais Gerard Ter Borch vers 1652. Pour Descola, cet autoportrait de Fouquet signale l'intérêt tout nouveau pour la représentation d'un individu bien personnalisé et figuré avec les caractéristiques spécifiques de son aspect extérieur personnel, et le tableau hollandais est donné comme exemple de la volonté de cette époque de représenter l'activité de l'esprit : concentration et émerveillement pour l'enfant, rêverie lointaine pour sa mère.
À côté de la vie intérieure spécifique aux humains, l'ontologie naturaliste se caractérise par la continuité des propriétés physiques entre celles qui régissent le corps des humains et celles qui régissent tous les autres existants. Simultanément à l'apparition de la peinture de l'âme, c'est dans l'apparition, au XVe siècle aussi, d'une nouvelle peinture de paysage, obsédée par l'imitation fidèle de la nature, que Descola voit la traduction de ce second aspect de l'ontologie naturaliste.
Outre le souci de réalisme, c'est certainement l'introduction de la perspective qui résume le mieux ce nouveau sentiment de continuité entre la personne humaine qui regarde le tableau et le paysage qui y est figuré. Deux types de perspectives peuvent être invoqués : la perspective atmosphérique, venue des pays du Nord, et la perspective géométrique, venue d'Italie. La perspective atmosphérique est notamment obtenue par le bleuissement des lointains lié à l'épaisseur de l'air traversé par le regard ainsi que par une modification de la teinte du ciel selon la position plus ou moins haute de la portion de voûte observée. On trouve ces effets dans le paysage de la très célèbre « Vierge au chancelier Rolin » (vers 1435) de Jan van Eyck (vers 1390-1441), mais je propose de plutôt les considérer dans une miniature de Van Eyck ou de son école représentant le « Baptême du Christ », peinte entre 1422 et 1424 en bas d'une page du livre d'heures dit de Milan-Turin.
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Jan van Eyck ou son école : Le baptême du Christ, détail de la prédelle d'une page du livre d'heures de Milan-Turin (vers 1422-1424) Source de l'image : |
Quant à la perspective géométrique, la tradition dit qu'elle aurait été inventée vers 1425 par Filippo Brunelleschi (1377-1446), lequel dessina le baptistère de Florence sur un panneau percé d'un trou et à l'aide d'un miroir pour faire correspondre exactement la vue représentée à la vue réelle. Cette perspective se caractérise par l'utilisation d'un point de fuite qui permet au paysage représenté de rapetisser progressivement vers le lointain, approximativement comme cela se passe lorsque nous regardons un paysage réel. C'est ce type de construction, avec point de fuite central, que l'on trouve par exemple dans « L’Annonciation » réalisée vers 1445 par Domenico Veneziano (vers 1400-1461) dans la prédelle du « Retable de Santa Lucia dei Magnoli ».
Domenico Veneziano : L’Annonciation (vers 1445 - prédelle du retable de Santa Lucia dei Magnoli)
Source de l'image :
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Il n'est pas douteux que l'individualisation des personnages et le réalisme de la représentation en perspective des paysages sont deux innovations majeures de la peinture européenne du XVe siècle. Toutefois, autant ce dernier aspect a à voir avec l'ontologie naturaliste, et l'on verra tout à l'heure pourquoi, autant l'individualisation des personnages et la représentation de leur vie intérieure ne semblent pas spécialement correspondre à cette ontologie. Je commence par cela.
L'individualisation des personnages, c'est-à-dire leur portrait le plus réaliste possible soulignant au mieux l'originalité des traits de chacun, est un souci qui, en fait, n'est pas fondamentalement séparé du souci de réalisme qui s'attache, de la même façon exactement, aux paysages et aux animaux. Ainsi, on pourrait citer quantité de natures mortes du XVIIe ou du XVIIIe siècle dans lesquelles les verres, les pommes, les citrons ou les mouches sont représentés dans leur individualité avec autant de réalisme que le sont les visages des personnages de telle sorte que cet aspect n'introduit aucune différence radicale entre les humains et le reste des existants quant à leur intériorité.
