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18.2.2.  Sur la peinture en filière analogiste aux notions couplées :

 

Même si une sculpture résulte entièrement de la volonté de l'artiste qui l'a fabriquée, il n'en reste pas moins qu'elle est réellement un morceau de matière, et donc que son aspect « matière » implique nécessairement une relation bien précise avec son aspect « conçue par un esprit ». Il n'en va pas de même pour une peinture qui est complètement le résultat de la volonté d'un artiste, sauf si l'on tient compte de la matière de son support et des pigments utilisés, mais de telles considérations ont peu d'importance aux périodes médiévales concernées par ce chapitre.

Dans une peinture, c'est donc de manière entièrement artificielle que l'artiste peut faire jouer le contraste entre la matière de son œuvre et son esprit. Dans le cas d'une relation additive, puisqu'elle implique qu'il y a de la matière et que par ailleurs il y a l'effet de l'esprit, une solution facile pour en rendre compte est de représenter la matérialité habituelle sous une apparence très différente de son apparence habituelle, ce qui permet d'évoquer à la fois la matérialité et l'autonomie de l'esprit qui s'ajoute à cette matérialité puisqu'il est capable de transformer son apparence en toute indépendance, et c'est ce principe que nous aurons l'occasion d'observer dans tous les exemples que nous allons prochainement examiner.

Pour toutefois bien s'imprégner du fait que cette solution ne va pas de soi, nous allons brièvement envisager ce qu'il en est dans le cas d'une relation de type couplé, et pour cela deux peintures chinoises de la période analogiste nous serviront d'exemples.

 

 


Han Gan (706-783), époque des Tang : Palefrenier menant deux chevaux (probablement une copie par Li Gonglin – 1049-1106 – de l'époque des Song du Nord)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Han_Gan

 

 

La première représente un « Palefrenier menant deux chevaux » attribué au peintre Han Gan (706-783) qui vécut à l'époque des Tang. Les détails de son exécution laissent toutefois les spécialistes penser qu'il s'agirait en fait d'une copie réalisée à l'époque des Song du Nord par le peintre Li Gonglin (1049-1106). Peu importe pour nous, puisque l'original et la copie correspondent tous deux à la phase analogiste, à sa deuxième étape pour l'original et à sa troisième pour sa copie.

Il semble évident que cette peinture fait preuve d'un extrême réalisme, c'est-à-dire que le peintre a rendu compte avec un minimum de déformation de l'apparence réelle de la scène représentée. Si l'on songe, par exemple, à la façon qu'avait Paolo Uccello de représenter des chevaux semblables à des chevaux de bois assez irréels, tels que dans son « Niccolo Mauruzi da Tolentino à la tête de ses troupes » dont on donnera une représentation au chapitre 18.3.2, on voit que les peintres chinois n'ont pas attendu « l'invention de la perspective scientifique » de la Renaissance italienne pour savoir donner de la réalité un équivalent bien plus fidèle que ne le feront les peintres italiens quatre ou sept siècles plus tard.

C'est que les peintres chinois sont dans une filière dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont couplées, ce qui implique que l'apparence réelle de la matérialité d'une scène et l'apparence qu'en rend son esprit doivent aller de pair, doivent être synchronisées. Dans ce couple la matière et l'esprit ne doivent pourtant pas se confondre puisqu'il s'agit de deux notions distinctes, mais le caractère artificiel 2D de la représentation, le fait qu'elle est manifestement le produit de l'habilité de l'esprit du peintre, l'absence d'ombre propre sur le palefrenier et sur les chevaux, l'absence également d'ombre portée sur le sol, et d'ailleurs l'absence complète de renseignement sur l'environnement physique de cet équipage, tous ces aspects suffisent amplement pour faire valoir l'autonomie de l'esprit du peintre par rapport à la matérialité dont il rend compte dans sa peinture.

 

 


Fan Kuan (environ 960-1030), peintre de la période des Song du Nord : Voyageurs au milieu des montagnes et des ruisseaux

 

À gauche, ensemble

À droite, détail vers le bas de la partie  centrale

 

Source des images : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Fan_Kuan_-_Travelers_Among_Mountains_and_Streams_-_Google_Art_Project.jpg


 

Autre peinture sur soie, à l'encre et couleur, cette fois d'un paysage, réalisée vers l'an 1000 par le peintre Fan Kuan de la période des Song du Nord, et donc de la troisième étape de l'ontologie analogiste de la Chine.

La vue de détail montre à quel point l'artiste a rendu de façon scrupuleuse tous les détails du paysage, et la vue d'ensemble rend compte de sa volonté de traduire de façon également réaliste l'apparence d'ensemble du paysage. Il faudra s'en souvenir pour apprécier, par différence, combien l'absence complète de réalisme des paysages peints par les artistes occidentaux, jusqu'au XIVe siècle, doit être prise comme une nécessité interne à leur ontologie additive, non pas comme une maladresse ou comme un manque de savoir-faire lié au fait que la perspective n'avait pas encore été inventée.

Là encore, la réalité 2D de la peinture, la preuve qu'elle constitue de l'habileté de l'esprit du peintre, et le non-réalisme de l'apparente présence sur le même plan de la profondeur des hautes montagnes en surplomb et, à leurs pieds, du rocher surmonté de pins, suffisent pour affirmer l'autonomie de l'esprit du peintre vis-à-vis de la matérialité du paysage qu'il représente, et pour communiquer la façon dont son esprit « entre » dans ce paysage et transforme quelque peu son apparence.

 

 

 

18.2.3.  La peinture occidentale analogiste aux notions additives menant au super-naturalisme :

 

La première étape de la peinture analogiste menant au super-naturalisme :

 




 

Exemple de 4e style pompéien à Pompéi, Italie : dans la Maison des Vettii, l'angle d'une salle est décoré de tableaux placés au centre de panneaux jaune ocre que séparent des architectures imaginaires dont le détail est agrandi dans les photographies de gauche et de droite (63 à 79 de l'ère commune)       Sources des images : https://www.photo.rmn.fr/archive/07-509429-2C6NU0CT05BG.html , http://michelrouvere.over-blog.com/2018/09/pompei-suite-2.html et https://commons.wikimedia.org/wiki/File%3APompeii_-_Casa_di_Marco_Lucrezio_Frontone_-_Exedra.jpg

 

Pour la dernière étape de la phase précédente, nous avions analysé deux fresques du 2e style pompéien. Le 3e (de 20 environ avant l’ère commune à 50 de l'E.C.) et le 4e styles pompéiens (environ de 50 à 79 de l'E.C.) correspondent pour leur part au début de la première étape de la phase analogiste. Comme exemple du 4e style pompéien, une salle peinte vers 63 à 79 dans la Maison des Vettii à Pompéi. À l'intérieur d'un décor de fausses colonnes et de fausses corniches, alternent des panneaux peints d'une couleur uniforme à l'intérieur desquels sont peints des tableaux représentant des scènes mythologiques et, dans les coins de la pièce, des panneaux qui représentent des architectures imaginaires en vues axonométriques.

À l'étape finale de la phase précédente, on se souvient que les fresques de la villa de Fannius Synistor à Boscoreale représentaient aussi de fausses vues d'architecture cadrées à l'intérieur de colonnades peintes en trompe-l'œil. Nous avions alors dit que l'effet de continuité des murs régulièrement coupés par la présence de fausses colonnes relevait de la notion de matière, tandis que les diverses vues perspectives, chacune dotée d'un point de fuite autonome, correspondaient à des effets de lié/indépendant portant la notion d'esprit.

