Chapitre 3

 

DE LA PENSÉE

 

 

 

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3.0.  Retour aux ontologies de Descola :

 

Au chapitre précédent, on a introduit l'idée que l'organisation des formes dans l'art, selon le type 1/x ou selon le type 1+1, serait un critère pour repérer l'ontologie de la société concernée. Ce sera l'objet de ce nouveau chapitre que d'expliquer pourquoi.

Comme exposé au chapitre 1.1, les critères utilisés par Descola pour classer les sociétés selon ses quatre ontologies sont les notions de « même » ([1]) et de « différent » : même physicalité chez l'ensemble des existants ou physicalités différentes, et même intériorité chez l'ensemble des existants ou intériorités différentes. On rappelle que, plutôt que de parler de physicalité et d'intériorité on préférera parler de matière et d'esprit afin de rendre les explications plus accessibles, mais on parle bien des mêmes choses.

Plutôt que de baser les ontologies sur ces notions de même et de différent, on va voir qu'il apparaît plus utile, et aussi plus fondamental, de les baser sur les notions de « séparés d'emblée » et de « clos d'emblée ». C'est en effet de cette manière que nous pourrons retrouver les organisations de formes envisagées au chapitre précédent, puisqu'une organisation du type 1+1 fait avec des formes d'emblée séparées les unes des autres que l'on ajoute l'une après l'autre, tandis qu'une organisation du type 1/x fait avec des formes d'emblée situées dans un système clos que l'on divise en ses multiples parties.

 

 

3.1.  Qu'est-ce que penser ?

 

Dans la présentation de Descola, selon l'ontologie considérée il y a donc « du même » ou « de la différence » : les animaux ont la même vie intérieure et la même conscience de vivre que nous ou bien ils sont différents de nous sous cet aspect, et le corps des animaux est fait de la même matière que celui des humains ou bien ils sont différents de nous sous cet aspect.

Du même ou du différent, donc. Mais au fait, qu'est-ce que penser ? N'est-ce pas toujours, fondamentalement, repérer et organiser mentalement les analogies qui peuvent exister entre des faits ou des réalités d'apparences pourtant différentes, et repérer et organiser mentalement les différences qui peuvent exister entre des faits ou des réalités aux apparences pourtant semblables ? Si penser consiste fondamentalement à rassembler par la pensée ce qui est même, ou presque même, et à séparer par la pensée ce qui est différent, ou significativement différent, il s'ensuit, comme on va s'efforcer de le démontrer maintenant, que les quatre rapports au monde repérés par Descola existent du fait qu'il existe deux façons différentes et incompatibles entre elles de penser à une même chose, et donc deux façons différentes et incompatibles entre elles de penser l'intériorité de l'esprit et de penser le corps physique. Combinant deux à deux ces incompatibilités, on retrouve bien quatre points de vue possibles pour envisager le rapport de l'esprit aux corps matériels.

Nous verrons que l'une de ces deux façons de penser se ramène à celle couramment utilisée par la pensée scientifique dite occidentale, tandis que l'autre se ramène à la pensée chinoise traditionnelle. Et nous verrons aussi pourquoi l'une n'est pas moins « vraie » que l'autre, ni pas moins « utile », ni pas moins indispensable, même, que l'autre, pour comprendre comment va le monde et comment il se transforme.

Nous verrons enfin que « penser le même » n'est pas l'inverse de « penser la différence », que ce ne sont pas là deux façons de penser symétriques, qu'il s'agit de tout autre chose dans l'un et dans l'autre cas car cela implique de partir d'un tout autre point de vue et d'adopter un tout autre type de démarche.

 

Commençons par envisager la façon de penser « le même », c'est-à-dire de penser qu'il y a des choses qui sont « les mêmes », ou du moins qui sont suffisamment identiques pour que l'on puisse dire qu'elles sont les mêmes.

Si je dis que deux choses sont les mêmes, inévitablement cela implique que j'ai déjà admis qu'elles étaient deux choses séparées. Si, par exemple, plusieurs billes sont rassemblées en une seule, impossible pour moi de dire qu'elles sont les mêmes : tout ce que je pourrais dire c'est qu'il y a une seule bille. Il n'y a que de plusieurs choses séparées, et donc différentes quant à leur emplacement, dont je puisse faire le constat qu'elles sont les mêmes.

Voilà donc un premier point à prendre en compte : dire qu'il y a des choses qui sont les mêmes, implicitement c'est avoir déjà considéré et admis, même sans y prendre garde, que ces choses sont séparées. « Le même » ne peut s'appuyer que sur le constat préalable de la séparation.

On peut tout de suite en tirer une première conséquence pour les ontologies de Descola. Si l'on partage, par exemple, l'ontologie animiste selon laquelle les animaux, tout comme les humains, disposent d'une intériorité, d'une pensée et d'un vouloir, et donc selon laquelle les humains et les animaux sont les mêmes sous cet aspect-là, cela implique que l'on a implicitement admis que les êtres humains et les animaux ce n'est pas la même chose, qu'ils ne se confondent pas, que ce sont des réalités séparées. Des réalités qui ont des propriétés communes, certes, mais des réalités qui sont bien distinctes l'une de l'autre. Il n'est pas nécessaire que cette distinction soit constante : la nuit, les jaguars peuvent bien quitter leur peau et leurs griffes de jaguars pour retrouver leur apparence humaine, mais ils ne seraient pas des jaguars, et on ne les désignerait pas comme tels si, dans la journée aussi, leur apparence se confondait avec celle des humains.

De façon similaire, l'ontologie totémique qui estime que tout une classe ce qui existe est fait de la même chose, de la même substance corporelle ou du même matériau, est une ontologie qui, fondamentalement, et avant même de penser cette identité physique, pose implicitement que tous les corps qu'elle considère ainsi sont distincts, séparés dans l'espace ou dans le temps.

Dorénavant donc, plutôt que de se référer au critère du « même » pour définir les ontologies, on proposera de se référer d'abord au critère du « séparé d'emblée », car seul ce qui est d'emblée séparé peut être qualifié de même : deux choses ou deux êtres doivent être séparés, ou du moins séparables, ne serait-ce que dans notre pensée, pour pouvoir être ensuite considérés comme étant les mêmes.

 

Pensons maintenant la différence.

Comment, par exemple, pourrai-je constater et dire que deux longueurs sont différentes si je n'ai pas déjà implicitement considéré qu'elles étaient toutes les deux des longueurs, et donc qu'elles sont deux réalités que j'ai pu amalgamer à une même réalité, celle des longueurs ?

Si des réalités sont totalement étrangères, si je ne peux, d'une certaine façon, les considérer réunies par une même propriété, je ne pourrai pas les comparer et déclarer qu'elles sont différentes. Par exemple, si j'ai deux tomates, je peux dire qu'elles sont différentes par la taille et que j'ai affaire à une grosse et à une petite tomate, mais, pour ce faire, j'ai nécessairement amalgamé ces deux tomates dans la même réalité de tomate. Si je compare cette fois, une tomate et une carotte, cela n'aura pas de sens de chercher leur différence de taille, à moins que j'oublie que j'ai affaire à des légumes et que je ne considère que leur poids ou leur longueur. Alors, pour ce faire, je les amalgamerai avec tous les objets pesants ou avec toutes les réalités qui ont une longueur.

Bref, tout comme on a besoin de considérer d'emblée que des réalités sont séparées ou séparables pour penser qu'elles sont identiques, à l'inverse on a besoin de considérer d'emblée que des réalités sont réunies, rassemblées de quelque façon, pour ensuite pouvoir penser qu'elles sont différentes. Sous cet angle, les ontologies naturalistes et analogistes qui déclarent que les humains, les animaux et les autres réalités de l'univers ont des intériorités différentes sont donc nécessairement, et sont donc d'abord, des ontologies qui posent implicitement que les humains, les animaux, les montagnes, les fleuves et le soleil sont, de quelque façon, réunis et confondus ensemble par la capacité qu'ils ont tous d'avoir des intériorités, ou d'être susceptibles d'en disposer, même si c'est pour constater que certains n'en ont pas. Et de la même façon, les ontologies animistes et analogistes qui déclarent que toutes ces réalités ont des propriétés physiques différentes sont des ontologies qui, implicitement, posent qu'elles sont regroupées dans un même matériau ou dans une même substance dont ces propriétés physiques différentes ne manifestent que les divers aspects possibles.

 

En conclusion, et du fait qu'il n'existe que deux possibilités qui s'excluent mutuellement – on a affaire à du même ou on a affaire à du différent –, il apparaît possible de redéfinir les quatre ontologies de Descola en remplaçant la notion de « même » par la notion de « séparé » qui en est le préalable incontournable, et en remplaçant la notion de « différent » par la notion de « groupé » laquelle en est cette fois le préalable.

D'une certaine façon, cette substitution revient à remplacer le même par le différent (pris au sens de différents emplacements) et le différent par le même (pris au sens de même propriété fondamentale), mais il ne s'agit pas seulement ici, par une formule paradoxale, de remonter d'un cran l'appui de la pensée et d'inverser « bêtement » les notions, ce qui n'avancerait à rien. En effet, il ne s'agira pas de seulement penser « le séparé » et de seulement penser « le rassemblé », mais de penser « le même à partir du séparé » et de penser « la différence à partir du rassemblé ». Ou, si l'on veut, de comprendre comment des choses séparées peuvent être pensées mêmes, comment on fait pour penser que des choses séparées sont identiques, et d'un autre côté de comprendre comment on peut établir des différences à l'intérieur du groupé, comment on fait pour penser que des choses fermées, closes sur elles-mêmes, peuvent être séparées en diverses choses différentes entre elles.

C'est ce que l'on va maintenant tenter, d'abord en approfondissant la pensée du même à partir du séparé, puis en approfondissant la pensée de la différence à partir du rassemblé.

 

 

3.2.  Penser l'identité de choses séparées :

 

Penser ce qu'il y a de même dans des choses séparées, il se trouve que c'est à cette unique tâche que s'est attelée la pensée scientifique occidentale. Un de ses premiers faits d'armes essentiels est d'avoir dévoilé, avec Newton, que la même loi de la gravité vaut pour ce qui se passe dans le ciel et pour ce qui se passe sur la terre, c'est-à-dire dans des domaines qui étaient considérés à l'époque comme radicalement séparés et relever, depuis Aristote, de fonctionnements complètement différents : dans le ciel, le pur mouvement parfaitement circulaire des astres, sur terre, la fange des mouvements irréguliers et imparfaits.

C'est aux fondateurs de la géométrie analytique, parmi lesquels Descartes, que l'on doit le mode de représentation qui matérialise le mieux la méthode scientifique : le graphique, muni d'une origine où se croisent des axes de repères supposés se continuer jusqu'à l'infini. On peut envisager un tel graphique en trois dimensions, mais sa conception en plan suffit pour exprimer son essence : un graphique permet de relier des points qui sont tous séparés les uns des autres, étalés sur tout le plan jusqu'à l'infini et, ce faisant, de matérialiser ce que ces points séparés ont en commun, c'est-à-dire de « même », par le moyen d'un tracé qui reliera tous les points ayant la même propriété. Par exemple, on peut relier au moyen d'un tracé tous les points séparés qui sont à la même altitude, ou tous les points d'un fluide qui vont à la même vitesse, ou ceux qui ont la même accélération instantanée, etc. Le plus souvent, on raffine la chose en établissement une courbe qui ne montre pas les points séparés qui possèdent exactement la même propriété mais qui montre comment varie une même propriété en des lieux séparés. Comment, par exemple, varie la vitesse selon les différents endroits d'un fluide, l'abscisse du graphique disant de quel endroit on parle et l'ordonnée disant la plus ou moins grande identité de la même propriété, celle de la vitesse, entre tous les points séparés considérés, ou entre toutes les différentes positions possibles d'un même point qui se déplace.

 

 


 

 

Toute la radicalité de la pensée scientifique occidentale est exprimée dans cette façon de représenter les phénomènes : on pose qu'il y a des points séparés qui tapissent tout un plan ou tout un volume, puis on s'attache à mettre en valeur ce qu'il y a de même entre ces points séparés, ou dans quelle mesure une même propriété diffère entre eux.

D'emblée, on voit l'intérêt majeur de cette façon de représenter les phénomènes : il se prête commodément à la mesure des grandeurs, et tout ce qui dans l'univers peut se rapporter à une mesure quelconque pourra donc être analysé et compris sous cet angle. La science occidentale a remporté d'importants succès en usant de cette méthode et il n'est pas besoin de justifier de son efficacité tellement elle a été prouvée dans maints domaines.