Détail de « La Raie » de Jean Siméon Chardin (1728) Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Raie |
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Ci-dessus : détails des « Époux Arnolfini » Sources des images : http://commons.wikimedia.org/wiki/Category:
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de Jan van Eyck (1434) |
Pour ce qui concerne la peinture de l'activité de l'esprit des humains, on peut être d'accord avec Descola pour dire que « La Leçon de lecture » de Ter Borch nous montre à voir, et donc à imaginer, la concentration mentale et l'émerveillement de l'enfant qui déchiffre le livre, mais Chardin (1699 - 1779) ne nous permet-il pas, de la même façon exactement, d'imaginer ce qui se passe dans la tête du chat monté sur une montagne d’huîtres et qui observe, avec le plus grand intérêt, les poissons posés sur la table de son célèbre tableau « La Raie » (1728) ?
Et le regard vif du petit chien des époux Arnolfini (1434) de Jan van Eyck ne nous dit-il pas autant sur l'esprit vif et enjoué qui l'anime que le regard morne du mari ne nous suggère l'esprit pensif de ce personnage ?
Que seuls les humains aient une vie intérieure dans l'ontologie naturaliste, « une âme », ne semble donc pas spécialement traduit par le réalisme de leur représentation, ni par l'évocation de leur activité mentale puisqu'elle est parfois tout autant traduite dans la représentation des animaux.
Si le grand tournant artistique du XVe siècle avait consisté à mettre en valeur l'activité mentale spécifique des humains et sa variabilité d'une personne à l'autre, le moyen le plus efficace pour cela n'aurait pas été le recours au réalisme physique des représentations mais, tout au contraire, l'accumulation d'images purement symboliques évoquant de façon aussi détaillée que possible les centres d'intérêt et les pensées des personnages : la couverture schématique d'un livre de prières pour évoquer sa dévotion, un tas d'argent schématisé pour indiquer son goût pour l'argent, un aliment quelconque dessiné de façon schématique pour indiquer son goût particulier pour celui-ci, etc. Par ce moyen, qui était celui du Moyen Âge, sans aucun besoin d'un recours au réalisme de la représentation et en se contentant de symboles figuratifs très schématiques, bien plus pouvait être dit sur la pensée d'une personne et sur son originalité que par le moyen d'une représentation précise de ses poils de barbe, de la teinte de sa peau ou de son attitude physique.
Il est certes indéniable que, vers le XVe siècle, la représentation des personnages passe d'une représentation schématique stéréotypée à une représentation de plus en plus réaliste et individualisée de leur apparence réelle, mais cela ne traduit pas le souci de montrer spécialement l'intériorité des personnes humaines, « leur âme », cela traduit le fait que l'esprit d'une personne ne peut plus se concevoir séparément de la matérialité de son aspect extérieur, ce qui correspond précisément à la particularité de l'étape ontologique du 1e super-naturalisme : désormais, comme on l'a évoqué en 4.1 en commentaire du tableau de l'évolution des ontologies, l'esprit et la matière sont nécessairement en relation mutuelle et ne sont plus les deux notions séparées qui étaient appréhendées séparément l'une de l'autre pendant la phase d'ontologie analogiste, ce qui implique que l'évocation de l'esprit d'une personne passe désormais nécessairement par la représentation réaliste de son corps, de la matière qui contient cet esprit. Comme on vient d'en donner des exemples la même chose peut d'ailleurs valoir pour un animal, ce qui ne correspond pas à la définition canonique que Descola a donnée de l'ontologie naturaliste.