La même chose vaut pour la première étape de la phase analogiste, et donc pour les fresques du 4e style pompéien que nous envisageons maintenant : les surfaces murales continues, notamment leurs grandes surfaces monochromes, magnifient la présence de la paroi matérielle et sa continuité, laquelle est toutefois constamment coupée par des changements de couleur ou par la présence de fausses colonnes portant de fausses corniches, et cela pendant que notre esprit est captivé par les représentations de scènes mythologiques figurées dans des encadrements indépendants, et captivé aussi par les fausses architectures en axonométrie qui sont cadrées selon des angles de vue indépendants les unes des autres. Cadrées indépendamment les unes des autres, mais liées entre elles par un même alignement horizontal, et liées également à la fausse architecture des murs de la pièce puisqu'elles sont chaque fois centrées sur les panneaux découpés par celle-ci. Une claire lecture du contraste entre l'uniformité plate de la partie courante des parois matérielles et le spectacle artificiel en perspective des fausses architectures implique d'ailleurs que l'on considère que les fausses architectures intérieures de colonnes, d'entablements et de plinthes, sont elles aussi destinées à surprendre l'esprit plus qu'à rendre compte de la notion de matérialité.

Par différence toutefois avec la phase précédente, les notions de matière et d'esprit ne se combinent plus ici pour faire ensemble des effets d'intérieur/extérieur mais des effets de relié/détaché. Et par différence aussi, un effet supplémentaire intervient qui est spécialement destiné à différencier les deux notions. Dans le 2e style pompéien la prévalence des effets d'intérieur/extérieur expliquait pourquoi des fresques représentaient de façon réaliste des paysages végétaux donnant l'impression que la pièce intérieure où l'on se trouve est un lieu extérieur, ou bien, comme dans la villa de Fannius Synistor, pourquoi des fresques suggéraient une continuité entre la pièce où l'on se trouve et des lieux architecturés extérieurs. Dans la maison des Vettii, il existe aussi des représentations extérieures, mais celles-ci ont une importance trop réduite pour donner l'impression que l'on est nous-mêmes à l'extérieur, cette fois l'illusion est qu'il s'agit de bâtiments situés à l'extérieur de la pièce et qui sont vus à travers une fenêtre. L'impression est donc que ces bâtiments sont dans un espace qui est relié en continuité avec le nôtre puisqu'on a une vue directe sur eux, mais qu'ils sont également dans un espace qui est franchement détaché du nôtre puisqu'ils sont à l'extérieur de la pièce où l'on se trouve : c'est là un effet de relié/détaché, précisément celui que les notions de matière et d'esprit font ensemble en remplacement de l'intérieur/extérieur.

On a dit qu'une autre différence avec le 2e style pompéien est qu'un effet supplémentaire s'est ajouté pour souligner la différence entre les notions de matière et d'esprit. À la première étape, cet effet est le même/différent : une même fresque murale combine deux ingrédients différents, d'une part des surfaces murales uniformes pour magnifier la présence matérielle des parois, d'autre part, cette fois pour captiver notre esprit, de fausses colonnades, de faux entablements et de fausses plinthes, des tableaux représentant des scènes mythologiques, et enfin de fausses fenêtres suggérant la présence d'architectures imaginaires à l'extérieur de la pièce. On peut ajouter que les éléments qui valorisent la matérialité se répètent, qu'ils sont donc toujours les mêmes, utilisant les mêmes couleurs et sur des surfaces uniformes, tandis que les scènes mythologiques et les fausses architectures extérieures sont chaque fois différentes et combinent chaque fois différents coloris.

 

 

Pompéi, restitution par le peintre Vincenzo Loria d'une fresque de la Curie Augustale relevant du 4e style pompéien

 

Source de l'image : https://www.pompeionline.net/pompei-scavi/pompei-open-library/dipinti-murali-scelti-di-pompei-188


 

Sans l'analyser en détail, un autre exemple du 4e style pompéien, reconstitué dans une peinture du peintre Vincenzo Loria réalisée à la fin du XXe siècle et correspondant à un mur de la Curie Augustale, et donc à un lieu public, ce qui justifie le caractère imposant de cette décoration qui va au-delà de celui de la Maison des Vettii, ne serait-ce que par la hauteur sous plafond qu'il implique, mais le principe reste toutefois le même, celui du trompe-l'œil qui suggère ici l'existence de plusieurs loggias superposées ouvrant sur l'espace extérieure alors qu'il ne s'agit en réalité que de fausses architectures peintes sur le mur.

 

On l'a déjà dit à multiples reprises : avec une peinture on est totalement du côté de l'esprit au point que même ce qui relève de la matière est complètement rendu par l'esprit du peintre. Pour échapper à la confusion produite par cette omniprésence de la notion d'esprit, pour saisir ce qui relève du couplage ou du caractère additif des deux notions, il faut s'abstraire des détails des deux fresques que l'on vient d'envisager pour penser plus radicalement le rapport entre les deux notions. Un tel recul pris, il faut convenir qu'à chaque fois on a matériellement affaire à une pièce entourée en réalité de murs opaques, tandis que l'esprit du peintre veut nous faire croire à la présence de colonnes, d'architraves et de tableaux qui ne sont pas réellement là, et à la présence de loggias à l'extérieur ou ouvertes sur l'extérieur qui n'existent pas réellement. Si la matérialité réelle de la pièce (des murs opaques et sans aucun relief) est à ce point étrangère à la réalité matérielle que nous suggère l'esprit du peintre, c'est que nous ne sommes certainement pas dans le cas d'une relation couplée entre les deux notions mais dans le cas d'une relation additive. Au sens très concret de ce terme, on peut d'ailleurs dire que les architectures factices imaginées par l'esprit du peintre s'ajoutent en trompe-l'œil à la stricte matérialité plane des murs de la pièce.

La platitude des surfaces courantes qui porte la notion de matière en valorisant la matérialité du mur intervient tout autant dans l'effet de trompe-l'œil que le dessin des fausses vues d'architecture, si bien que la notion de matière ne vient pas ici en complément autonome de la notion d'esprit mais seulement en tant que parties intégrées aux vues en trompe-l'œil, non pas en tant qu'élément complémentaire ajoutant sa spécificité à l'intervention de l'esprit mais entièrement soumise à son choix de réaliser un trompe-l'œil. Si la notion de matière n'engendre pas d'effet autonome, elle intervient toutefois de façon distincte et donc indépendante de la notion d'esprit puisqu'elle seule produit les effets de surface plate dont ont besoin pour exister les volumes factices créés par l'esprit. Dès lors que la disposition qui porte la matérialité n'a aucune autonomie dans son expression, elle ne peut se prévaloir d'une intervention complémentaire à l'expression de la notion d'esprit, mais elle intervient toutefois par une intervention indépendante dans le cadre du trompe-l'œil voulu par l'esprit du peintre, et comme avec l'architecture et avec la sculpture, l'Italie fait montre ici de sa préférence pour des relations indépendantes.

Le trompe-l'œil organisé par l'esprit se décompose en multiples dispositions, chacune divisible en multiples détails, ce qui relève du type 1/x. Pour leur part, les multiples surfaces planes qui portent la notion de matière ne génèrent à elles seules aucun volume global et elles s'ajoutent donc en 1+1 les unes aux autres. Par ailleurs, puisque tout est organisé par l'esprit du décorateur, puisque même les dispositions architecturales de la pièce, les socles, les plinthes, les colonnes, les entablements et les alcôves, ne sont que des trompe-l'œil, tout effet de matière est subordonné à un effet de l'esprit pour tromper sur la matière réellement présente, ce qui est une autre raison permettant de conclure que l'on est dans une situation relevant du naturalisme et qui, par conséquent, prépare au super-naturalisme.

 

 

 


Saint-Matthieu comme « image de l'homme » dans les Évangiles d'Echternach, aussi appelés Évangiles de saint Willibrord, manuscrit enluminé réalisé en Irlande ou en Northumbrie à la fin du VIIe siècle

 

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/%C3%89vangiles_d%27Echternach

 

 

Comme nous l'avons fait pour la sculpture, nous passons de l'Italie au nord de l'Europe pour un deuxième exemple de peinture. La représentation de Saint-Mathieu enserré dans un ensemble de tressages a été réalisée à la fin du VIIe siècle en Irlande ou en Northumbrie, c'est-à-dire dans un royaume qui occupait alors le sud de l'Écosse et le nord de l'Angleterre. Elle fait partie d'un manuscrit enluminé qui est aussi bien appelé Évangiles d'Echternach que Évangiles de saint Willibrord.