Il est utile, cependant, de comprendre que cette efficacité a son revers, c'est-à-dire que cette façon de penser, mesurer, calculer et prévoir l'évolution des phénomènes engendre des points aveugles qui laissent certains processus naturels absolument insaisissables. Son inconvénient, en effet, est qu'elle suppose implicitement que les phénomènes à mesurer évoluent de façon continue, car elle ne peut traiter que de points que l'on doit toujours rapporter à un espace de représentation continu. Sur une même ligne d'abscisses, par exemple, on ne peut pas porter des x à certains endroits et des x3 ailleurs, tantôt des millions de x et plus loin des xn : l'espace de la représentation doit être uniforme dans toute son étendue si l'on veut que la courbe que l'on y dessine soit cohérente.

Il se trouve que cette limitation n'a pas que des conséquences mineures. Pour faire sentir ce que ce type d'approche implique comme failles radicales, nous allons successivement envisager deux cas de figure dans lesquels « l'impensé » sur la notion de continu a conduit à un aveuglement inconscient duquel les scientifiques ont eu beaucoup de mal à s'extraire, ce qui n'a d'ailleurs été possible qu'en renonçant à comprendre certains aspects des phénomènes concernés. Deux cas, donc, d'aveuglement et de constat d'impuissance.

 

Le premier cas de figure concerne le traitement statistique des phénomènes, et le premier exemple important pour la science d'un tel traitement est celui de la théorie cinétique des gaz : faute de pouvoir calculer réellement le mouvement des milliards de molécules qui s'entrechoquent à l'intérieur d'un gaz, des renseignements essentiels pour le comportement de ce gaz n'ont pu être tirés que de l'analyse statistique de la répartition des molécules à l'intérieur d'un volume de gaz et de leur vitesse moyenne.

Les noms de James Clerk Maxwell et de Ludwig Boltzmann sont associés à cette approche. Elle est maintenant rentrée dans les mœurs, mais elle a valu à Boltzmann, en son temps, le franc mépris et l'hostilité acharnée d'une partie de ses confrères. C'est que traiter le comportement des molécules d'un gaz de façon statistique revient à renoncer à saisir le comportement individuel de chacune de ses molécules, c'est-à-dire renoncer à le décrire dans l'espace en trois dimensions dans lequel, pourtant, il évolue en réalité. Mais il se trouve que, si un espace de représentation selon trois axes est bien adéquat pour décrire le parcours suivi dans l'espace 3D par une molécule de gaz, le comportement de cette molécule, c'est-à-dire l'anticipation de son parcours et de sa logique propre, ne peut être compris que dans une formulation mathématique statistique qui prend simultanément en compte des milliards de molécules et les conséquences de leurs chocs incessants les unes contre les autres. On se trouve ici dans le cas d'un saut d'échelle, d'une rupture d'échelle entre ce qui se passe dans la réalité et la façon dont on peut comprendre, mesurer et prédire cette réalité. Ce faisant, on se trouve dans le cas d'une rupture tout court dans notre approche du phénomène, puisque l'on doit complètement renoncer à comprendre le détail du parcours décrit par une molécule précise pour désormais ne plus comprendre que le comportement statistique de l'ensemble des molécules.

Il s'agit là d'une rupture de continuité du type même que l'on voulait éclairer car, en fait, ce rabattement sur le traitement seulement statistique des molécules d'un gaz revient à passer d'un phénomène envisagé dans le repère habituel de l'espace 3D décrit par trois axes seulement à un repère spécifique au calcul et comportant des milliards d'axes de coordonnées. Pour les scientifiques, ces axes correspondent à ce qu'ils appellent des « degrés de liberté » et sont utilisés pour traiter statistiquement le comportement simultané de milliards de molécules. Pour calculer le comportement statistique des molécules, il faut donc accepter une rupture de continuité entre l'espace de la représentation du phénomène, analogue à l'espace dans lequel il se produit (= 3 coordonnées chaque fois, correspondant aux 3 coordonnées de notre espace), et l'espace propre au calcul du phénomène (= une quasi-infinité de coordonnées pour correspondre à une quasi-infinité de molécules, et donc à une quasi-infinité de degrés de liberté pour rendre compte de tous leurs comportements possibles). À l'occasion de la discontinuité de ce passage d'un espace à 3 dimensions à un espace à une quasi-infinité de dimensions, il faut accepter une perte considérable d'information car ce traitement statistique global ne donne que très peu d'information, en retour, sur le comportement de chacune des molécules lorsque l'on redescend de l'espace du calcul à l'espace 3 D de l'évolution réelle des molécules.

 


 

 

La science occidentale a fini par se résigner à cette coupure et à l'impossibilité de calculer le mouvement individuel de chacune des molécules d'un gaz. Pourtant, un siècle environ après qu'une partie des scientifiques se soit fourvoyée en dénigrant Boltzmann, c'est la presque totalité de la communauté scientifique qui, à l’unisson avec les vulgarisateurs, s'est fourvoyée en s'aveuglant à nouveau sur l'impossibilité qu'il y a de calculer l'évolution d'un phénomène physique en le suivant simultanément en continu sur toutes les échelles sur lesquelles il se manifeste.

Cette fois, je vise le très populaire « effet papillon », tellement vulgarisé qu'on y fait référence jusque dans la vie courante ou dans des films grand public pour justifier l'imprévisibilité de certains évènements, et l'omniprésence de la vulgarisation de cet effet illustre spécialement bien comment l'aveuglement aux implicites ruptures d'échelles est intrinsèque à la façon habituelle et spontanée de penser dans notre société occidentale contemporaine.

L'expression est du météorologue Edward Lorenz. Calculant l'évolution à long terme d'un ensemble simplifié d'équations censées rendre compte des mouvements de convection de l'atmosphère, il s'était rendu compte que des variations d'arrondi très ténues aux valeurs qu'il donnait en entrée pour le calcul de son ordinateur avaient pour conséquence de s'amplifier progressivement au fil du calcul, cela au point que des variations de décimales de l'ordre du millième en venaient finalement à modifier du tout au tout l'évolution simulée de l'atmosphère au bout de quelque temps. De là, il déduisait que le battement d'ailes d'un seul papillon, par exemple aujourd'hui aux États-Unis, provoque à son entour un minuscule changement dans l'état de l'atmosphère, lequel changement s'amplifie progressivement au fil du temps de telle sorte que, au bout d'un mois, une tornade va peut-être dévaster la côte indonésienne, tornade qui ne se serait pas produite à cet endroit-là en l'absence de ce battement d'ailes un mois plus tôt et de l'autre côté du globe.

 

L'erreur, dans le raisonnement de Lorenz, est de considérer que le calcul qu'il effectue pour évaluer le comportement d'un morceau local d'atmosphère peut logiquement se poursuivre de façon continue sur l'ensemble de l'atmosphère terrestre, c'est-à-dire amplifier de façon continue son effet jusqu'à la plus grande échelle possible, celle de la terre entière. En réalité, le fonctionnement de l'atmosphère terrestre dispose de plusieurs niveaux hiérarchiques et ce qui se passe à une très petite échelle de son fonctionnement, celle du battement d'ailes d'un papillon, n'est absolument pas susceptible d'affecter la stabilité de ce qui se passe aux échelles du dessus car le fonctionnement de celles-ci est dicté par la logique propre des phénomènes qui se produisent à leur échelle propre. Ces phénomènes de grande échelle ont des causes spécifiques, qui s'étendent bien au-delà du volume d'air influencé par un papillon, et les conséquences de ces causes écrasent littéralement les très petites oscillations locales qui peuvent être produites par un papillon. Autrement dit, ce qui se passe à grande échelle n'est pas le résultat de l'amplification continue et progressive de ce qui se passe à petite échelle, mais la conséquence de phénomènes qui se produisent spécifiquement à grande échelle, des phénomènes qui n'émergent, qui ne se développent et qui ne se consolident qu'à grande échelle, de telle sorte que la stabilité propre de ces phénomènes de grande échelle est suffisante pour gommer tous les effets produits à petite échelle qui iraient à leur encontre.

Sans doute, il importe peu que je n'aie jamais cru, personnellement, à l'effet papillon, mais il se trouve que l'aspect erroné de cette théorie est maintenant bien démontré. Je renvoie pour cela à l'article « L'effet papillon n'existe plus ! » rédigé par Raoul Robert (directeur de recherche CNRS à l'Institut Fourier à Grenoble), dans le dossier numéro 52 de juillet et septembre 2006 de la revue POUR LA SCIENCE.

 

Figure extraite de l'article « L'effet papillon n'existe plus ! » rédigé par Raoul Robert dans le dossier numéro 52 de juillet et septembre 2006 de la revue POUR LA SCIENCE


 

La méthode que décrit Raoul Robert dans cet article a consisté à traiter de façon statistique l'évolution de chaque parcelle d'atmosphère. Le type de calcul effectué pour cela est similaire à celui de Lorenz mais, là où Lorenz ne prenait en compte que l'effet réciproque de 10 variables, Robert en prend 100 000, ce qui revient à minimiser par 10 000 l'effet de chacune et à générer ainsi un effet statistique. Procédant de la sorte, le système dynamique étudié par Raoul Robert s'organise progressivement selon des structures de grande échelle qui apparaissent alors parfaitement prédictibles et indépendantes des légères variations que l'on peut donner aux conditions de départ. Plus précisément, la situation de départ utilisée par Robert consiste en une ellipse tournant dans le sens des aiguilles d'une montre entourée par une couronne circulaire tournant dans l'autre sens. Comme le montrent les simulations reproduites, lorsque la couronne extérieure est épaisse (fig. a), la situation évolue systématiquement (b et c) vers une structure tourbillonnaire formée d'un tourbillon central entouré de deux tourbillons accolés tournant en sens inverse de lui (d). Lorsque la couronne extérieure est plutôt mince (e), cette fois la situation évolue systématiquement (f et g) vers un dipôle de deux couples de tourbillons qui s'éloignent l'un de l'autre à vitesse constante (h). De telles structures sont observées dans la réalité dans l'atmosphère et dans les océans, et encore une fois, leur naissance n'est pas perturbée par des variations survenant à petite échelle, encore moins par des variations de toute petite échelle telles que celles qui seraient équivalentes au vol d'un papillon.

Dans le mode de calcul utilisé par Raoul Robert, l'effet statistique qu'il génère revient à gommer le détail de tous les comportements locaux par l'influence des organisations qui se produisent à grande échelle. Pour cette raison, de la même façon que la théorie cinétique des gaz implique de renoncer à prédire le comportement individuel de chacune des molécules d'un gaz, ce mode de calcul ne permet de saisir l'organisation à grande échelle de l'atmosphère que parce qu'il renonce à prédire le comportement de chacun des tourbillons locaux qui l'animent. Autrement dit : c'est seulement parce qu'il renonce à prédire l'effet à long terme des battements d'ailes de chacun des papillons du Minnesota que ce calcul permet d'entrevoir à long terme comme va naître ou ne pas naître une tornade susceptible d'affecter l'Indonésie.

La simulation des tourbillons dans un seul plan n'est pas anormale du fait de la faible épaisseur de la couche atmosphérique qui entoure la terre, et si l'on revient à la question de la représentation schématique utilisée par la science occidentale, on peut dire que la méthode utilisée par Raoul Robert revient à considérer le mouvement d'une parcelle de l'atmosphère dans un plan formé par deux axes croisés, x et y, tout en calculant l'évolution statistique de cette parcelle dans un repère qui, lui, comporte 100 000 axes de libertés de mouvement simultanées. Il y a là, à nouveau, une rupture de continuité, une rupture de continuité entre le repère à deux axes dans lequel se meut réellement la parcelle d'atmosphère simulée et l'échelle du calcul statistique qui est des dizaines de milliers de fois plus grande. Des dizaines de milliers de fois plus grande parce qu'elle correspond à l'espace mathématique qu'il est nécessaire de prendre en compte pour calculer les effets de grande échelle qui décident de l'évolution réelle de l'atmosphère et qui, nécessairement, gomment tous les effets de petite échelle qui tendraient à les contrarier.