Si la représentation réaliste des corps habités par des esprits est donc bien liée au changement ontologique du XVe siècle, il n'est pas sûr, en revanche, que l'individualisation de ces corps, c'est-à-dire l'attention portée à ce qui les différencie d'une personne à l'autre, ait à voir avec ce changement ontologique. Si le corps de chacun varie comme varie sa personnalité, cela est impliqué, il est vrai, par la nouvelle relation obligée entre « l'âme » de chacun et l'apparence matérielle du corps qu'elle habite, mais la cause même de cette variation d'une personne à l'autre, la cause de l'attention portée à cette variation, n'a pas nécessairement à voir avec l'ontologie. Plus probablement, on peut y voir une évolution des mœurs, ou, si l'on veut, une évolution sociologique concernant le rapport entre l'individu et le groupe social.
Dans la société occidentale européenne ce changement du rapport entre l'individu et sa société a été un processus de longue haleine. Au XVe siècle encore, et pendant quelques siècles encore, celui qui se distinguait de sa communauté prenait le risque, au minimum, d'attirer l'opprobre sur lui. Tout aussi bien, il pouvait risquer l'excommunication, l'écartèlement ou le bûcher. Pas de droit à l'opinion individuelle, mais pas de droit, non plus, à l'intimité physique. Tout simplement, d'ailleurs, parce que cette notion-là n'avait pas de sens puisque l'on vivait constamment en collectivité et sous le regard d'autrui. Ainsi, ce n'est qu'à l'approche du XVIIIe siècle, du moins en France, que l'on verra la notion d'intimité émerger dans l'habitat, lorsque les habitations commencèrent à être aménagées avec des couloirs et des corridors permettant d'atteindre directement n'importe quelle pièce. Auparavant, les pièces communiquaient seulement par des enfilades obligeant à traverser les unes pour aller dans les autres, ce qui ne permettait aucune intimité pour leurs occupants. Même la façon de manger en dit long sur le collectivisme des corps à cette époque : on prenait la nourriture avec des doigts plus ou moins propres dans le plat commun, sans utiliser la fourchette qui plus tard permettra d'éviter de toucher la nourriture des autres. Encore à la fin du XVIe Montaigne pourra écrire dans ses Essais qu'il « s'aide peu de cuillère et de fourchette ».
Les choses ont toutefois progressivement bougé. La sortie de l'anonymat collectif se voit directement dans les thèmes de l'art dès le XVe siècle puisque c'est à cette époque que commencent à se multiplier les portraits et les autoportraits en peinture, et puisque ce genre pictural correspond nécessairement à un intérêt spécial pour l'individu et pour ce qui, en particulier, le distingue des autres et le rend individuellement remarquable. On vient d'évoquer Montaigne : il mangeait encore avec ses doigts, certes, mais sa démarche pour se découvrir lui-même en tant que personne singulière illustre bien la naissance, à cette époque, d'un intérêt pour la conscience individuelle, pour le « je ». Au XVIIe siècle, chacun sait que c'est encore sur un « je » fortement souligné, celui du « je pense donc je suis », que s'appuiera la démarche de Descartes.
Ainsi, on peut admettre que la question du « je » a commencé à travailler sérieusement la société à partir du XVe siècle et que cette recherche d'indépendance de plus en plus marquée entre l'individu et sa société est alors assez spécifique à la société occidentale, mais que les « je » soient différents entre eux parce qu'ils ne se fondent plus de façon indifférenciée dans le « nous » n'a pas directement à voir avec la relation entre l'intériorité de chacun et l'aspect matériel de son enveloppe corporelle. Cela n'a pas à voir avec l'état de l'ontologie matière/esprit.
On retiendra donc que la représentation de plus en plus réaliste des personnes et de leurs activités correspond à la nouvelle nécessité ontologique de concevoir les êtres à travers leur apparence physique, c'est-à-dire au moyen de leurs caractéristiques matérielles, mais que le souci d'individualisation de l'apparence des personnes dans les représentations ne coïncide qu'avec le mouvement d'individualisation des personnalités et avec la naissance de l'indépendance des individus par rapport à la société à laquelle ils appartiennent. Ce qui apparaît ainsi général et essentiel, c'est le souci de rendre compte de l'aspect réel du monde matériel, ce qui concerne nécessairement l'aspect des personnes, mais qui concerne tout aussi bien celui des animaux, celui des choses et celui des paysages.