Les habits de l'évangéliste sont représentés de façon schématique par trois paires successives de larges courbes, et il est assis sur une espèce de fauteuil ou de trône. Les bandes tressées qui font le tour de l'image viennent buter contre ce fauteuil et contre sa tête au moyen de quatre avancées carrées qui forment comme des péninsules.

La notion de matière est ici apportée par la représentation matérielle du fauteuil et par les bandes continues qui encadrent les tressages en semblant matériellement les contenir. Le fauteuil et les bandes encadrant les tressages forment des continuités qui sont raidement coupées à l'endroit de leurs angles, et à ses extrémités dans le cas du fauteuil, ce qui correspond à une expression synthétique de l'effet de continu/coupé. L'expression analytique de cet effet est apportée par la disposition matérielle générale du dessin qui forme une croix centrale continue coupée par des modifications de la matérialité de ce qui est représenté : des bandes continues venant de la périphérie, puis un fauteuil ou la tête de Saint-Mathieu.

Les vêtements de l'apôtre attirent l'attention de notre esprit par la complexité de l'assemblage de ses boucles dont on peut dire qu'elles sont simultanément liées les unes aux autres et indépendantes les unes des autres. Même chose pour la tête, pour les mains qui tiennent le livre et pour les pieds de Saint-Mathieu qui sont à la fois visibles de façon indépendante et liées aux formes courbes dont ils et elles émergent. Toutefois, ce qui captive principalement notre esprit ce sont les entrelacs complexes qui remplissent complètement l'intervalle entre les bandes matérielles précédemment évoquées. Chaque figure d'entrelacs correspond à un croisement de lanières que l'on ne peut repérer de façon indépendante tout en constatant qu'il est complètement lié aux figures suivantes du fait de la continuité du tressage. L'effet de lié/indépendant caractérise donc les tressages qui captivent notre esprit tout comme il caractérise les formes du personnage doté d'un esprit.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet de même/différent : les tressages et les bandes matérielles qui les contiennent forment constamment un même parcours dans lequel ils ont des rôles différents puisque de contenu pour les unes et de contenant pour les autres. Le personnage doté d'un esprit se différencie également de son fauteuil matériel bien qu'ils soient superposés au même endroit.

Les deux notions font ensemble des effets de relié/détaché. C'est évident pour le principe du tressage qui consiste à relier différents brins tout en leur faisant faire des croisements qui se détachent visuellement. La bande de tressage périphérique et ses bordures se poursuivent vers le centre de l'image par des carrés qui se détachent visuellement tout en étant parfaitement reliés à la bande périphérique dont ils ont émergé. Le fauteuil est parfaitement relié à ces carrés puisqu'il leur est accolé mais sa silhouette se détache isolément. Le personnage est relié au fauteuil dans lequel il se tient tout en se détachant visuellement du fait de ses coloris bien plus voyants. Les différentes parties de l'habit sont reliées entre elles tout en se détachant les unes des autres du fait du contraste de leurs couleurs.

Au passage, on peut remarquer l'évidence de l'effet de centre/à la périphérie pour décrire la façon dont la forme se répand : le personnage central bute de tous côtés, et donc sur toute sa périphérie, sur des formes de tressage qui sont venues depuis toute la périphérie de l'image.

 

Le personnage de l'apôtre a une forme globale lisible divisée en de multiples parties, tout comme le thème du tressage forme une unité visuelle continue divisée en multiples morceaux de tresse : les formes qui captivent l'esprit relèvent d'une lecture du type 1/x. Les bordures qui entourent le tressage et le fauteuil ne génèrent pas une forme globale commodément lisible, et pour sa part le fauteuil n'est même pas visible en continu et ne se devine que par l'addition de ses morceaux apparents : les formes spécialisées dans l'évocation de la notion de matière relèvent d'une lecture du type 1+1. Il est évident que l'aspect de l'apôtre et de son fauteuil, tout comme leur situation au centre de la rencontre de multiples tressages, n'ont rien à voir avec leur réalité matérielle telle qu'on peut l'imaginer, ce qui permet de dire que l'esprit de l'artiste a eu toute liberté pour inventer à sa manière leur aspect matériel, et donc que les notions de matière et d'esprit sont en relation additive. Toutefois, puisque les bordures matérielles plates servent ici à encadrer les tressages dont le dessin captive notre esprit, et servent aussi à bloquer à leur centre le dessin du personnage doté d'un esprit, ces notions en relation additive sont aussi complémentaires l'une pour l'autre. Par comparaison avec l'exemple précédent des fresques pompéiennes dans lesquels ce qui faisait effet de matière n'avait aucune expression autonome et était entièrement soumis à l'effet de trompe-l'œil voulu par l'esprit du peintre, ce qui porte ici la notion de matière joue un rôle spécifique de bordure pour encadrer les tressages qui captivent notre esprit et correspond donc bien à un rôle complémentaire à ce qui captive notre esprit. Ce que l'on peut aussi considérer en remarquant que les architectures factices de Pompéi avaient besoin des surfaces planes de leurs cloisonnements pour exister tandis que l'on peut très bien imaginer ici des tressages sans bordures pour les compléter.

En résumé, les notions de matière et d'esprit sont en relation additive et elles agissent de manières complémentaires tout en préparant le super-naturalisme.

 

 


Illustration du psaume 5 du Psautier d'Utrecht (vers 820-840)

Source de l'image :
http://psalter.library
.uu.nl/page?p=12&
res=3&x=0&y=168

 

 

Comme dernier exemple pour la première étape, le style des dessins illustrant le psaume 5 du Psautier d'Utrecht spécialement caractéristique de l'art dit carolingien, confectionné vers 820-840, probablement dans la région de Reims.

Réparties côte à côte sur le fond continu blanc de la feuille, plusieurs scènes se déroulent comme si elles étaient indépendantes. À gauche, une construction correspond à un sanctuaire dans lequel entre le psalmiste. Au-dessus de lui, à sa droite, un ange portant bouclier et couronne vole vers un groupe de martyrs portant des palmes, et derrière l'ange la Main de Dieu sortant du ciel tend vers ce groupe une autre couronne. Au-dessous, un démon ailé fuit le sanctuaire et se dirige vers un groupe de réprouvés, plus à droite trois démons poussent des damnés qui se tordent dans une fosse de feu. En haut à droite, diverses montagnes et bâtiments ou murailles, un peu partout sur l'image, des mouvements de terrains assez informes ponctués d'arbres et de végétations plus légères. En bas, sous le démon, un sarcophage ouvert fait allusion au « sépulcre ouvert » dont il est question dans le psaume 5.

La notion de matérialité est ici rendue par les éléments du paysage, ses vallonnements, ses rochers abrupts, sa végétation, et par la présence des diverses murailles et constructions. Tous ces éléments se répartissent de façon continue sur le fond blanc de la feuille et ils s'organisent en îlots coupés les uns des autres. À l'intérieur de chacun de ces îlots, les enrochements ou les vallonnements forment des séries continues de protubérances ou de vagues que le graphisme détache les unes des autres, coupe les unes des autres. Les éléments matériels du paysage s'affirment donc par des effets de continu/coupé.