Du fait de ce saut d'échelle nécessaire pour rendre compte de la réalité du comportement de l'atmosphère, l'évolution d'une parcelle quelconque d'atmosphère ne peut donc pas être pensée en continu depuis l'échelle d'un papillon jusqu'à l'échelle de la terre entière. Quoi qu'il fasse, le papillon est très logiquement entraîné au loin par le vent qui se lève et sur lequel son influence est nulle, pratiquement et mathématiquement strictement nulle, et il ne court aucun risque de générer involontairement un ouragan quelque part dans le monde un mois après avoir battu des ailes de l'autre côté de la planète.

Les scientifiques occidentaux, et d'ailleurs même les Occidentaux moyens, sont conditionnés à comprendre et à représenter les phénomènes physiques au moyen d'axes de coordonnées, ce qui implique nécessairement une continuité absolue dans les échelles de graduation utilisées sur ces graphiques, et cela implique donc qu'ils sont aveugles aux ruptures qui peuvent se produire entre plusieurs échelles d'un phénomène et qui brisent la continuité implicitement postulée par la continuité des axes de coordonnées utilisés pour le représenter. Au point donc que, pendant des dizaines d'années, ils ont préféré imaginer des conséquences inouïes et invraisemblables pour le battement d'ailes d'un papillon plutôt que de prendre en compte cette rupture du comportement des phénomènes afin de l'intégrer dans leur mode de calcul. Et je suis prêt à parier qu'il se passera encore bien du temps avant que l'effet papillon ne soit usuellement reconnu pour ce qu'il est : une pure bêtise mathématique.

Inévitablement, on doit envisager que ce même conditionnement soit à l'origine de bien d'autres aveuglements handicapant la compréhension de l'univers par la science occidentale contemporaine. Par exemple, n'y aurait-il pas un tel aveuglement dans sa supposition que l'évolution de l'univers pourrait se décrire par le seul moyen d'équations calculées de la même façon et sans aucune rupture pour toutes ses époques, ou que des calculs valant à l'heure actuelle pour le comportement quantique de l'infiniment petit pourraient avoir un sens pour expliquer l'évolution de l'univers à sa plus grande échelle et près du moment de sa formation ?

 

 

3.3.  Penser les différences à l'intérieur du clos :

 

On vient donc d'envisager comment la pensée scientifique occidentale pense, fondamentalement, « le même à partir du séparé », ou du moins « les variations du même » à partir du séparé. On a envisagé très rapidement les avantages de ce mode de pensée car ils sont bien connus et ils ont suffisamment fait leur preuve, et l'on s'est plutôt attardé sur ses limites, lesquelles sont impliquées par le fait que ce mode de pensée ne permet de penser commodément qu'à des phénomènes continus. On a vu que cette particularité amène à postuler que tous les phénomènes sont continus dès lors que ce n'est que sous cette forme-là qu'ils nous sont compréhensibles, et l'on a vu qu'elle tend en conséquence à rendre aveugle aux mutations radicales, notamment d'échelles, qui sont susceptibles de bouleverser le cadre de référence qui sert à décrire un phénomène.

On en vient maintenant à l'autre alternative de la pensée, celle qui consiste à penser comment le groupé se différencie sans renoncer à rester groupé et inséparable, et l'on verra qu'il implique des avantages et des inconvénients qui sont symétriques de ceux de la pensée scientifique occidentale.

Cette pensée des différences à l'intérieur du clos, cette fois c'est la tâche unique à laquelle s'est attelée la pensée chinoise, dite traditionnelle, avec sa notion de Yin et de Yang. Pour la pensée chinoise traditionnelle, tout ce qui existe est animé par un même souffle, une même énergie, le Chi, et en lui coexistent deux principes contraires, le Yin et le Yang dont la confrontation incessante anime les choses et provoque leurs mutations.

On ne fera pas un cours sur le Yin et le Yang, renvoyant par exemple à Marcel Granet ([2]). Fondamentalement, penser Yin-Yang c'est penser que deux aspects sont à la fois « réunis dans le même » et « confrontés par leurs différences ». Différences aussi radicales qu'il soit possible d'ailleurs, puisqu'il s'agit chaque fois de deux aspects absolument contraires, tels que le chaud et le froid, le sec et l'humide, le masculin et le féminin.

Le symbole du Yin-Yang est révélateur : dans un même rond compact s'affrontent en ondulant deux couleurs qui sont les opposés l'une de l'autre et qui sont également groupées l'une avec l'autre, lovées l'une contre l'autre. À certains endroits les deux couleurs sont à égalité, à d'autres endroits l'une s'évanouit complètement pour céder la place entière à l'autre, et chacune comporte l'autre en son centre même.

 

 


 

 

Le Yin-Yang c'est le principe des contraires qui sont dans le même, qui mutent l'un dans l'autre et qui alternent dans le temps sans jamais toutefois vraiment disparaître, ni l'un ni l'autre. Ainsi, lorsque le sec est devenu l'humide, il ne cesse pas pour autant d'être le sec, simplement il apparaît alors sous son aspect humide. Du point de vue de la pensée scientifique occidentale, ce n'est pas logique, quelque chose ne peut pas être à la fois complètement sec tout en étant humide, et l'on ne voit pas bien comment des réalités aux propriétés simultanément contradictoires pourraient être représentées sur un graphique : un taux d'humidité de 0 % et un taux d'humidité de 100 %, on voit bien comment les représenter sur un graphique, mais un taux d'humidité qui est à la fois de 0 % et de 100 % cela ne peut pas se représenter sur un graphe, et cela n'a pas donc de sens pour la pensée scientifique occidentale. Pourtant, une entière et grande civilisation s'est construite et a fonctionné en se basant sur un tel postulat que les contraires pouvaient coexister dans le même.

 

L'incompatibilité entre la pensée scientifique et la pensée Yin-Yang n'est toutefois que partielle, car l'on peut très bien raisonner de façon logique, cohérente et scientifique à partir d'une démarche du type Yin-Yang.

On avait été rapide pour rappeler l'intérêt scientifique du mode de pensée occidental car celui-ci était bien connu. On évoquera plus longuement l'intérêt scientifique spécifique au mode de pensée Yin-Yang car celui-ci n'est pas habituellement mis en valeur. Pour cela, on considérera d'un point de vue Yin-Yang des phénomènes du même type que ceux dont on vient de traiter sur la base de la pensée scientifique occidentale.

Ainsi, la situation d'un gaz à l'équilibre thermique. Ses atomes (ou ses molécules) s'entrechoquent sans arrêt, et plus ils foncent vite les uns vers les autres, plus on dira que la température de ce gaz est élevée. Butant les uns contre les autres, ils se dévient mutuellement leurs trajets qui, au lieu d'être rectilignes comme ils le seraient en l'absence de ces chocs, prennent une allure chaotique complètement aléatoire que l'on désigne par l'expression « mouvement brownien ».

 

 


 

Exemple de mouvement brownien, ici, celui d'une particule microscopique en suspension dans l'eau

 

[D'après un dessin de Jean Perrin - document de la revue Pour la Science]

 

 

Ces chocs perpétuels et ces mouvements aléatoires en tous sens ont un effet précis sur le comportement du gaz : ils égalisent perpétuellement la densité des atomes du gaz en tout point du volume qu'il occupe. De ce fait, si une surdensité ou une sous-densité quelconque fait mine de s'amorcer en un endroit quelconque, elle est immédiatement amortie et gommée par l'effet du cumul statistique des comportements individuellement aléatoires de chacun des atomes. Si l'on appelle Yin, l'allure chaotique et l'irrégularité complète du mouvement brownien adopté par chacun des atomes qui composent le gaz, et si l'on appelle Yang la régularité et l'uniformité parfaite de la densité statistique moyenne des atomes et de leur vitesse moyenne, alors on a là une situation où l'on peut dire que le chaos absolu cohabite avec l'ordre absolu, où donc le Yin cohabite avec le Yang, et où le Yin et le Yang sont causes mutuelles l'un de l'autre : c'est parce que le mouvement de chaque atome est complètement chaotique et aléatoire que règne l'uniformité de leur vitesse moyenne et de leur densité moyenne, et c'est parce que cette densité moyenne est régulière qu'aucun atome ne peut espérer aller bien loin sans avoir sa route aléatoirement et donc chaotiquement détournée par le choc contre un autre atome.

 

 

Dessin du bas : diffusion progressive et très régulière d'un colorant dans un liquide par l'effet du mouvement brownien de ses molécules.
Le même type de diffusion vaudrait pour une différence de température dans un gaz entre une zone froide et une zone chaude

Dessin du haut : la concentration du colorant à un instant donné est portée en fonction de la distance

[Figure extraite d'un article de Bernard Lavanda "Le mouvement brownien" dans la revue Pour la Science]

 


 

 

Envisageons maintenant une source de chaleur localisée qui tend à déséquilibrer cette situation. Si la différence de température est suffisamment faible le mouvement brownien incessant et le mélange incessant qu'il implique vont prendre en charge ce déséquilibre en générant un gradient dans le volume de gaz, c'est-à-dire que, entre la zone la plus chaude et la zone la plus froide, la vitesse et la densité des atomes vont progressivement s'échelonner de façon régulière. Toujours et partout, on aura donc du désordre dans le détail couplé à la régularité parfaite de la température à grande échelle, laquelle régularité ne sera plus celle d'une température partout identique mais celle d'une progression continue et régulière depuis le plus froid jusqu'au plus chaud. Toujours cohabitation, donc, du Yin et du Yang qui continueront à se nourrir et à se générer l'un l'autre.

Supposons maintenant que l'écart de température devienne trop grand pour que le mouvement brownien des atomes ait le temps d'égaliser la progression de la température d'un endroit à l'autre du volume par l'effet du mélange qu'il génère. Que dit le Yin-Yang ? Il dit que, dans une telle situation où le Yin et le Yang ne peuvent plus continuer à cohabiter de la même manière, l'un des deux va nécessairement l'emporter et il se produira alors une mutation, sans toutefois que celui qui succombe ne disparaisse. Dans notre exemple, puisque la régularisation des températures ne peut plus perdurer, c'est donc le Yang qui succombe et le Yin qui prend le dessus : cela en sera fini de la régularité d'ensemble ce qui implique qu'une forme d'irrégularité va apparaître à grande échelle. Néanmoins, si l'uniformité ou la régularité d'ensemble n'est plus possible, elle réussira toujours à se réaliser à l'intérieur d'une zone d'extension limitée et l'allure d'ensemble de la situation correspondra désormais à la coexistence, côte à côte, de zones dont les vitesses moyennes des atomes sont brutalement différentes de l'une à l'autre et non plus régulièrement lissées entre elles comme il en allait dans l'état antérieur. Aux endroits les plus influencés par la source de chaleur, on trouvera la zone dont la vitesse moyenne des atomes sera la plus grande, tandis que les zones moins influencées par la source de chaleur auront des vitesses d'autant plus faibles qu'elles seront éloignées de cette source. Dans cette situation, nécessairement les zones correspondant aux atomes les plus rapides iront plus vite que les autres, et chaque zone semblera ainsi glisser sur la zone qui rassemble les atomes dont la vitesse moyenne sera restée un cran plus faible. Pour employer les termes utilisés par les scientifiques, on dira que le gaz se délite alors en couches laminaires qui glissent les unes contre les autres. Cela donnera, par exemple, une colonne de fumée montant verticalement, glissant dans l'air ambiant immobile car non chauffé par le feu qui génère cette fumée, ou bien l'écoulement laminaire bien connu auprès des ailes des avions ou des voiles des bateaux à cause des frottements qu'ils occasionnent dans l'air.

 

 


Écoulement laminaire de l'air autour de la voile d'un bateau qui ralentit l'air à son frottement : les couches d'air glissent l'une sur l'autre,
chacune ayant une vitesse moyenne de ses molécules brutalement différente de celle de ses voisines

[D'après photo d'Eric Twiname, extraite du "Nouveau Cours de navigation des Glénans" aux éditions du Seuil]

 

 

Dans cette situation, on remarque que ni le Yin ni le Yang de la situation antérieure n'ont disparu : à l'intérieur de chacune des couches laminaires règne toujours l'irrégularité complète du mouvement brownien des atomes (Yin) en cohabitation avec l'uniformité parfaite de leur vitesse moyenne (Yang). Simultanément, cependant, la mutation de la situation a généré une nouvelle situation Yin-Yang, une situation Yin-Yang d'une autre nature puisque l'irrégularité Yin correspond maintenant à l'hétérogénéité du gaz qui s'est tranché en couches distinctes aux vitesses moyennes différentes et qui doivent sans cesse glisser les unes sur les autres sans jamais pouvoir se mélanger l'une avec l'autre. Quant à l'uniformité Yang, elle correspond maintenant à l'homogénéité du gaz qui est malgré tout constamment conservée puisque, même si le gaz est séparé en couches qui ne peuvent plus se mélanger, c'est bien partout le même gaz et les mêmes atomes. On n'est pas là, par exemple, dans la situation de l'huile qui refuse de se mélanger à l'eau à cause de la différence de nature entre ces deux corps.