Cette conclusion est l'occasion de revenir au principe de base que l'on avait exposé au chapitre 3.6. Dans ce chapitre, en effet, on avait proposé de considérer la peinture comme une situation où, foncièrement, l'esprit de celui qui observe l’œuvre est face à la matière représentée. Si, comme on a commencé à l'expliquer au chapitre 4.1 précédent, la nouvelle phase ontologique du 1e super-naturalisme veut que l'esprit, ressenti comme une réalité globale et compacte, soit désormais en relation avec le monde matériel, lui aussi ressenti comme une entité globale et continue, on doit attendre de la peinture qu'elle soit une occasion de mettre en évidence cette nouvelle relation, c'est-à-dire qu'elle soit l'occasion pour l'esprit de se trouver en relation directe, et non plus seulement symbolique, avec le monde réel qui l'entoure. L'usage de la perspective géométrique qui met le sujet qui observe au centre de l'univers matériel qu'il observe, tout comme l'usage de la perspective atmosphérique et, de façon générale, l'attention pour toutes les précisions dans les détails qui rendent compte de façon réaliste du monde environnant, tout cela va donc parfaitement dans le sens de la nouvelle ontologie que l'on a appelée de 1e super-naturalisme : mettre l'esprit qui regarde en relation avec l'univers matériel qui l'entoure.
Pour en finir avec cette critique de l'approche de Descola concernant la conception du naturalisme, si l'on écarte son hypothèse que cette ontologie serait spécifiquement caractérisée par la reconnaissance d'une différence entre « l'âme » des humains et celle des animaux, et si on la définit plutôt comme une reconnaissance du caractère compact de l'esprit (du type 1/x, c'est-à-dire un esprit comportant de multiples aspects) directement et complètement en relation avec l'étalement du monde matériel qui l'entoure (1+1 aspects ou détails matériels s'ajoutant les uns aux autres pour générer un monde que l'on peut envisager s'étageant ainsi jusqu'à l'infini), alors il n'est pas utile d'attendre les conceptions philosophiques du XVIIe ou du XVIIIe siècle pour considérer que la civilisation occidentale est pleinement entrée dans une ontologie du type naturaliste. Le seul recours à la perspective en peinture suffit pour repérer l'entrée complète et parfaite dans cette ontologie dès le XVe siècle, car ce mode de représentation implique nécessairement un observateur considérant depuis un point de vue ponctuel compact l'univers qui s'étale dans l'étendue qui l'entoure et avec lequel il est en relation directe puisqu'il peut même l'observer dans tous ses détails.
N'est-il pas plus crédible de penser que les artistes du XVe siècle accompagnaient seulement l'ontologie de leur époque plutôt que de considérer, comme l'expose Descola dans ses écrits, qu'ils anticipaient cette ontologie plusieurs siècles avant tous les autres membres de leur société ? Malgré tout le mérite et l'esprit d'invention que l'on doit reconnaître à ces artistes, on voit mal pour quelles raisons ils auraient eu cette capacité prophétique, ou tout du moins pionnière. Les artistes de cette époque commençaient tous leur activité comme de très jeunes apprentis qui apprenaient leur métier sur le tas, sous la direction d'un maître, et il n'y avait là rien de spécial dans leur vie qui aurait pu les mettre dans une situation particulière leur donnant l'occasion d'anticiper l'évolution de leur société et de la transcrire dans leur art, même involontairement ou inconsciemment.
[1]Dans « La Fabrique des images », catalogue de l'exposition du même nom présentée au musée du quai Branly en 2010-2011, établi sous la direction de Philippe Descola (édition conjointe du musée du quai Branly et de SOMOGY)