À l'intérieur de ce paysage, des personnages isolés ou des groupes isolés de personnages correspondent à autant de scènes indépendantes qui sont cependant liées les unes aux autres par leur participation à ce même paysage tout comme au contenu du psaume 5, et dans chacun des groupes chaque personnage est visible de façon indépendante bien qu'ils soient liés les uns aux autres pour former un paquet compact : pour ce qui concerne les personnages, à chaque niveau de lecture on retrouve donc des effets de lié/indépendant. Tous ces personnages, qu'ils soient humains, ange ou démons, sont supposés dotés d'un esprit, c'est spécialement leurs aventures, narrées dans le texte du psaume, qui captivent l'esprit du lecteur de ce psautier, et par conséquent ce sont eux qui prennent en charge la notion d'esprit, même si, sur le plan purement graphique, les éléments matériels du paysage attirent tout autant l'attention de notre esprit du fait de leurs enchaînements et de leur variété.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet de même/différent qui correspond, dans une même vue, à l'utilisation de graphismes différents pour représenter les personnages dotés d'un esprit et pour représenter les éléments du paysage matériel : autant les formes du paysage sont molles et incertaines, autant les personnages sont représentés de façon nerveuse et détaillée, et autant les formes du paysage restent ouvertes, sans limites précises sur plusieurs de leurs côtés, autant les personnages forment des entités bien fermées, bien cernées. Lorsque l'on considère l'original du dessin en suivant le lien donné comme source de l'image, on peut d'ailleurs ajouter que la différence du traitement plastique est aggravée par une couleur assez pâle pour tous les éléments de l'environnement matériel et par un graphisme très foncé pour ce qui concerne les personnages, et donc la notion d'esprit. Du temple situé à l'extrémité gauche on peut dire que son graphisme s'apparente à celui utilisé pour représenter les personnages, mais il s'agit d'un temple dédié au culte divin.

Les deux notions font ensemble des effets de relié/détaché. De façon générale, le graphisme utilisé pour les éléments de paysage détache visuellement la présence de reliefs ou de vallonnements tout en reliant ces accidents au blanc de la feuille grâce aux côtés sur lesquels les limites de ces reliefs sont imprécises. Dans les groupes de personnages, tous sont reliés les uns aux autres du fait du tassement serré de leur groupe tandis que chacun se détache visuellement des autres dans la mesure où il est individuellement repérable. Qu'ils soient isolés ou en groupe, les personnages sont reliés aux paysages dans lequel ils sont représentés, mais ils se détachent violemment sur le fond blanc de la page du fait de leur graphisme net et contrasté.

 

Les éléments de paysage ne forment pas une vue globale repérable, seulement une addition de 1+1 reliefs ou vallonnements. Par contre, les personnages prennent part à une unité significative globale qui est le texte du verset illustré, et puisque ce verset regroupe différents épisodes, la lecture de cette image correspond pour l'esprit de celui qui lit le psaume à une lecture du type 1/x.

Là encore, il est évident que l'esprit de l'artiste rend compte de la matérialité des scènes de façon très libre et complètement détachée de ce que l'on peut en imaginer, ce qui implique que les deux notions sont en relation additive. Comme on l'a vu toutefois, elles utilisent des éléments graphiques bien distincts, le mou, le clair et l'incertain pour l'environnement matériel, le nerveux, le foncé et le précis pour les personnages, des expressions bien distinctes qui aident à ce que les deux notions jouent ici des rôles complémentaires : la matérialité organise le paysage et le décompose en multiples lieux qui servent à distribuer dans l'espace de la page les différentes scènes jouées par les personnages munis d'un esprit.

Au total, les deux notions sont en relation additive et complémentaires l'une de l'autre tout en préparant le super-naturalisme.

 

 

La deuxième étape de la peinture analogiste menant au super-naturalisme :

 

 


Le Baptême du Christ et les Noces de Cana, dans le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges (vers 1090-1095)

Source de l'image : La Peinture Française - Éditions Mengès (2001)

 

 

La deuxième étape correspond à l'art roman. Nous commençons par une planche très colorée qui représente le Baptême du Christ et les Noces de Cana dans le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges qui date des années 1090-1095.

Dans la partie principale de l'image, qui représente le baptême du Christ, celui-ci est entouré par les eaux du Jourdain qui montent autour de lui en s'échappant d'amphores tenues par deux figures personnifiant le fleuve. À gauche, Saint-Jean baptise le Christ. On ignore qui est l'autre saint debout à droite. Dans la scène du bas, correspondant au miracle des noces de Cana, le Christ bénit des amphores que remplit un personnage agenouillé. À l'extrémité droite, un bâtiment à plusieurs étages de tailles décroissantes.

Puisqu'il s'agit d'une peinture et que nous sommes donc totalement dans le domaine de l'esprit, cela implique, si l'on met à part la matière utilisée pour le support de l'image et la matière de la peinture elle-même, que tout ce qui évoque la matière est nécessairement médiatisé par l'esprit du peintre. Cela permet notamment que la réalité matérielle du Jourdain soit purement évoquée de manière symbolique, que la matérialité de l'appui des personnages sur le sol puisse être négligée, ceux-ci semblant parfois en lévitation, et que la matérialité des dimensions relatives entre un bâtiment au premier plan et un personnage situé plus loin que lui soit complètement niée.

Dès lors que les réalités matérielles représentées ont leurs aspects matériels qui sont niés, que le fleuve n'est ici qu'une idée de fleuve, que les corps des personnages ne sont que des idées de corps débarrassés de la pesanteur, que le bâtiment n'est qu'une idée de bâtiment débarrassé de toute notion de dimension, nous devons nous méfier de la réalité de tout ce qui est représenté et chercher dans la matérialité de la peinture elle-même la présence de la notion de matière. Sans aller jusqu'à évoquer la matière des pigments utilisés, on peut certainement dire que la couleur et la lumière qu'elle dégage sont ici ce qui fait effet de matière tangible, de matériau propre à être remarqué et à entrer en dialogue avec le dessin réalisé au trait noir et qui traduit ce que l'esprit du peintre veut nous faire comprendre des scènes représentées.

 

 


Piet Mondrian : Composition II en rouge, bleu et jaune (1930)

 

https://www.wikiwand.com/fr/Composition_II_en_rouge,_bleu_et_jaune

 

 

Au chapitre 8.1, lorsque nous avions abordé Piet Mondrian et la peinture abstraite, c'est déjà ainsi que nous avions dû considérer les couleurs de ses carrés rouges, bleus et jaunes, ainsi que le contraste entre l'effet de matière colorée qui s'en dégageait et les lignes strictement orthogonales séparant ces carrés dont le caractère géométrique signalait l'intervention évidente d'un esprit humain. Dans le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges les lignes noires ne font pas des effets purement géométriques comme dans la Composition II de Mondrian, mais ce sont les complexités de leurs évolutions qui captivent notre esprit, et ce sont les formes qu'elles dessinent qui informent notre esprit, ne fût-ce que de manière allégorique, sur ce que raconte l'image.

Si on s'en tient aux plages colorées comme étant de purs effets de matière, alors on constate qu'elles sont toujours cernées par des traits qui limitent précisément leurs surfaces, et donc qu'elles correspondent à autant de surfaces bien indépendantes les unes des autres. Et l'on constate aussi qu'elles sont liées à plusieurs dans une même couleur, verte par exemple pour ce qui concerne le fond de la bande horizontale centrale, grise pour les eaux du fleuve, rouge pour l'habit du saint de droite, etc., et qu'elles sont toutes liées les unes aux autres par les traits noirs du dessin qui forme une continuité qui relie tous les endroits de l'image. Pour ce qui est de l'effet coloré qui prend en charge la notion de matière, celui-ci se traduit donc par des effets de lié/indépendant qui prennent en charge la notion de matière à la deuxième étape.

Quant aux lignes noires du dessin qui portent la notion d'esprit, ce sont des effets de même/différent qu'ils produisent : pour représenter l'eau du Jourdain, une même forme générale en ovale contient différentes ondulations de vagues, et chacune de ces ondulations est différente des autres bien qu'elle soit de même couleur et de même allure globale ; l'habit de l'un quelconque d'un même personnage contient différentes étoffes que l'on repère à leur couleur, et chaque étoffe est divisée en différents secteurs bien séparés par des plis fortement dessinés, et tous ces plis relèvent d'un même style de formes courbes tout en étant chaque fois différents des autres ; évidemment, on peut aussi dire qu'une même image contient deux épisodes bibliques différents correspondant à des moments différents de la vie du Christ, et que chacun de ces épisodes regroupe dans une même scène différents personnages et différents objets ou réalités.