Précédemment, le Yin sous l'aspect du chaos cohabitait avec le Yang sous l'aspect du régulier, maintenant c'est le Yin sous l'aspect de l'hétérogène qui cohabite avec le Yang sous l'aspect de l'homogène, et sans d'ailleurs que n'ait disparu, mais à plus petite échelle, la coexistence/opposition Yin-Yang du chaos et du régulier.

Comme nous l'avions signalé pour le précédent affrontement des contraires dans le même, celui du chaos affronté au régulier, nous retrouvons dans la nouvelle situation la production de chacun des termes contradictoires par le second. Ainsi, c'est parce qu'il s'agit d'un gaz uniforme (Yang) que ses atomes peuvent passer à leur guise d'une couche à l'autre, ce qui permet aux couches aux vitesses hétérogènes de glisser en continu et sans résistance les unes sur les autres (Yin), et à l'inverse c'est parce que les couches hétérogènes s'affrontent continûment (Yin), pour cela s'appuyant continûment l'une sur l'autre sans jamais laisser entre elles le moindre écart vide, que le gaz peut rester homogène (Yang). Car seul cet appui sans lacune empêche que le différentiel de vitesse ne s'exaspère ici ou là, prenant alors une tournure extrême et amenant, par exemple, une zone à se refroidir localement de façon brutale, y transformant le gaz en liquide, voire en glace, et s'en serait fini de l'homogénéité Yang.

On peut continuer à observer ce qu'il deviendra du Yin-Yang précédent si le différentiel de vitesse augmente encore. S'il augmente jusqu'au point où les couches laminaires deviennent trop hétérogènes entre elles pour pouvoir continuer à glisser sans résistance l'une sur l'autre, le Yin de l'hétérogénéité l'emportera à nouveau sur le Yang de l'homogénéité : les couches laminaires se déchireront localement pour s'interpénétrer en faisant naître entre elles un front turbulent. Par à-coups répétés, les couches en contact vont ainsi pénétrer l'une dans l'autre, et donc se rassembler en générant de petits tourbillons grâce auxquels elles vont localement s'enrouler l'une dans l'autre, tandis que pour ce faire chacun de ces tourbillons se séparera de la couche dont il s'origine.

 

 


 


 

 

À gauche, le principe de l'interpénétration discontinue et répétitive : dès que deux régions du fluide en contact atteignent un écart de vitesse insoutenable,
il se produit une cassure qui annule complètement ce différentiel et lui permet de recommencer à enfler. Le différentiel de vitesse recommence alors à s'accuser jusqu'à ce qu'il devienne à nouveau excessif : tout se brise une nouvelle fois et le processus recommence et se répète de façon similaire.

À droite, dans le Wyoming aux États-Unis, exemple d'un nuage pénétrant de façon répétitive dans une couche d'air supérieure dont la vitesse relative est différente de celle de la couche d'air occupée par le nuage

[ Source de l'image de droite : Ce que disent les fluides, par Guyon, Hulin et Petit, aux éditions BELIN – POUR LA SCIENCE – 2005 ]

 

Le Yin-Yang a donc muté à nouveau, et les contraires qui coexistent dans la nouvelle situation sont désormais « le séparé » et « le rassemblé » puisque le rassemblement local répété de deux couches laminaires voisines, en petits tourbillons alignés les uns derrière les autres, se nourrit de la séparation répétée de morceaux de chacune des deux couches. Encore une fois, on remarquera que la situation Yin-Yang des contraires qui coexistaient dans la situation précédente n'a pas disparu : les couches laminaires persistent, même si elles s'interpénètrent désormais, et puisque les couches laminaires persistent, c'est que persiste aussi en elles la coexistence des contraires qui les animait : le chaos du mouvement brownien qui mélange sans arrêt pour donner la même vitesse moyenne aux atomes ou aux molécules de chacune des couches laminaires.

 

L'analyse des deux aspects contraires Yin-Yang cohabitant dans le fonctionnement d'une situation physique donnée à chaque étape de son évolution a permis d'apprécier qualitativement cette situation et de deviner, sans la moindre équation, la façon dont cette situation était susceptible de muter lorsqu'elle se trouvait affrontée à une condition plus dure.

Certes, cela ne permet qu'une compréhension qualitative de ce qui se passe et de ce qui va se passer mais pas de mener le moindre calcul sur la force, par exemple, du tourbillon qui en résultera. Dans ce cas précis, toutefois, ce n'est pas moins efficace que la science occidentale qui est bien incapable de calculer les trajectoires résultant des chocs entre des milliards d'atomes impliqués dans cette situation et qui n'a toujours pas trouvé des équations permettant d'anticiper correctement la naissance d'une turbulence à l'intérieur d'un fluide. Le Yin-Yang ne permet donc pas de calculer, mais au moins il permet de comprendre ce qui se passe, de prévoir les mutations qui peuvent se produire, tandis que, on l'a vu précédemment, l'existence possible de mutations est le point aveugle de la pensée scientifique occidentale.

Au passage, on signale que ce mode de pensée par cohabitation paradoxale des contraires est celui qui a permis d'élaborer la conception des effets plastiques brièvement présentée au chapitre précédent et que nous aurons l'occasion d'utiliser de façon systématique par la suite. Sans vouloir faire une compétition entre la science et l'art, que la pensée Yin-Yang puisse être utile à la compréhension de l'histoire de l'art me semble une bonne compensation, du point de vue de l'efficacité, au fait qu'elle ne soit d'aucune utilité pour mesurer les phénomènes physiques.

 

Après avoir évoqué l'intérêt de la pensée du type Yin-Yang, on sera aussi rapide sur ses inconvénients que l'on a été rapide sur les avantages bien connus de la pensée scientifique occidentale. Les inconvénients inhérents au Yin-Yang sont bien évidemment liés à la difficulté, voire à l'impossibilité, de représenter les phénomènes sous une forme graphique et, ce qui va avec, à l'impossibilité pratique de les mesurer.

Dès lors que l'on est toujours dans du même qui reste compact, on ne peut pas en effet étaler des différences, ni étaler, en les séparant, des grandeurs que l'on pourrait mesurer et sur lesquelles on pourrait mener des calculs. Comme on l'a déjà vu plus haut, si l'on part du principe que le 0 % est dans le 100 %, c'est qu'il n'y a pas d'écart mesurable entre les deux phénomènes appréhendés de cette façon. Dans un tel cas, tout ce que l'on peut mesurer ce sont des retours réguliers, des cycles, des points d'écart maximum entre des effets ou, au contraire, des points d'équilibre parfait entre leurs aspects contraires. On peut aussi diviser l'univers et ses phénomènes en orientations contrastées : le milieu, le Nord, le Sud, l'Ouest et l'Est. On peut enfin repérer des échelles différentes sur lesquelles les mêmes phénomènes semblent se retrouver, identifier des microcosmes et des macrocosmes, réfléchir au fait que dans un corps humain le sang circule dans les veines comme l'eau circule dans les rivières, ou comme les étoiles circulent dans le ciel. Cela vaut ce que cela vaut, et cela mène parfois, c'est certain, à des aberrations pratiques, lesquelles ne sont ni plus ni moins que le répondant de l'aberrant effet papillon secrété par le mode de pensée usuel de la science occidentale.

 

 


 

 

 

3.4.  L'impossibilité de penser simultanément le même et le différent:

 

Si l'on considère maintenant les deux modes de pensée que l'on vient d'envisager, la pensée du même depuis le séparé et la pensée du différent dans le compact, on constate que chacun ne permet d'envisager commodément qu'un aspect des phénomènes qui animent la réalité.

Plus important, on a vu également que la pensée du même n'est pas le symétrique de la pensée du différent. Ces deux pensées sont tout autre chose que le négatif l'une de l'autre puisqu'elles partent de postulats différents et qu'elles fonctionnent nécessairement d'une manière spécifique imposée par ces postulats :

         la pensée du même se base sur l'existence du séparé et peut commodément mesurer des écarts, mais à condition que n'interviennent pas des mutations radicales qui changent la règle de fonctionnement du phénomène mesuré, que ce soit entre deux endroits de l'espace ou que ce soit entre deux moments d'un phénomène ;

         de son côté, la pensée du différent confronte des aspects contraires dans du compact qui ne peut pas être étalé. Si elle ne permet pas de mesurer des écarts, elle permet de comprendre des cycles de mutation et leurs articulations, même lorsque ces mutations sont radicales au point de changer une chose en son inverse.

En corrélat avec ces deux modes de fonctionnement, la relation entre le phénomène considéré et son observateur est également différente dans un cas et dans l'autre :

         l'étalement de points séparés ne peut être considéré de façon homogène que si l'on prend du recul par rapport au phénomène ou, du moins, par rapport à la représentation que l'on s'en fait, c'est-à-dire que l'on ne peut le penser que d'un point de vue qui est comme extérieur à lui, on le regarde comme de haut ;

         par différence, il faut s'imaginer à l'intérieur même d'un phénomène compact pour pouvoir apprécier la nature de ses composantes contrastées et pour pouvoir apprécier l'intensité de leur contraste.

 

 


 

 

Représentation schématique des deux manières de penser :

À gauche, la pensée du même depuis le séparé, schématisable par un graphe qui permet d'étaler l'ensemble des points séparés et d'examiner leurs rapports depuis un point de vue complètement extérieur à la situation

À droite, la pensée par confrontation des contraires dans le compact fermé. Dans cette situation où l'on apprécie l'un de ses aspects par la plus ou moins forte virulente de son contraste avec son aspect contraire, il faut s'imaginer à l'intérieur même du phénomène pour apprécier la force de ses conflits internes

 

 

Chacun de ces deux modes de pensée a approfondi son originalité dans toutes ses conséquences. La question de l'autosimilitude d'échelle, c'est-à-dire le fait qu'une partie d'une chose soit identique à la totalité de cette chose, est un bon révélateur de la différence de dextérité entre ces deux approches.

Ainsi, ce n'est que très récemment que Benoît Mandelbrot a réussi à faire voir à la communauté mathématique occidentale, tout étonnée, que la forme d'un chou-fleur possédait cette propriété : à l'intérieur de chaque tête de chou-fleur des petits choux-fleurs formés eux-mêmes d'une forme en chou-fleur. Je ne voudrais pas être irrespectueux envers Mandelbrot pour qui j'ai beaucoup d'admiration, mais je dois faire remarquer qu'il y a des dizaines de siècles que les Chinois traitent couramment, et de façon nécessairement délibérée, les formes que Mandelbrot a appelées fractales. Je n'en donnerai comme exemple que ce revers de miroir en bronze qui date du VIIe ou VIe siècle avant notre ère. À l'intérieur d'un léopard roulé en boule sur lui-même, six autres léopards roulés en boule sur eux-mêmes de la même façon, et les six taches que chacun porte sur son pelage répètent, à plus petite échelle encore, la même forme d'enroulement en boule : un enroulement dans un enroulement dans un enroulement.

 

 


 


 

 

À gauche : miroir de la région des Ordos, du VIIe-VIe siècle avant l'ère commune [Source de l'image : les arts de l'Asie orientale - Éditions KÖNNEMANN]

À droite : coupe de la tête d'un chou-fleur dont la forme d'ensemble se retrouve dans les cinq bourgeonnements qui le forment et qui sont eux-mêmes formés par de plus petits bourgeonnements de forme similaire. Cet exemple était habituellement donné par Benoît Mandelbrot (1924-2010) pour illustrer le principe des formes fractales

 

Il se trouve, effectivement, que le retour du même à différentes échelles de lui-même est une quête fondamentale pour la pensée traditionnelle chinoise. Descola explique que, parce que l'univers est perçu par les Chinois comme foisonnant de diversités, retrouver des analogies sur diverses échelles leur apparaît un moyen privilégié pour trouver des régularités rassurantes à l'intérieur de ces innombrables variétés. Je proposerais de dire l'exact inverse : parce que l'univers, pour les Chinois, est clos, et parce qu'il est rempli de choses qui, elles aussi, sont closes sur elles-mêmes et ne peuvent donc pas être éclatées et étalées à volonté, une façon privilégiée de faire des différences dans cette substance fermée, de creuser des différences dans ce matériau fermé, est d'y étager des échelles différentes, d'y creuser des abîmes d'échelles différentes où l'on retrouvera chaque fois du même puisque, précisément, on doit rester à l'intérieur du même. Pour la pensée traditionnelle chinoise, l'autosimilitude d'échelle ne serait donc pas un moyen de retrouver du même malgré des différences touffues, au contraire elle serait un moyen de creuser des différences (celles des échelles) à l'intérieur du même, et cela sans sortir du même.

 

En opposition à la dextérité de la Chine traditionnelle pour creuser les différences à l'intérieur du même et sans jamais en sortir, on peut évoquer, par exemple, la géométrie descriptive mise au point par l'Occident, d'abord de façon pratique par Dürer au XVIe siècle, puis théorisée par Monge à la fin du XVIIIe siècle. Par cette méthode de représentation, chaque objet de l'espace est éclaté en plusieurs vues, et des lignes des rappels (en rouge sur le dessin donné en exemple) permettent de repérer ce qu'il y a de commun dans chacune de ces vues séparées afin de toutes les ramener sur un même plan. En pratique, cela revient à repérer quelle même valeur d'abscisse (c'est-à-dire quelle position sur la ligne y) possède un point lorsqu'il est vu de dessus et lorsqu'il est vu de face, c'est-à-dire à quel point unique on peut rapporter ces deux vues distinctes rabattues sur un même plan.

 

 


 

image extraite du cours de géométrie descriptive de l'École d’Architecture de Nancy

 

Dans ces deux exemples, celui de l'emboîtement d'échelles et celui de la géométrie descriptive, on retombe donc sur la même différence dans le traitement de la réalité : même lorsqu'elle ne traite que d'une seule chose la pensée occidentale se débrouille pour la diviser d'emblée en plusieurs vues afin de se mettre en situation de repérer ce qu'il y a de même dans ces choses qu'elle a d'emblée divisées, tandis que la pensée chinoise traditionnelle s'efforce de créer des différences à l'intérieur du compact qu'elle laisse pleinement compact.

 

La façon dont les nombres entiers sont traités offre également une bonne illustration de la différence entre les deux modes de pensée.

Pour la pensée scientifique occidentale, les nombres entiers « partent » de l'infini négatif, passent par zéro, puis ils vont « jusqu'à » l'infini positif. Ils sont ainsi tous alignés sur une même ligne, munie d'une origine et de longueur infinie.

 

 


 

 

Pour la pensée chinoise traditionnelle, les nombres n'ont rien à voir avec une telle droite infinie. Pour elle, les nombres sont regroupés en rond ou en croix autour d'un centre, et ceux qui sont situés du même côté par rapport à ce centre ont, d'une certaine façon, la même valeur. Ainsi, sur ce schéma qui ne représente que l'une des multiples façons utilisées par les Chinois pour combiner les nombres autour d'un centre occupé par le chiffre 5, les chiffres situés d'un même côté équivalent soit à la même saison, soit aux mêmes éléments naturels, soit encore à la même orientation dans l'espace.

 

 


 

Figure extraite de « La pensée chinoise » de Marcel Granet, p. 151 - Albin-Michel

 

Ainsi que l'indique Marcel Granet ([3]), « les Nombres n'ont pas pour fonction d'exprimer des grandeurs : ils servent à ajuster les dimensions concrètes aux proportions de l'univers ». Les nombres, de cette façon, sont utilisés pour trouver des équivalents, sur toutes les échelles de l'univers, à l'organisation de l'univers telle qu'elle est sur son échelle la plus vaste. Là encore, cela ramène au fait que l'on retrouve du même sur différentes échelles, les nombres étant ici utiles pour chiffrer différemment ces diverses échelles afin d'introduire de la différence entre elles malgré leurs similitudes.

Certes, cette manière de concevoir les nombres ne se prête guère aux calculs scientifiques, mais rappelons-nous que la pensée traditionnelle chinoise n'est, de toute façon, pas adaptée à mesurer et à calculer les régularités. Elle est spécialement adaptée à traiter des mutations, lesquelles correspondent toujours, d'une façon ou d'une autre, à un saut d'échelle dans le phénomène considéré.

 

Évidemment, on comprendra que, dans l'idéal, afin de pouvoir simultanément calculer les régularités et prendre en compte les mutations qui peuvent s'y produire, il faudrait pouvoir combiner les deux modes de pensée, celui sur lequel s'appuie la science occidentale et celui qui était en usage dans la Chine traditionnelle. On comprendra cependant que cela est tout à fait impossible puisque, pour cela, il faudrait poser simultanément que les choses sont séparées et qu'elles ne le sont pas, et aussi se mettre en position complètement externe au phénomène tout en cherchant à le comprendre depuis son intérieur. Pour reprendre l'un des exemples précédents, il faudrait fouiller dans les échelles successives d'un chou-fleur pour y examiner le retour systématique d'une même forme tout en restant constamment sur une même échelle afin d'y observer à quoi cette forme ressemble lorsqu'on la considère à la fois vue de face, de dessus, de derrière, de dessous et depuis chacun des deux côtés.

Lors de ce chapitre 3, on a d'abord montré que l'on ne pouvait pas complètement comprendre l'univers qui nous entoure, ni complètement nous comprendre nous-mêmes, si l'on use seulement de la pensée qui permet de penser les mêmes séparés ou si l'on use seulement de la pensée qui permet de penser les différences qui s'affrontent dans du compact, car chacun de ces deux modes de pensée est incomplet, l'un étant spécialisé dans les régularités continues, l'autre étant spécialisé dans la compréhension des mutations. On a montré ensuite qu'il faut se résigner : on ne peut pas non plus avoir recours simultanément à ces deux modes de pensée car ils procèdent de façons qui sont incompatibles l'une pour l'autre. Ce qui nous ramène donc à la nécessité de l'existence des quatre ontologies de Descola puisque, pour penser à la vie intérieure qui nous habite, il faut nécessairement opter, soit penser le même depuis le séparé, soit penser aux différences qui s'affrontent dans le même, et il nous faut également opter entre ces deux modes pour penser à notre physicalité. Et ce qui vaut pour chacun de nous vaut pour chacune des civilisations : chacune a dû trancher entre l'un et l'autre de ces deux modes de pensée, mais rien n'oblige à adopter le même mode pour penser la vie intérieure et pour penser la physicalité, c'est-à-dire, selon le vocabulaire utilisé dans cet essai, pour penser l'esprit et pour penser la matière.

D'où il s'ensuit donc chacun des quatre cas de figure que Descola a relevé dans les diverses civilisations humaines, selon que l'intériorité est pensée en usant de la pensée du même depuis le séparé ou en usant de la pensée des différences affrontées dans du compact, la même alternative du mode de pensée étant ouverte, et de façon indépendante, pour penser la physicalité.

 

 

3.5.  Une redéfinition des quatre ontologies de Descola :

 

On a vu que les notions de « même » et de « différent » utilisées par Descola pour ventiler ses quatre ontologies pouvaient être remplacées par les notions plus fondamentales « d'identité de choses séparées » et de « différences à l'intérieur du clos », elles-mêmes basées sur le couple d'options inévitables et exclusives l'une de l'autre : « d'emblée séparés » et « d'emblée clos ». On a vu aussi qu'il fallait nécessairement poser l'une ou l'autre de ces deux options pour commencer à penser et que, selon l'option prise, le mode de pensée fonctionne d'une façon spécifique qui est très étrangère au mode de pensée impliqué par l'autre option. Deux façons irréductibles l'une à l'autre de penser la physicalité, c'est-à-dire la matérialité, et deux façons également irréductibles l'une à l'autre de penser l'intériorité, c'est-à-dire l'esprit, cela permet bien de retrouver les quatre combinaisons ontologiques de Descola.

Comme promis, nous verrons bientôt pourquoi cette nouvelle façon de définir les ontologies est liée à l'organisation des formes en 1/x et 1+1, mais avant d'y venir on envisage à partir de cette redéfinition chacune des quatre ontologies. Leur présentation sur la base du couple « même/différent » utilisé par Descola ayant été faite au chapitre 1.1, il s'agit maintenant de les présenter sur la base du couple « d'emblée séparé/d'emblée clos ».

 

Dans le naturalisme, ontologie de la société occidentale après la Renaissance, les existants sont présentés par Descola comme tous semblables pour ce qui est de la matérialité physique de leurs corps, et différents entre eux pour ce qui est de la possession d'un esprit puisque seuls les humains sont supposés en être dotés.

Pour dire que tous les existants sont pensés identiques pour ce qui concerne les lois physiques gouvernant la matérialité de leurs corps, il faut donc que les corps de tous les existants soient d'abord posés comme séparés les uns des autres, distincts les uns des autres. On n'est pas ici, par exemple, dans le chamanisme où un esprit animal peut venir habiter le corps d'un humain et se confondre avec lui, ne serait-ce que temporairement. Ni dans l'ontologie analogiste, où des ancêtres morts peuvent venir rôder et s'emparer du corps des vivants. Pas de dualisme ni de métamorphose possible dans le naturalisme : les humains sont des humains, les hirondelles sont des hirondelles, les morts sont avec les morts et les vivants avec les vivants, c'est-à-dire toujours bien séparés, que ce soit par groupes entier ou que ce soit par individus.

Pour ce qui concerne la possession d'un esprit, cette fois il y a des différences, car cette question se joue à l'intérieur d'un système clos : si l'on pose la question de l'esprit sous le seul angle de son éventuelle existence, ne sont accessibles que les deux options radicalement différentes du couple binaire, nécessairement clos puisque limité à deux options, oui/non : on en a, ou on n'en a pas.

 

Dans l'analogisme, les existants sont tous supposés différents les uns des autres pour ce qui est de leur matérialité. Dans la Chine traditionnelle, spécialement caractéristique de cette ontologie, du moins du IVe au XIVe siècle, cela est justifié par le dosage, différent en chacun, des éléments primordiaux que sont l'eau, le feu, le bois, le métal et la terre. Le système clos de la physique chinoise est moins simpliste que le couple binaire oui/non utilisé en Occident pour traiter la question de l'esprit, mais il n'en reste pas moins un système clos qui ne contient que cinq éléments qui suffisent à tout fabriquer selon l'infinité des dosages possibles de leur mélange. Ces cinq éléments peuvent aussi se penser dans l'espace, l'un au centre et les quatre autres associés aux quatre orientations, Nord, Sud, Est et Ouest, ce qui permet de les utiliser pour penser l'univers entier en tant que système clos, l'Empire du Milieu étant précisément « au milieu » et tout l'univers s'ordonnant par rapport à lui selon les quatre directions. Et même selon le cycle des quatre saisons, un cycle perpétuel qui s'impose facilement pour concevoir que le temps est, lui aussi, un système clos. Il ne reste plus qu'à penser que le corps humain est un modèle en réduction de l'univers pour embrasser le plus proche comme le plus lointain de l'existence matérielle à l'intérieur du même système clos dont le corps humain est le prototype répété sur toutes les échelles de l'univers.

Ce principe permet également d'envisager les différences entre les esprits à l'intérieur d'un système clos de combinaisons d'essences spirituelles, dans un système là aussi plus complexe que la simple alternative binaire oui/non de l'Occident puisque les esprits peuvent éventuellement se penser dans un cycle de réincarnations successives qui permet d'envisager que leur existence va connaître différents moments à l'intérieur d'un système clos de retours perpétuels.

 

Dans le totémisme, les matérialités et les esprits sont identiques pour la descendance d'un même ancêtre totémique, laquelle comprend aussi bien des humains que des animaux, des plantes, des phénomènes naturels, des figures mythiques ou des entités abstraites ([4]). Dans la conception de la mise en forme initiale du monde, telle qu'elle est pensée par les Aborigènes d'Australie, au « temps du Rêve », divers êtres primordiaux, déjà séparés en groupes totémiques distincts, ont chacun été à l'origine de l'un des groupes actuellement existants dont il a déposé des graines avant de disparaître. Depuis, et cela jusqu'à aujourd'hui, ces graines éclosent tour à tour pour donner naissance à tous les existants, lesquels sont donc tous identiques dans une même classe totémique, qu'ils soient humains, plantes ou animaux, puisqu'ils se développent à partir d'une même substance qui n'a pas été modifiée depuis leur dépôt au temps du Rêve. Lors de la mise en forme initiale du monde, chacun des êtres du Rêve a également marqué le territoire en y laissant, en des endroits distincts et séparés, diverses empreintes de son passage : tel creux est l'empreinte de son pas, tel rocher est le reste d'un ennemi qu'il a recraché, etc.