À la deuxième étape, les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet d'intérieur/extérieur : les surfaces matérielles colorées ont leur périmètre extérieur, parfois souligné par une bordure plus claire, qui est confiné à l'intérieur d'un des tracés qui portent la notion d'esprit, et souvent ces tracés cernent l'extérieur de plusieurs tranches matérielles à l'intérieur d'une même couleur. Cet effet est renforcé par le fait que ces surfaces colorées confinées à l'intérieur d'un tracé ont la luminosité de leurs couleurs qui donne l'impression de rayonner vers nous, et donc de sortir à l'extérieur de la surface qui leur est assignée, un effet qui est d'ailleurs conjoint avec celui d'ouvert/fermé qui est, à cette étape, celui qui nous apparaît d'emblée.

Les deux notions font ensemble des effets d'un/multiple : une même couleur est répartie sur de multiples morceaux de surface, un même vêtement est divisé en de multiples parties par de multiples plis, une même scène associe de multiples personnages ou objets, une même étendue d'eau est obtenue par l'emboîtement de multiples vagues, etc.

 

Chaque scène correspond dans son ensemble à un épisode de la vie du Christ que comprend notre esprit, et notre esprit comprend aussi les multiples détails qui y correspondent, ce qui relève d'une lecture du type 1/x. Pour leur part, les surfaces colorées ne se groupent pas pour générer une forme globale repérable et ne s'ajoutent les unes aux autres que comme 1+1 morceaux de surface colorée. Cette filière prépare donc le super-naturalisme.

Il n'est pas besoin de rappeler les exemples de peintures chinoises en situation couplée du chapitre 18.2.2 pour s'apercevoir que l'esprit de l'artiste a traité la matérialité des scènes représentées de façon très autonome par rapport à l'aspect réel que l'on peut supposer de leur matérialité, et donc que l'on a affaire ici à des notions de matière et d'esprit en situation additive. On a vu que la notion d'esprit dessine les contours des surfaces et que la notion de matière les remplit de plages colorées : elles ont trouvé le moyen de se rendre complémentaires.

 

 

La construction de la tour de Babel, détail des fresques sur voûte de l'Abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe, Vienne, France (vers 1100)

 

Source de l'image : https://inventaire.poitou-charentes.fr/operations/le-patrimoine-roman/64-decouvertes/392-l-eglise-romane-de-saint-savin-une-voute-peinte-exceptionnelle


 

Pour un deuxième exemple de peinture romane, une fresque peinte vers 1100 sur la voûte de l'église de l'Abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe dans la Vienne. Le détail que nous allons considérer représente la construction de la tour de Babel. Des ouvriers sont affairés à transporter des matériaux dans sa partie droite, et dans sa partie gauche un groupe compact de personnages se tourne vers le Christ.

Même si le bâtiment représentant la tour a un aspect très anormal et une dimension très anormale par rapport à la taille des personnages, on peut admettre qu'il s'agit matériellement de la représentation d'une tour, et comme les personnages se tiennent normalement sur le sol et supportent matériellement l'effet de la pesanteur qui s'applique sur leur corps et sur les matériaux qu'ils transportent, on peut considérer que la notion de matière est portée par les dispositions matérielles représentées. Le bâtiment comporte des parties qui sont vues sous des angles différents ou pour lesquelles la verticale n'a pas la même direction : ces différentes parties sont donc indépendantes les unes des autres sous cet aspect tout en étant bien jointives pour former ensemble un bâtiment compact, ce qui correspond à un effet de lié/indépendant. Matériellement, les personnages sont également liés les uns aux autres du fait des groupes compacts qu'ils forment ou de l'activité commune qu'ils ont, et à l'intérieur de ces groupes leurs corps sont individuellement bien repérables, ne fût-ce que par leurs têtes, ce qui correspond là encore à un effet de lié/indépendant pour l'aspect matériel des personnages. Un effet qui se retrouve aussi à l'intérieur de chaque personnage puisque le dessin fermement souligné de leur ventre, de leur poitrine, de leurs jambes, et finalement de tous leurs membres transparaissant à travers l'étoffe, fait que chaque personnage est un assemblage de parties chaque fois repérables de façon indépendante et bien liées les unes aux autres.

Ce qui captive notre esprit, c'est le dynamisme des personnages et la complexité de leurs mouvements qui sont principalement rendus par les tracés qui cernent les figures et leurs différentes parties. Ainsi, la marche du Christ fait balancer ses vêtements, et la même chose vaut pour les habits de tous les personnages dont la partie basse vole en l'air, et l'on voit bien leurs corps ployer sous les charges, ou s'incliner vers un seau, ou se retourner vers le Christ en tournant leurs paumes vers lui. Bref, dans une même scène notre esprit repère des personnages différents qui font des choses différentes, et cela en s'activant dans des postures chaque fois différentes que soulignent les mouvements différents qu'ils font. Et si à l'intérieur de chacun des deux groupes principaux de personnages tous font à peu près la même chose, s'agitent à peu près de la même façon, ils le font cependant de façons différentes, l'un portant par exemple une pierre en y mettant les deux mains quand un autre la porte d'une seule main. La notion d'esprit se repère donc ici par des effets de même/différent.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par des effets d'intérieur/extérieur. La relation entre les personnages et la tour de Babel est spécialement révélatrice puisque, en étant beaucoup trop petit, ce bâtiment est matériellement situé à l'intérieur du groupe des personnages alors que, en rétablissant sa taille réelle par l'imagination de notre esprit, nous ressentons bien que les personnages devraient être beaucoup plus petits et donc physiquement à l'extérieur du bâtiment. Comme dans le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges, les contours dessinés dont le détail captive notre esprit séparent différentes parties matérielles à l'intérieur d'une surface de même couleur, et pour des personnages voisins à l'intérieur d'un groupe, les changements systématiques de couleur qui intéressent notre esprit soulignent que la matérialité de chacun est extérieure à celle des autres.

Les deux notions font ensemble des effets d'un/multiple : une même scène rassemble de multiples groupes de personnages, chacun de ces groupes rassemble de multiples personnages, et le vêtement de chacun de ces personnages rassemble en lui-même de multiples divisions bien marquées par des plis nettement dessinés ; une même scène rassemble également deux groupes aux activités bien différentes, l'un s'affairant à construire la tour tandis que l'autre est en relation avec le Christ ; une seule et même tour comporte de multiples côtés dont la séparation est accusée par de multiples relations à la verticalité et par de multiples angles de vue ; enfin, chaque partie de cette tour forme une unité technique obtenue par le rassemblement de multiples pierres ou de multiples ouvertures.

 

Comme dans l'exemple de peinture romane précédent, il est évident ici que l'esprit du peintre ne s'est pas senti tenu de rester attaché à l'apparence matérielle de la scène mais qu'il l'a représentée en faisant preuve d'une très large autonomie par rapport à elle, ce qui implique que les deux notions ne sont pas en situation couplée mais additive. Dans le cadre de cette relation, elles ont trouvé le moyen de se rendre complémentaires puisque, de façon grossière, on peut dire que la notion de matière met physiquement en place les différents éléments de la scène tandis que la notion d'esprit les met en mouvement et donne un sens à la façon dont ils s'activent.

Comme le sens de cette scène est donné par l'activité des multiples personnages qui y participent, c'est la lecture correspondant à la notion d'esprit qui dispose du type 1/x. Si l'on néglige la signification de l'activité des personnages et si l'on néglige qu'il s'agit de la tour de Babel, on ne lit matériellement que l'addition de 1+1 personnages au voisinage d'un bâtiment sans qu'il n'en résulte une forme globale spécialement lisible pour leur rassemblement. On retrouve donc une nouvelle fois que cette filière prépare le super-naturalisme.

 

 

La troisième étape de la peinture analogiste menant au super-naturalisme :

 

 


Les Rois mages reçus par le roi Hérode, dans le psautier d'Ingeburge (entre 1195 et 1214)

Source de l'image : Codices illustres - Éditions Taschen (2001)

 

 

Après l'âge roman celui du gothique classique. La miniature des Rois mages reçus par le roi Hérode fait partie d'un psautier probablement réalisé entre 1195 et 1214 pour une reine de France, Ingeburge de Danemark.