Je n'ai jamais réussi à comprendre comment Descola se débrouillait logiquement pour tenir compte de l'existence de multiples totems bien distincts dans les sociétés Aborigènes, et donc différents entre eux, dès lors qu'il pose que la caractéristique de leur ontologie réside dans le fait d'être tous identiques, tous semblables, aussi bien pour ce qui concerne leur matérialité que ce qui concerne leur esprit. Lorsqu'on considère, comme ici, que la notion de « même » suppose en préalable le « d'emblée séparé », la cohabitation de branches totémiques séparées va par contre de soi. Ces branches ont été posées d'emblée séparées au temps du Rêve, réparties à la surface de la terre dans des endroits séparés correspondant aux différentes empreintes laissées dans le paysage par chacun des êtres du Rêve, et chacune a été émiettée dès le départ en multiples graines distinctes destinées à éclore en des moments distincts du fil du temps. Au chapitre 3.2 on a montré que le moyen le mieux adapté pour représenter l'identité de choses séparées consistait en un graphique gradué en abscisse et en ordonnée, étalant tous les points sur un même un plan et reliant entre eux tous ceux qui sont semblables. De fait, on peut très facilement schématiser ainsi l'existence des totems aborigènes : sur un plan, on répand toutes les graines abandonnées par les êtres du Rêve lors de la mise en forme du monde puis, par un trait, on relie entre eux tous ceux qui sont d'un même totem, même s'ils sont d'apparence très différente comme il en va d'un humain, d'un animal, d'une plante ou d'un rocher. Ceux qui ne sont pas reliés entre eux relèvent de totems différents, la notion de différence surgissant ainsi comme le résidu inévitable de l'opération de « mise en même » depuis le séparé.

Un mode opératoire que l'on ne pourrait pas utiliser dans le cas de l'ontologie animiste puisque, par exemple, elle admet qu'un jaguar est jaguar le jour mais humain le soir lorsqu'il rentre chez lui. Comment donc pourrait-on raccorder plusieurs corps matériels sur ce type de graphique ? Il y sera impossible de relier les corps « jaguars » avec les corps « humains » puisqu'ils auront parfois le même corps mais un corps différent à d'autres moments de la journée.

 

L'ontologie animiste, on y vient. Les corps y sont différents. Ils peuvent se métamorphoser, mais même alors ils sont différents aux différents temps de leur métamorphose. Selon les mythologies amérindiennes, à l'origine du monde tous les êtres possédaient l'ensemble de toutes les dispositions physiques possibles, marcher, voler, nager, etc., ce qui suppose qu'ils disposaient alors de tout l'attirail physique permettant d'exercer la totalité de ces dispositions. Un jour, la séparation est venue, les poissons n'ont plus été équipés que de nageoires et de branchies leur permettant de vivre sous l'eau, les oiseaux d'ailes et de plumes leur permettant de voler, les jaguars de griffes et de crocs leur permettant de tuer leurs proies et de les manger. Toutefois, parce que chaque existant est issu d'un ancêtre qui possédait l'ensemble de ces possibilités, demeure la possibilité de les retrouver en s'équipant des attributs correspondants. Ainsi, en se parant d'une coiffe faite de plumes d'oiseau, un humain peut récupérer une partie de la capacité qui correspond à cet attribut.

Le contraste entre l'ontologie totémique et l'ontologie animiste est particulièrement éclairant puisque, si pour les Aborigènes d'Australie tout était séparé dès le départ en groupes totémiques distincts, à l'inverse pour les peuples animistes d'Amazonie chaque être possédait initialement la totalité des pouvoirs physiques possibles et formait ainsi une unité close « multipotente ». C'est cette possibilité de chacun d'enclore en lui toutes les possibilités physiques qui a été brisée par la suite, les différences de possibilités physiques entre existants résultant de cette découpe de « l'un » en de « multiples » créatures différentes. Ainsi, la différence des matérialités est bien dans l'animisme le résultat de la brisure d'une unité close originelle alors qu'elle est donnée d'emblée dans le système totémique, et c'est le souvenir vivace de cette unité close brisée qui permet aux animistes de comprendre pourquoi et comment ils sont différents.

Si les matérialités sont différentes dans l'ontologie animiste, la capacité de posséder un esprit est cette fois partagée par beaucoup d'existants. Les animaux en possèdent, tout comme les humains, et même des plantes peuvent en disposer. Comme on l'a déjà expliqué au chapitre 3.1, on ne peut énoncer que les animaux et les humains sont semblables sous cet aspect que parce que l'on a déjà admis que les animaux et les humains sont des réalités distinctes : puisqu'elles sont des réalités distinctes, on peut en dire qu'elles ont cette même propriété qui est de disposer d'un esprit. Mais comment admettre, en préalable, que l'on a affaire à des réalités distinctes ? C'est très simple, il suffit de se référer à la différence des propriétés physiques précédemment envisagée : il y a ceux qui marchent stablement sur deux jambes, il y a ceux qui marchent à quatre pattes, il y a ceux qui volent, il y a ceux qui nagent, etc. De tous ces existants que l'on a préalablement distingués selon leur apparence physique, et donc séparés les uns des autres sur cette base, on peut ensuite déclarer qu'ils sont tous semblables pour ce qui concerne la possession d'un esprit.

On voit particulièrement bien, dans le cas de cette ontologie, comment la conception de la matérialité et celle de l'esprit se combinent de façon complémentaire dans un système d'explication du monde cohérent et autoréférentiel, propriété qui assure leur puissance explicative, et donc leur solidité dans le temps.

 

En résumé :

 -  on peut redéfinir l'ontologie naturaliste de Descola en disant qu'elle considère que les existants ont tous des matérialités séparées qui fonctionnent selon les mêmes lois physiques, la question de l'esprit s'y jouant dans un système binaire clos (on en a ou on n'en a pas) à l'intérieur duquel les existants s'affirment différents les uns des autres ;

 -  on peut redéfinir son ontologie analogiste en disant qu'elle considère que tous les existants se conçoivent comme autant d'univers clos, chacun conçu comme le microcosme d'un univers lui-même clos, tant pour ce qui concerne la matérialité que pour ce qui concerne l'esprit. Chacun se distingue alors des autres sur ces deux aspects par les différences qu'il manifeste quant au dosage entre les divers composants qui, en nombre réduit, forment le système clos des composants fondamentaux de l'univers ;

 -  on peut redéfinir son ontologie totémique comme celle qui pose au départ qu'il existe des filières d'existants distinctes qui regroupent en elles des êtres bien distincts par leurs apparences physiques. Les existants séparés d'une même branche totémique sont ensuite considérés semblables entre eux, tant pour ce qui concerne leur substance matérielle que pour ce qui concerne les dispositions de leurs esprits ;

 - enfin, on peut redéfinir son ontologie animiste en disant qu'elle considère qu'un être initialement unique aux propriétés matérielles multiples s'est divisé en de multiples êtres différents entre eux parce que ne possédant plus, chacun, qu'une partie de ces propriétés matérielles potentielles, et les êtres distincts issus de cette division s’avérant par ailleurs semblables entre eux pour ce qui concerne la possession d'un esprit.

Il ne reste plus qu'à remarquer qu'un système clos divisible en multiples parties différentes c'est un système du type 1/x, tandis qu'un système ouvert qui étale les unes à côté des autres des unités préalablement séparées pour ensuite remarquer qu'elles sont les mêmes, ou plus ou moins les mêmes, c'est un système du type 1+1. En reprenant sur cette base les ontologies de Descola :

 

 - ontologie naturaliste : physicalité du type 1+1, esprit du type 1/x

 - ontologie analogiste : physicalité et esprit du type 1/x

 - ontologie totémique : physicalité et esprit du type 1+1

 - ontologie animiste : physicalité du type 1/x , esprit du type 1+1

 

 

 

 

                        Matière  (physicalité)

                        Esprit    (intériorité)

 

 

naturalisme

 

 

 

 

1+1

Tous les existants sont considérés semblables après avoir posé leur séparation

 

 

 

 

1/x

Différence des existants à l'intérieur du regroupement de l'ensemble des possibilités

 

 

analogisme

 

 

 

 

1/x

Différence des existants à l'intérieur du regroupement de l'ensemble des possibilités

 

 

 

 

1/x

Différence des existants à l'intérieur du regroupement de l'ensemble des possibilités

 

 

totémisme

 

 

 

 

1+1

Tous les existants sont considérés semblables après avoir posé leur séparation

 

 

 

 

1+1

Tous les existants sont considérés semblables après avoir posé leur séparation

 

 

animisme

 

 

 

 

1/x

Différence des existants à l'intérieur du regroupement de l'ensemble des possibilités

 

 

 

 

1+1

Tous les existants sont considérés semblables après avoir posé leur séparation

 

 

3.6.  Peinture, sculpture, architecture, musique :

 

En préambule, on rappelle pour quelle raison il est utile de distinguer les œuvres organisées selon le type 1+1 et celles qui sont organisées selon le type 1/x : les premières établissent des relations de continuité entre des formes qui sont posées d'emblée séparées les unes des autres, les secondes établissent des divisions à l'intérieur d'une totalité qui est posée d'emblée en entité close, et cette séparation des œuvres en deux grandes classes d'organisation doit permettre de les attribuer à une société qui pense « depuis le séparé » ou avec une société qui pense « dans le clos ».

À deux conditions cependant.

La première est que les œuvres d'art correspondent réellement à une forme de pensée, au même titre que la pensée scientifique et la pensée Yin-Yang envisagées dans les développements précédents. Évidemment, si l'on pose que l'art est affaire de beauté ou d'esthétique, autant s'arrêter tout de suite car le beau n'est pas une pensée mais une impression. Mais il n'y a aucune pertinence, sous prétexte qu'une certaine période de l'art occidental a mis en avant la notion de beau, à penser l'art de tous les temps et de tous les continents à partir de cette notion puérile, niaise et éculée.

Tout au long des développements à venir, on essaiera de montrer comment, fondamentalement, l'art est le moyen d'établir des relations significatives entre des formes, ou entre des sons pour ce qui concerne la musique, et donc de penser à l'aide de formes ou de sons, tout comme la pensée « de type intellectuel » est le moyen d'établir des relations entre des idées. Cette première condition, c'est au fil des chapitres à venir que l'on prouvera qu'elle est bien remplie, et l'on verra que ce qui est pensé dans l'art, ce qui y est pensé au moyen de relations de formes ou de sons, ce sont les ontologies, et tout spécialement l'évolution des ontologies.

La deuxième condition est que l'on puisse distinguer les époques de l'histoire de l'art selon quatre options afin de retrouver les quatre cas ontologiques décrits par Descola, et que chaque fois l'on puisse attribuer spécialement l'option 1+1 ou l'option 1/x à la relation à l'esprit ou à la relation à la matière. On a déjà brièvement évoqué ce point au chapitre 2.4 à l'occasion de la comparaison entre l'architecture et les autres formes d'art dans l'Antiquité Grecque et Perse, mais le moment est maintenant venu d'en traiter à fond. Ce que l'on va essayer de montrer, c'est pourquoi la peinture et la sculpture trahissent un point de vue concernant l'esprit, et pourquoi, de leur côté, l'architecture et la musique trahissent un point de vue concernant la matière.

 

Nota : les développements à venir concernent spécialement le cycle ontologique matière/esprit et ne peuvent donc pas être appliqués tels quels pour le cycle produit-fabriqué/intention. Surtout, on doit prévenir que même à l'intérieur du cycle matière/esprit ils sont complètement inopérants pour ce qui concerne le paléolithique. Cela ne résulte pas du fait que, à cette époque, il n'existait pas encore d'architecture, mais de raisons plus profondes liées au degré de maturité alors encore très faible de l'ontologie matière/esprit. Lorsque cela sera utile, au chapitre 14.0.1, on fera les développements correspondant à ceux du présent chapitre mais spécialement valables pour le paléolithique. On y verra pourquoi la sculpture y fonctionnait déjà comme on va l'envisager maintenant mais que la peinture sur les parois des grottes fonctionnait comme on va maintenant envisager le fonctionnement de l'architecture.

 

 

Nous commençons par envisager le cas de la peinture.

 

Si c'est une peinture sur toile, pour l'observer nous disposons de la toile entière devant nous. Même chose s'il s'agit d'une partie de fresque sur un mur, d'un dessin sur une feuille de papier, d'une gravure, ou même encore d'un bas-relief sculpté. En fait, l'explication que l'on va donner vaudra pour toutes les situations où l'œuvre nous sera entièrement accessible à la vue d'un seul coup d'œil, et cela vaudra de la même façon pour la plupart des œuvres tellement grandes que l'on ne peut pas les embrasser ainsi d'un seul coup d'œil car, le plus souvent, elles sont décomposées en « tableaux » distincts que l'on peut chacun considérer d'un coup d'œil. Ainsi, par exemple, la Chapelle Sixtine de Michel-Ange qui occupe plusieurs murs et le plafond mais qui se décompose en scènes distinctes que l'on peut considérer tour à tour.

Que ce soit une peinture, une fresque, un dessin, une gravure, un bas-relief, à chaque fois il s'agit de matières, de faits matériels qui sont là, devant nous : de la matière colorée, des traces laissées par un crayon ou par de l'encre, etc. Cette matière-là, du fait qu'elle est réalisée sur une surface en deux dimensions ne peut rien nous cacher car il n'y a pas de face arrière ou sur le côté qui nous soit dissimulée. Elle est tout entière là, devant nous, et c'est ce qui nous permet de nous en faire une idée d'un seul coup d'œil, c'est-à-dire de manière globale, même si nous pouvons ensuite, à volonté, en parcourir tous les détails et les examiner l'un après l'autre

Une peinture, comme toutes les autres expressions plastiques planes ou quasi-planes que nous avons assimilées à elle, c'est donc une matière qui nous est d'emblée donnée compacte, parce que entière, parce que totalement devant nous, et parce que cela nous permet, au moyen de notre esprit, de nous en faire une idée qui est d'emblée globale car obtenue d'un seul coup d'œil. Pour résumer, une peinture correspond donc une situation d'affrontement entre une matière qui est d'emblée compacte et un esprit qui est d'emblée compact.

 

 


 

 

 

Envisageons maintenant le cas d'une sculpture.

 

Cela peut être une petite sculpture que l'on tient dans la main et que l'on retourne à volonté pour en considérer tour à tour les diverses faces, mais cela peut être aussi bien une sculpture plus grande que l'on a devant soi et qui nécessite que l'on se déplace pour en faire le tour. Dans les deux cas, et à la différence de la peinture, on comprend aisément qu'une sculpture ne se laisse pas découvrir d'un seul coup en entier. Comme une peinture, une sculpture est de la matière, pierre, bronze ou ivoire, mais, contrairement à une peinture qui n'a qu'une face, cette matière ne nous apparaît pas d'emblée compacte : nous n'en voyons toujours qu'un seul côté et ce n'est que par séquences successives que nous pouvons en percevoir la totalité, soit en la tournant progressivement dans notre main, soit en tournant autour d'elle. D'emblée, une sculpture est donc pour nous une matière divisée.

Toutefois, même si nous ne pouvons pas la percevoir en sa totalité d'un seul coup d'œil, notre esprit peut toujours la considérer globalement car, si certaines faces de la sculpture nous sont peut-être cachées à un moment donné, elles sont presque immédiatement à notre disposition, et comme nous en avons toujours une vision d'ensemble nous pouvons commodément la recomposer dans sa totalité dans notre esprit. On peut aussi considérer cela d'une autre façon : s'il s'agit d'une petite statue que nous retournons dans notre main pour en observer tour à tour tous les côtés, notre regard reste fixe, l'attention de notre esprit est dirigée vers une seule direction, et s'il s'agit d'une grande statue dont nous devons faire le tour, nous tournons autour d'un même centre d'observation de telle sorte que, à défaut d'avoir toujours la même direction, l'attention de notre esprit est toujours dirigée vers le même centre. Dans les deux cas, toujours dirigée vers une même direction ou toujours dirigée vers un même centre, on peut dire que l'attention de notre esprit reste compacte et que l'idée que notre esprit se fait de la statue peut toujours rester globale.

En résumé, on dira donc qu'une sculpture correspond à la situation d'une matière qui s'offre d'emblée divisée mais qui est perçue par un esprit qui peut toujours la considérer d'un point de vue global, compact.

 

 


 

 

 

Sur l'architecture :

 

L'architecture correspond à une situation très différente car, si dans le cas d'une sculpture l'esprit peut s'en faire une conception globale bien qu'il ne puisse pas penser à toutes ses faces en même temps, dans le cas d'une architecture, cette fois, aucune idée globale ne peut être obtenue. Ainsi, lorsque l'on est à l'extérieur, on ne voit pas l'intérieur ou, dans le meilleur des cas, très incomplètement, et l'intérieur peut d'ailleurs être très différent de ce qu'annonce l'extérieur. De la même façon, lorsque l'on est à l'intérieur d'une pièce, on ne voit pas l'intérieur des pièces qui sont situées derrière la porte, ou à l'autre bout du bâtiment, ou à l'étage au-dessus, ou à l'étage au-dessous, ou bien encore dans un corps de bâtiment séparé, et l'expérience de ces lieux peut être très différente de celle du lieu dans lequel on se trouve. Bien entendu, depuis l'intérieur, on ne voit pas non plus l'extérieur du bâtiment.

Pour considérer une architecture, notre esprit doit donc se mettre d'emblée en disposition pour ne la percevoir que par séquences successives et sans possibilité d'en reconstituer commodément et à tout moment un point de vue global. Ces séquences sont trop morcelées et chacune correspond à une expérience trop différente de celle des autres, ce sont donc des séquences qui s'échelonnent pour notre esprit en 1+1 moments.

Dans la peinture et l'architecture, la situation de l'esprit est donc différente, toujours compacte dans le cas de la peinture et formant une suite d'expériences séparées et échelonnées dans le temps pour l'architecture, mais pour ce qui constitue le rapport au matériau soumis à l'examen de cet esprit, dans les deux cas l'esprit est dans la même situation : il est à l'intérieur de la matière examinée. Dans le cas de la peinture, c'est par l'imagination que notre esprit se projette à l'intérieur de la toile et en parcourt des yeux les moindres détails, dans le cas de l'architecture c'est en parcourant réellement tous ses dédales avec notre corps entier que notre esprit en prend connaissance. Et pas plus qu'on ne fait le tour d'une peinture parce que c'est une surface, on ne fait le tour d'une architecture, cette fois parce que l'on est toujours dedans, et donc parce que l'on ne peut jamais en avoir une vue depuis l'extérieur. Certes, si l'on ne considère qu'un bâtiment isolé, on peut le voir depuis son extérieur, mais en réalité un bâtiment n'est jamais isolé. S'il est en ville, il n'est qu'un morceau de la ville à l'intérieur de laquelle on est immergé, s'il est à la campagne, on doit considérer son rapport à son environnement à l'intérieur duquel on se trouve. Ainsi donc, pour ce qui est du rapport à la matérialité, la meilleure façon de considérer une architecture est de la penser, tout comme une peinture, en tant que surface qui n'a pas de face arrière à nous cacher. Bien sûr, c'est alors une surface à très forts reliefs qu'il faut considérer, des reliefs entre lesquels notre corps tout entier circule et une surface qui peut éventuellement se poursuivre en continu sur plusieurs étages superposés. Sous cet aspect, une architecture est donc une matière compacte, c'est-à-dire « une », dont nous découvrons les « multiples » recoins au moyen de séquences successives auxquelles est contraint de se plier notre esprit qui ne parviendra jamais à une vision globale regroupant la totalité de ces séquences.

En résumé, la situation de l'architecture c'est du 1/x simultanément compact et multiple pour ce qui concerne son aspect matériel et du 1+1 pour ce qui concerne sa découverte en séquences successives par notre esprit.

 

 


 

 

 

Si l'on fait maintenant un bilan, nous avons déjà envisagé trois situations différentes dans la relation entre la matière et l'esprit : dans la peinture, la matière peinte et l'esprit qui l'examine sont tous les deux d'emblée compacts ; dans la sculpture, la matière est d'emblée divisée en plusieurs faces mais l'esprit peut néanmoins la recomposer dans sa globalité, et donc en garder une conception compacte ; dans l'architecture, enfin, c'est la matière qui s'offre comme une suite de lieux continus, donc comme un objet compact, et c'est l'esprit qui doit être d'emblée divisé pour les considérer en de séquences distinctes échelonnées dans le temps.

Il reste une quatrième possibilité, celle où la matière et l'esprit sont tous les deux d'emblée divisés, et c'est à la musique qu'il revient de prendre en compte cette dernière situation.

 

 

Sur la musique :

 

 


 

 

Le matériau musical, en effet, s'écoule dans le temps, séquence après séquence, ce qui fait qu'il est nécessairement un matériau d'emblée divisé en moments successifs, et l'esprit qui écoute cette musique doit accepter cette division en séquences successives qui s'échelonnent dans le temps. Il n'est absolument pas question qu'il puisse l'entendre toute d'un seul « coup d'oreille » comme il en va d'une peinture que l'on peut voir en totalité d'un seul coup d'œil, ou comme il en va d'une sculpture dont on peut également se faire une idée d'ensemble d'un seul coup d'œil. Pour écouter une musique l'esprit doit accepter de s'y immerger et de l'intégrer en lui sous la forme d'une suite de séquences que l'on ne peut entendre que l'une après l'autre, de la même façon qu'il doit accepter de ne considérer une architecture que comme une suite de séquences que l'on ne peut voir que l'une après l'autre.

 

 

Nous avons maintenant fait le tour des quatre situations envisageables pour l'expression artistique, selon que son matériau est d'emblée compact ou selon qu'il est d'emblée divisé, et selon que notre esprit, lorsqu'il considère ce matériau, peut lui-même rester compact ou bien doit accepter d'emblée de ne considérer ce matériau que sous la forme de séquences successives qu'il ne pourra jamais appréhender de façon globale afin de les rendre compactes en lui-même.

Il est toutefois nécessaire de bien comprendre que cette division en quatre situations n'implique rien quant à l'organisation formelle de l'œuvre d'art elle-même. Il importe peu, par exemple, qu'une peinture soit organisée selon le type 1/x ou selon le type 1+1 : dans tous les cas, elle sera une donnée matérielle compacte face à un esprit qui pourra la considérer globalement, et l'inventaire des situations que nous venons de faire souligne seulement, selon les artistes, des préférences individuelles pour tel ou tel rapport à la matière. Ainsi, un peintre aura une personnalité qui voudra, tant que possible, garder son esprit compact et ne s'affronter qu'à une matière qu'il percevra comme fondamentalement compacte ; un sculpteur voudra, lui aussi, tant que faire se peut, garder son esprit compact, mais il préférera l'affronter à une matière qu'il ressentira d'emblée divisée ; un architecte préférera s'affronter à une matière fondamentalement ressentie compacte, mais il acceptera facilement de l'affronter avec un esprit qui ne sera pas lui-même compact et préférera la considérer sous forme de séquences successives bien séparées ; enfin, un musicien préférera s'affronter à de la matière d'emblée divisée et il acceptera, pour cela, que son esprit ne puisse pas l'appréhender de façon compacte mais seulement en séquences séparées dans le temps.

 

Il fallait faire cette mise au point, mais nous n'avons pas encore envisagé l'aspect le plus intéressant de cette division en quatre situations. Pourquoi, par exemple, l'architecture organise-t-elle parfois des formes d'emblée compactes, ce que nous avons vu avec l'Empire perse, et parfois des formes organisées en séquences successives d'emblée séparées les unes des autres, comme nous l'avons vu avec la Grèce classique ?