Le fond en or de cette image joue un rôle essentiel. D'une part parce qu'il éblouit et empêche de saisir la relation entre les différents personnages sans être influencé par sa présence, d'autre part parce qu'il impose un caractère plus symbolique que réaliste à cette scène malgré ses détails très réalistes : les personnages ne sont pas inclus dans un paysage ou dans une architecture comme le sont nécessairement des personnages réels, ils se découpent sur un fond uniforme abstrait qui ne représente rien, et la ligne de sol ondulée sur laquelle s'appuient partiellement les Rois mages et aucunement le tabouret du roi Hérode a également un caractère très abstrait, ne renseignant aucunement sur l'endroit où se trouvent les personnages et n'ayant qu'un rapport très ténu avec la façon dont les personnages ou les sièges s'appuient sur le sol.

En fait, mis à part la couleur dorée du fond, l'utilisation du dessin et de la couleur dans cette image est l'inverse de ce que l'on a vu dans le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges. Alors, le dessin des plis des vêtements faisait des volutes et des combinaisons de volutes qui captivaient l'esprit tout en n'ayant qu'un rapport assez lointain avec la réalité des plis que l'on pouvait attendre s'agissant de vêtements réels, dans le psautier d'Ingeburge au contraire les gestes des personnages et les plis de leurs vêtements suivent très précisément ce que l'on peut attendre de la réalité anatomique des personnages et des plis que doivent faire leurs vêtements sous le poids de l'étoffe soumise à l'effet de la pesanteur. Pour constater la soumission du graphisme au seul souci d'un effet plastique au détriment du réalisme dans le sacramentaire de Limoges, il suffit d'examiner le bras droit de son saint Jean-Baptiste : il forme une courbe continue qui ne correspond pas du tout à l'articulation normalement raide à l'endroit du coude mais fait un jeu plastique cohérent avec les plis courbes de l'étoffe rouge qui pend de son autre bras, tandis que la boucle en crochet qui termine sa manche sur son épaule droite ne correspond à aucune forme possible de pli du vêtement à cet endroit-là mais fait parfaitement écho, en symétrique, au crochet que forme son vêtement rouge autour de son nombril. Rien de tout cela dans la façon de représenter les bras des personnages dans le psautier d'Ingeburge où les plis des vêtements ne font rien que l'on puisse qualifier de gratuit.

Pour résumer, le dessin noir du contour des personnages et le dessin en coloris plus ou moins clairs et plus ou moins foncés des plis de leurs habits s'appuient sur la réalité matérielle représentée et portent donc la notion de matière, tandis que la couleur irréelle du fond doré et la ligne de sol ondulée tout aussi irréelle correspondent à une pure invention de l'esprit pour la première et à une pure convention de l'esprit pour la seconde, elles portent donc la notion d'esprit. Il convient toutefois d'ajouter que si l'utilisation de coloris plus ou moins clairs intervient pour renseigner sur la réalité matérielle des plis des étoffes, et donc pour la notion de matière, elle séduit aussi notre esprit par le chatoiement de ses variations colorées, lesquelles soulignent effectivement les volumes des étoffes et des corps mais se révèlent tout à fait irréalistes pour ce qui concerne leur traduction de l'effet de la lumière : les profondeurs des plis sont systématiquement plus foncées, mais aucune partie de vêtement ne porte ombre sur l'autre, et aucun membre des personnages ne porte ombre sur ses habits. Non seulement les personnages sont baignés dans un fond doré irréel, mais ils sont également baignés dans une lumière irréelle qui ne porte pas ombre de telle sorte que l'irréalité des variations de coloris est aussi à mettre au compte de la notion d'esprit.

À la troisième étape, la notion de matière s'exprime par un effet de même/différent : à une même scène participent différents personnages qui, par ailleurs, sont d'aspects très différents ; un même personnage porte différentes pièces d'habits aux couleurs différentes ; à l'intérieur d'un même habit, et donc d'une même couleur, différents plis de différentes formes se distinguent grâce aux tons différents utilisés pour une même couleur d'étoffe, plus clairs sur le dessus des plis et plus foncés à l'endroit de leurs creux.

La notion d'esprit s'exprime par des effets d'intérieur/extérieur. En premier lieu, la surface en or du fond a la particularité d'éblouir et de ne pas permettre de décider à quelle profondeur de l'espace elle se trouve par rapport au plan dans lequel se situent les personnages, de telle sorte que pour notre perception elle n'est pas vraiment à l'intérieur de l'image alors que sa surface est pourtant clairement à l'intérieur de ses limites, ce qui revient à avoir l'impression que ce fond d'or et à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'image. Du fait que ce fond d'or envahit toute l'image et se retrouve même entre les pieds des personnages et ceux du tabouret du roi, l'extérieur des personnages se repère systématiquement à l'intérieur de cette couleur dorée. La même chose vaut pour la position des personnages par rapport à la symbolique ligne de sol ondulée, puisque leurs pieds ainsi que le tabouret du roi s'appuient parfois sur cette ligne, donc sur son intérieur, mais qu'ils sont parfois derrière elle, et donc à son extérieur. L'absence d'ombres portées implique également un effet d'intérieur/extérieur puisque la luminosité trop égale qui est proposée à notre esprit est instinctivement rétablie « à la normale » par celui-ci, de telle sorte que, par exemple, l'extérieur du bas des jambes des personnages ou de la doublure de certains apparaît en totalité exposé à la lumière solaire, mais notre habitude visuelle rétablit d'office le fait qu'il devrait être vu à l'intérieur de l'ombre produite par le vêtement qui le surplombe. Enfin et surtout, ce fond en or, cette ligne de sol symbolique et cette lumière sans ombre portée sont tout à fait irréels alors qu'ils participent d'une représentation assez réaliste des personnages : ils sont à l'intérieur de cette représentation puisqu'ils en font physiquement partie, mais ils lui sont simultanément extérieurs car leur aspect purement symbolique n'a aucun point commun avec l'aspect essentiellement réaliste des personnages.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet de même/différent : le fond doré est d'une couleur absolument uniforme, ponctuée de façon uniforme par une trame de petits reliefs creux en forme de trèfle (à peine visible sur la photographie), il est donc toujours le même, comme est toujours le même l'effet de la lumière d'ambiance uniforme et sans ombre portée, ce qui vaut aussi pour la ligne de sol qui est traitée de la même manière sur toute sa longueur ; par différence, les personnages sont de formes très variées, aussi bien globalement que dans le détail, ils ont des attitudes différentes, et bien sûr leurs couleurs sont différentes.

Les deux notions font ensemble des effets de regroupement réussi/raté. On retrouve dans cet effet la vision simultanée insoutenable de la couleur du fond doré et de la représentation des personnages, ce fond étant physiquement rassemblé avec les représentations mais ce rassemblement étant visuellement raté dans notre perception. La même chose vaut pour l'aspect symbolique de ce fond, de la ligne de sol et de la luminosité irréelle qui ne peuvent être logiquement rassemblés avec le réalisme des personnages bien que ces aspects soient rassemblés dans la même image. Tous les personnages sont rassemblés dans une même scène mais le fond doré irréel qui les sépare les empêche simultanément d'être rassemblés de façon réaliste. Chaque personnage est rassemblé dans une unité logique que l'on comprend bien, mais les ombres qui marquent les plis de leurs vêtements ne correspondent pas à ce que l'on pourrait attendre d'ombres résultant de la lumière naturelle, et ainsi ils ne sont pas rassemblés devant nous en tant que représentations réellement crédibles de personnages réels plongés dans une lumière réelle. Chaque partie de leur vêtement est regroupée dans une même couleur, mais selon les endroits cette couleur a des tons plus ou moins foncés ou plus ou moins clairs qui font rater le regroupement uniforme dans cette couleur.