Prenons d'abord le cas de la peinture. On a dit que l'esprit y gardait un caractère compact et qu'il avait la totalité du matériau peint en face de lui. Dans une telle situation, on comprend que l'esprit a toute latitude pour organiser la matière peinte à sa façon et, par conséquent, ce que le peintre va organiser sera la matière telle que son esprit souhaite la voir et la considérer. L'esprit est tout-puissant ici, la matière a peu de résistance à offrir, du moins si le peintre est habile et s'il est suffisamment expérimenté pour l'organiser selon son désir, de telle sorte que l'organisation d'une peinture sera donc le reflet fidèle de l'organisation de l'esprit qui l'a créée. Si l'esprit du peintre, comme celui des autres membres de sa société, est un esprit qui pense à partir de données qui sont d'emblée séparées, les relations entre formes qu'il établira le seront à partir de faits plastiques d'emblée séparés, et ce sera une organisation à partir d'éléments d'emblée séparés qui transparaîtra dans sa peinture, laquelle sera, par conséquent, du type 1+1. À l'inverse, si c'est un esprit qui établit les relations à partir d'une situation d'emblée compacte comme l'implique l'état culturel de sa société, sa peinture sera organisée de cette façon et elle sera du type 1/x.

La même chose vaudra pour la sculpture, puisqu'elle met en présence un esprit qui garde sa compacité et qui pourra donc modeler la matière selon son désir et ainsi lui imprimer sa marque. La sculpture, comme la peinture, reflétera donc la façon dont est organisé l'esprit qui modèle la matière.

Dans le cas de l'architecture, on a vu que l'esprit procède à la lecture d'une suite de séquences séparées relatives à une matière dont il a implicitement admis d'emblée la compacité. Bien sûr, c'est l'esprit de l'architecte qui organise la matière de l'architecture et qui peut donc sembler y imposer sa marque, mais l'architecte met seulement en forme la matière pour que celle-ci ait l'aspect et l'organisation dont il ressent qu'elle devrait disposer pour pouvoir en faire, avec son esprit, une expérience de séquences successives adaptée à son attente. Par le filtre de l'esprit de l'architecte, c'est donc l'organisation de la matière, telle qu'il la ressent en lui, qu'il met en forme. S'il ressent, comme le reste de sa société, que la matière est un fait compact, alors son architecture sera du type 1/x. À l'inverse, s'il ressent que la matière est une réalité formée de parties d'emblée séparées, alors son architecture sera du type 1+1.

Le même raisonnement vaudra pour la musique, laquelle sera donc du type 1/x ou 1+1 selon que la société impliquera que la matière soit ressentie comme un fait compact ou comme un fait d'emblée divisé.

 

Encore une fois, il est utile de bien distinguer les deux niveaux : c'est l'état de la société qui, à un moment donné, implique que ses membres ressentent et admettent que la matière est d'emblée un fait compact ou d'emblée un fait divisé, et qu'ils ressentent et admettent que l'esprit est, de la même façon, soit d'emblée un fait compact, soit d'emblée un fait divisé. À l'intérieur de cette société, et c'est là le niveau subordonné, certains auront une affinité particulière pour aborder la matière de façon compacte ou pour l'aborder par séquences séparées, et ils auront alors une affinité particulière pour exercer leur esprit de façon compacte ou par séquences successives, et cela en fera plutôt des peintres ou plutôt des sculpteurs, des architectes ou des musiciens, mais il ne s'agira là que d'une affinité particulière pour un mode d'expression. Dans tous les cas, leur expression artistique sera organisée selon la façon dont est ressenti dans leur société ce qu'il en est de la matière et ce qu'il en est de l'esprit.

Une fois relativisées les raisons de ces affinités particulières à l'intérieur d'une même société, on peut en venir à la raison fondamentale qui nous rend utile, pour discerner l'ontologie d'une société, non seulement d'examiner comme le fait Descola sa peinture et sa sculpture, mais aussi son architecture, car c'est elle qui nous donnera des renseignements sur le rapport à la matérialité que ne peuvent pas nous donner la peinture ou la sculpture, trop dominées qu'elles sont par l'empreinte de la forme de l'esprit de leur créateur. Ainsi, la peinture et la sculpture nous diront si l'esprit est conçu et vécu dans cette société comme une donnée d'emblée compacte ou une donnée d'emblée divisée, tandis que l'architecture nous dira si la matière y est ressentie comme une donnée d'emblée compacte ou d'emblée divisée. En principe, la musique doit donner le même type d'information que l'architecture, mais, hormis les quelques aperçus que l'on va maintenant en donner, on s'abstiendra d'y faire référence, principalement du fait que l'on ne connaît pas la musique des périodes anciennes.

 

 

3.7.  Intermède musical :

 

On a déjà donné, et l'on donnera encore, de nombreux exemples de peintures, de sculptures et d'architectures, mais on ne traitera pas de la musique. Pour laisser toutefois entrevoir de quelle façon on peut également déceler des organisations du type 1/x ou du type 1+1 dans la musique, on en donne quelques exemples.

Le premier sera celui de la musique du Moyen Âge européen, époque qui correspond selon Descola à l'ontologie analogiste, et l'on est bien d'accord avec lui sur ce point. Selon la traduction que l'on en fait, elle correspond donc à une matérialité « compacte et divisible » (type 1/x).

Le chant grégorien correspond approximativement à la période qui va du Ve siècle au Xe siècle ([5]). On y trouve très souvent une seule voix musicale qui ondule, chantée par un chœur. Une seule voix chantée à l'unisson par plusieurs chanteurs, on est bien en plein dans le compact divisible.

 

 

 

Exemple de 1/x dans le chant grégorien :

plusieurs voix chantent en chœur en évoluant de concert


 

 

On y trouve aussi fréquemment la situation d'un chant, éventuellement celui d'un seul chanteur, qui se bloque sans arrêt sur des voyelles longuement maintenues tandis que la hauteur de la musique évolue librement. Cela peut ainsi rester bloqué sur un aaaaaaaaaaaaaaa ou un éééééééééééééééé tout en montant et descendant librement dans le même temps. Le blocage sur la même voyelle, c'est du compact, du fermé, puisque tout est contenu dans un seul son qui ne se modifie pas et que l'on entend que lui, mais ce son est aussi subdivisé en hauteurs différentes entre lesquelles il ne cesse d'alterner. Là encore, donc, nous constatons un aspect simultanément compact et divisible du matériau musical.

 

 

 

Autre exemple de 1/x dans le chant grégorien :

le chant est bloqué sur une seule voyelle

mais il évolue sur de multiples hauteurs


 

 

Succédant au chant grégorien, le chant polyphonique, tel celui de l'école de Saint-Martial de Limoges qui correspond à la fin du XIe siècle et à la première moitié du XIIe siècle ([6]). Une de ses innovations consiste en ce que les musicologues appellent le « déchant » : deux voix qui font toujours strictement la même chose mais en symétrique, l'une montant au même rythme et avec la même force que l'autre descend, puis redescendant ensuite en se coordonnant de la même façon avec la remontée de l'autre. Le déchant consiste donc à faire un effet unique, compact, mais précisément au moyen de sa division en deux moitiés symétriques.

 

 

 

Exemple de 1/x dans le chant de l'école de Saint-Martial :

évolution en « déchant » symétrique de deux voix


 

 

Dans ce style musical, on trouve aussi des voix qui se coordonnent toujours pour faire les mêmes évolutions d'ensemble (effet compact), mais en le faisant à des vitesses différentes (division du compact). Cela oblige la voix la plus rapide à virevolter autour de la ligne moyenne de cette évolution tandis que l'autre peut s'en tenir à cette ligne d'évolution commune.

 

 

Autre exemple de 1/x dans le chant de l'école de Saint-Martial :

une voix se distingue par ses virevoltes incessantes

mais elle évolue globalement en chœur avec une autre voix


 

 

On peut aussi trouver une voix principale, dite « voix de teneur » (« toujours la même chose », et donc effet compact), régulièrement recoupée ou rejointe par une « voix ornementale » qui virevolte librement autour d'elle (effet de division de la voix compacte principale). Cet effet de coupure du compact s'ajoute ici à l'effet de virevolte autour de l'évolution moyenne commune envisagée dans l'exemple précédent.

 

 

Autre exemple de 1/x dans le chant de l'école de Saint-Martial :

une voix « de teneur » est régulièrement recoupée par

une « voix ornementale » qui la tronçonne à de multiples reprises


 

 

À l'occasion de ces exemples, on a vu que la musique, bien que fonctionnant au moyen d'effets sonores nécessairement séparés les uns des autres au fil du temps qui passe, était parfaitement capable de rendre compte d'effets de compacité. Soit au moyen d'une voix qui s'obstine à « tenir » la même note et qui ainsi ne présente pas d'effets se différenciant au fil du temps qui passe, soit au moyen de voix qui, de façon compacte, font constamment la même chose, ou bien se suivent et s'accompagnent sans jamais se quitter, même si elles font des choses différentes les unes des autres.

À partir du XVe siècle, Descola voit l'ontologie naturaliste remplacer l'ontologie analogiste dans la peinture. On verra que, du fait de la progression en maturité que l'on envisage pour les ontologies, il apparaît qu'il faut distinguer ce naturalisme du naturalisme que l'on a déjà évoqué pour la Grèce classique et, pour cette raison, on dira qu'il s'agit à partir de la Renaissance d'un « super-naturalisme ». Toutefois, cela ne change rien concernant le type qu'il faut alors attribuer à la matérialité et à l'esprit qui sont identiques à la description qu'en a fait Descola. Selon la présentation que l'on fait ici des ontologies, cela implique qu'à partir du XVe siècle la matérialité cessera d'être ressentie d'emblée compacte et divisible et qu'elle sera désormais faite de morceaux séparés qu'il faudra relier entre eux. Comme on l'a dit au chapitre précédent, c'est le rapport ontologique à la matière dont rend compte la musique, et si cette hypothèse est correcte, le passage après le Moyen-Âge à une ontologie de type naturaliste doit s'entendre dans la façon dont est organisé le matériau musical. Au lieu de se présenter de façon compacte/divisée (type 1/x), il doit désormais être organisé en parties séparées qui se relient entre elles (type 1+1).

On ne donnera qu'un exemple de ce type d'organisation, celui du canon, lequel connaît son apogée vers la fin du XVe siècle, notamment avec Josquin des Prés qui réalisa même sa messe « Ad Fugam » entièrement en canon ([7]). Au XVIIIe siècle, Bach offrira d'ailleurs une nouvelle jeunesse à cette forme du canon.

Dans un canon, tel que celui bien connu de « Frère Jacques », les voix démarrent très visiblement et très expressément décalées, bien séparées les unes après les autres. Certes, elles sont reliées entre elles par une même mélodie qu'elles partagent ainsi que par le rythme régulier de leurs entrecroisements, mais d'emblée ce sont des voix séparées, distinctes, qui se croisent et qui se recroisent sans jamais se rejoindre comme il en allait dans les musiques de l'époque précédente. Un canon est donc précisément l'exemple d'une structure musicale qui fait avec le « d'emblée séparé », il est l'exemple typique d'un matériau musical fait de parties d'emblée séparées qui entrent en relations réciproques au fil du temps, et c'est bien ce que l'on devait trouver comme organisation de la musique à cette époque-là.

 

 

 

Exemple de 1+1 dans la musique Renaissance :

dans la forme en canon les voix décalées s'introduisent l'une

après l'autre, et donc d'emblée séparées les unes des autres


 

 

Bien entendu, on ne prétend pas avoir réglé son sort à la question du rapport entre la musique et une ontologie spécifique avec les quelques exemples que l'on vient de donner, on a seulement voulu indiquer comment les différences entre une organisation du type 1/x et une organisation du type 1+1 pouvaient se révéler et se lire dans la musique.


> Chapitre 4 –  Peinture super-naturaliste, peinture super-animiste


[1]Plutôt que « même », Descola utilise habituellement le mot « ressemblance », toutefois on se réfère ici à une notion équivalente car on n'utilisera pas systématiquement « même » au sens de « absolument identique », mais aussi bien au sens de « seulement semblable » ou au sens de « même type », et donc au sens de « ressemblant » comme le fait Descola.

[2]Marcel Granet : La pensée chinoise (1934), réédité chez Albin Michel en 1999

[3]Marcel Granet, La pensée chinoise, chez Albin-Michel - Les nombres - page 229

[4]Voir page 227 de Par-delà nature et culture de Philippe Descola

[5]Une analyse plus complète du chant grégorien est disponible à l'adresse http://www.quatuor.org/musique01.htm

[6]Une analyse plus complète de la musique de l'école de Saint-Martial de Limoges est disponible à l'adresse http://www.quatuor.org/musique02.htm

[7]Une analyse du canon du Tractus du Requiem de Johannes Ockeghem est disponible à l'adresse http://www.quatuor.org/musique06.htm