 

Comme on l'a vu, l'esprit du peintre a fait preuve de beaucoup d'autonomie par rapport à l'apparence de la matérialité représentée, du moins par rapport à l'idée que l'on peut se faire de son aspect réel, ce qui implique que les deux notions ne sont certainement pas en relation couplée mais en relation additive, et par ailleurs les deux notions se complètent puisque l'une donne des indications réalistes tandis que l'autre rappelle qu'il ne s'agit pas d'une scène de la vie réelle quotidienne mais d'une scène religieuse, baignant pour cela dans une lumière irréelle.

L'unité globale de l'image est donnée par le fond doré irréel omniprésent et par la ligne de sol symbolique qui tiennent ensemble tous les personnages : la notion d'esprit relève d'une lecture du type 1/x. Quant à eux, les différents personnages correspondent à des représentations matérielles qui ne font pas ensemble une représentation globale perceptible mais s'ajoutent les uns aux autres en 1+1 formes plongées séparément dans la couleur irréelle de ce fond d'or.

En résumé, les deux notions se révèlent additives et complémentaires, et elles confirment que l'on est dans une filière qui prépare le super-naturalisme.

 

 

 


Notre-Dame de la Belle-Verrière dans la cathédrale Notre-Dame de Chartres (1180)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Notre-Dame_de_la_Belle_Verri%C3%A8re

 

 

 

Autre exemple du gothique classique, le vitrail de la cathédrale Notre-Dame de Chartres communément appelé « Notre-Dame de la Belle-Verrière » et qui, d'après son style, aurait été réalisé dans les années 1180.

Comme dans le psautier d'Ingeburge, le dessin est ce qui renseigne sur l'apparence matérielle supposée de la Vierge et de son enfant et porte donc la notion de matière, mais c'est ici la couleur de la verrière qui porte la notion d'esprit du fait de sa variété et de la magie de sa lumière colorée qui captivent notre esprit.

La notion de matière s'exprime par des effets de même/différent : l'apparence matérielle des personnages et du siège de la Vierge est à peu près la même que celle de personnages réels et d'un siège réel, mais elle en est en même temps très différente car leurs volumes ne sont pas modelés par des ombres comme il en va dans la réalité, d'autant qu'ils sont en matériau traversé uniformément par la lumière ce qui n'a rien à voir avec une apparence réelle.

Quant à la lumière colorée qui captive esprit, elle utilise l'ambiance lumineuse extérieure à l'édifice et la fait rayonner à son intérieur : c'est un effet d'extérieur/intérieur.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet d'un/multiple : quand le dessin des contours et des plis des vêtements s'efforce de restituer l'unité matérielle continue de chaque personnage, les lignes de plombs qui séparent souvent arbitrairement les différents pavés de lumière divisent chaque surface colorée en multiples morceaux, et la multitude des couleurs utilisées s'oppose aussi à l'unité matérielle de l'association des deux personnages.

Les deux notions font ensemble des effets de regroupement réussi/raté puisque l'effet précédent peut également se lire de cette façon : le dessin de la verrière et l'arrangement du détail de ses couleurs regroupent tous les morceaux de verre dans les formes continues des personnages, mais les lignes de plombs qui séparent ces différents morceaux coupent suffisamment les surfaces colorées pour faire rater la continuité de la forme des personnages, d'autant que ces lignes ne correspondent pas toujours à des contours de formes mais coupent certaines surfaces de façon surabondante et quelque peu arbitraire, tel qu'il en va, par exemple, pour l'auréole de la Vierge, pour le bas de son vêtement et pour celui de l'enfant Jésus. La transparence du verre fait que l'ensemble de l'image est regroupé dans un même effet de lumière irradiant la couleur, mais les différences de couleur entre les différentes surfaces font rater ce regroupement, ce qui vaut notamment pour le rouge profond du fond de l'image dont la luminosité tranche fortement avec celle du bleu utilisé pour le manteau de la Vierge et pour son auréole. La forme globale de l'enfant Jésus et la forme globale de la Vierge se regroupent visuellement du fait de leur similaire allure ovale, mais leur importante différence de couleur fait rater ce regroupement. Du fait de leur couleur bleu ciel, les formes de fleurs qui entourent la tête de la Vierge sont visuellement regroupées avec son auréole et avec son manteau qui sont de couleur analogue, mais leur isolement au milieu d'une surface rouge fait rater ce regroupement.

 

 


Vue plus élargie de Notre-Dame de la Belle-Verrière (vers 1180 pour la verrière centrale et vers 1215-1220 pour son entourage)

 

Source de l'image : idem image précédente

 

 

L'analyse des différents types de lecture implique de ne pas considérer seulement l'image de la vierge mais aussi celle des anges qui l'environnent et qui font partie d'un ajout datant de 1215-1220. Ce qui donne son unité à l'ensemble du vitrail ainsi cadré est évidemment la lumière colorée qui en rayonne et correspond à une expression de la notion d'esprit qui dispose donc d'une lecture du type 1/x. Par différence, la disposition matérielle de cet agencement correspond à une addition de 1+1 anges, chacun appuyé sur son sol artificiel et abrité sous un arc rouge ou sous une toiture rouge individuelle, et cela sans que le regroupement des anges avec la Vierge ne génère la perception d'un lieu global les réunissant sur le même sol et dans un même espace continu.

L'apparence matérielle des personnages est certes rendue avec un certain réalisme, mais l'irréelle luminosité colorée qui traverse leurs corps et qui captive notre esprit est complètement autonome de ce que l'on peut attendre de l'apparence de corps réels, de telle sorte que les deux notions sont ici en relation additive. Et comme l'une donne des contours aux formes et que l'autre donne leur luminosité, elles interviennent de façons complémentaires.

Au total, les notions de matière et d'esprit sont en relation additive et complémentaires, et elles préparent le super-naturalisme.

 

 

La quatrième étape de la peinture analogiste menant au super-naturalisme :

 

 


La naissance du Christ est annoncée aux bergers, aux humbles - extrait du Livre d’images de madame Marie (vers 1285-1290) - BnF, Naf 16251, fol. 22v.

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/420312577708367219/

 

 

La quatrième étape correspond à la période du gothique rayonnant. Nous l'illustrons d'abord avec une représentation de « La naissance du Christ annoncée aux bergers, aux humbles » tirée du « Livre d’images de madame Marie » réalisé vers 1285-1290 dans le Hainaut ou le Brabant.

Comme le Psautier de Saint-Louis réalisé vers la même époque (1260-1270), toutes les scènes de ce livre d'images se situent dans une sorte d'architecture même si, comme ici, il s'agit d'une représentation d'une scène de campagne sous un ciel étoilé. On peut se rappeler que datent de la même étape les grandes statues extérieures d'Amiens abritées à l'intérieur d'un dais que nous avons données comme exemple de sculpture. Puisque l'on est avec une scène qui se déroule en extérieur mais qui semble se dérouler à l'intérieur d'une architecture, on a évidemment affaire à un effet d'intérieur/extérieur. À la quatrième étape, c'est la notion de matière qui s'exprime au moyen d'un tel effet, ce qui indique que l'apparence matérielle de cette scène et sa situation matérielle à l'intérieur d'une architecture imaginaire sont ici ce qui porte la notion de matière.

Quant à lui, notre esprit est attentif à la façon mi-réaliste mi-symbolique avec laquelle cette matérialité est représentée au moyen d'un procédé graphique qui produit des effets d'un/multiple. Ainsi, le ciel évoque bien l'aspect d'un ciel réel, mais la régularité trop grande de sa teinte bleue et de la répartition des étoiles en fait tout autant un ciel irréel, purement symbolique, un caractère obtenu par le fait que le semis de ses multiples étoiles est très anormalement unifié. Les arbres aussi rappellent suffisamment l'apparence matérielle d'arbres véritables pour qu'on les reconnaisse comme tels, mais la couleur uniforme de leur tronc et de leur feuillage n'a rien de réel, tout comme la forme tassée en boule de leur feuillage, l'ensemble correspondant donc plus à une idée d'arbre qu'à un arbre réel, ce qui, là encore, est obtenu par un effet d'un/multiple qui a rassemblé l'ensemble de chaque arbre dans une couleur uniforme subdivisée en différentes parties : son tronc, ses branches, et la touffe de son feuillage elle-même divisée en de multiples feuilles. Même chose pour les personnages dont l'habit est de couleur uniforme, nullement marquée différemment de place en place par l'ombre que devrait normalement générer l'obscurité de la scène nocturne, et là encore cet aspect irréel des habits est produit par l'unité trop grande de sa couleur que de multiples plis divisent en multiples morceaux de même ton. Quant aux animaux tout blancs, aux visages presque blancs des personnages et à leurs mains presque blanches, ils ont beau avoir des apparences assez réalistes, leur vive luminosité blanche en pleine nuit est tout aussi irréelle. Toutes ces parties sont donc unifiées par une même couleur blanche répartie sur de multiples surfaces bien distinctes, et la même chose vaut pour la couleur verte maculée de noir qui est répandue sur deux arbres et sur la surface herbeuse, et aussi pour la couleur orangée plissée de rougeâtre qui est répandue sur l'habit d'un personnage, sur l'habit de l'ange et sur le terrain rocheux sur lequel se tient le chien. Chaque fois donc, des effets d'un/multiple pour accuser les effets d'irréalité de la scène qui captent l'attention de notre esprit.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par des effets de regroupement réussi/raté, des effets dans lesquels se joue, précisément, la différence entre l'apparence matérielle crédible de la scène qu'évoque la notion de matière et les anomalies et irréalismes par lesquelles la notion d'esprit transforme cette scène en une représentation purement symbolique d'une scène de l'Évangile : suffisamment d'éléments matériels reconnaissables nous sont donnés pour que l'on comprenne ce qui se passe et pour que tous les éléments de la scène soient regroupés dans un épisode qui se serait réellement produit, mais ce regroupement dans un événement matériel réel est raté à cause de toutes les bizarreries qu'a introduites l'esprit du peintre, notamment les teintes trop uniformes, la luminosité complètement irréaliste et la régularité anormale de la répartition des étoiles dans le ciel.

Les deux notions font ensemble des effets de fait/défait : la réalité du caractère de plein air de la scène est défaite par sa présence à l'intérieur d'une architecture, le réalisme du ciel est défait par la trop grande régularité de sa couleur et de la répartition des étoiles, et de la même façon l'apparence de chaque personnage et de chaque élément du paysage est suffisamment bien faite pour évoquer la présence de ce personnage ou de cet élément précis du paysage, mais elle est simultanément défaite par les anomalies dans leur représentation que l'on a décrites.

 

Toutes ces anomalies correspondent à un principe global qui unifie l'aspect et la signification de cette image et qui est réparti en de multiples aspects, ce qui fait que la notion d'esprit qui correspond à ces anomalies relève d'une lecture du type 1/x. Matériellement, on a une scène de plein air, visiblement en pleine campagne, et on a un cadre architectural pour enclore et abriter cette scène : ces deux aspects matériels sont incompatibles et ne peuvent que s'ajouter l'un à l'autre en 1+1 éléments qui ne font rien ensemble de crédible. On est donc toujours dans une filière qui prépare au super-naturalisme.

La notion de matière s'efforce d'apporter des éléments réalistes pour construire la scène et la notion d'esprit s'efforce de la transformer en une scène symbolique, soit pratiquement l'inverse. Puisqu'elles interviennent de façons autonomes les deux notions sont en relation de type additif, mais si la matérialité et l'esprit ne font pas du tout la même chose, leurs interventions se complètent puisque c'est le réalisme matériel qui sert de base à la transformation symbolique réalisée par l'esprit de l'artiste, ce qui revient à dire que les notions de matière et d'esprit sont ici complémentaires.

Dans les exemples précédents nous avions une partie de la surface de la peinture ou une partie du procédé pictural utilisé qui faisait effet de matière, et c'était une autre partie de la surface de la peinture ou une autre partie du procédé pictural qui relevait de la notion d'esprit (par exemple, la couleur qui jouait un rôle différent de celui du dessin), ce qui correspondait à des expressions analytiques. Cette fois-ci, ce sont les mêmes éléments qui sont utilisés pour porter la notion de matière et pour porter la notion d'esprit, par exemple c'est la couleur bleue du ciel et la présence de son semis d'étoiles qui nous évoquent l'apparence matérielle réelle d'un ciel, mais c'est la trop grande régularité de cette couleur et de la répartition des étoiles sur la surface colorée qui permet à l'esprit du peintre de produire l'effet d'irréalité qui transforme la scène en scène purement symbolique, et comme on ne peut pas considérer la matérialité de la scène sans qu'elle soit affectée par la transformation irréelle que lui impose l'esprit, il s'agit d'une expression synthétique.

 

 


Cimabue< : Maestà du Louvre (vers 1280) - volée à l'Italie en 1813 par Napoléon Ier

 

Source des images :

https://www.wikiwand.com/fr/
Maest%C3%A0_du_
Louvre_(Cimabue)

et

https://collections.louvre.fr/ark:
/53355/cl010064463


 

Pour un deuxième exemple correspondant à la quatrième étape, on revient en Italie avec une œuvre réalisée vers 1280 par Cimabue représentant « La Vierge et l'Enfant en majesté entourés de six anges », plus usuellement appelée la « Maestà du Louvre » du fait que Napoléon Ier en a spolié l'Italie qu'il occupait.

Il y a quelque chose d'étouffant dans cette peinture sur bois qui tient au fait qu'elle n'a aucune profondeur et qu'elle est densément remplie par les personnages sans aucune possibilité de fuite pour le regard, même le fond d'or semblant bouché, tandis que la couleur assez uniforme du trône de la Vierge nie presque tout effet de profondeur pour notre perception malgré son dessin en axonométrie qui devrait normalement suggérer des ombrages très différents selon l'orientation. Il ne s'agit pas là d'un défaut puisque c'est cette texture dense et bouchée de surfaces diversement colorées qui donne sa matérialité à l'œuvre et qui lui procure sa forte présence matérielle. Avec le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges nous avions déjà rencontré un exemple dans lequel la notion de matière était portée par la couleur, mais la matière concernée était alors la lumière colorée irradiée par la peinture et semblant jaillir hors du support coloré. Ici, du fait de la dominante sourde des couleurs, celle-ci n'est pas quelque chose qui irradie du tableau mais plutôt une sorte de pâte gluante qui occupe toute sa surface, une couleur opaque qui piège la lumière dans la matière du tableau, même lorsqu'il s'agit de la couleur claire d'une partie des ailes des anges, et même lorsqu'il s'agit de couleurs vives comme le rouge utilisé pour certaines parties des habits et pour le coussin de la Vierge.

Comme on doit s'y attendre pour l'expression de la notion de matière à cette étape, cette surface colorée compacte, on pourrait presque dire cette masse compacte de colorant, est animée par des effets d'intérieur/extérieur. Ainsi, l'incrustation d'auréoles dorées implique que l'extérieur de chaque tête est spécialement repéré à l'intérieur de la surface du contour rond de son auréole, tandis que le contour extérieur de chaque auréole se lit enfermé de la même façon à l'intérieur d'une surface colorée différemment. Dans le haut de l'image l'or de l'auréole de la Vierge et des auréoles des deux anges se confond avec l'or du fond du tableau, de telle sorte que l'on ne sait pas dire si ces auréoles sont à l'intérieur de ce fond, noyées en lui, ou si elles sont devant lui, et donc à son extérieur, ce qui revient à ressentir qu'elles sont à la fois à son intérieur et à son extérieur. De façon générale, l'alternance fréquente des couleurs, que ce soit les diverses parties de chaque ange dont rien que les ailes ont trois couleurs chacune, ou que ce soit les différentes parties de l'habit de la Vierge ou de l'habit de l'enfant, partout on a affaire à des surfaces colorées dont l'extérieur de chacune est bien repérable puisqu'elle se détache visuellement à l'intérieur d'un ensemble de surfaces de couleur très différente.

Dans cette masse compacte de matière diversement colorée, notre esprit est frappé par l'organisation hiérarchique des plages colorées : la grande forme centrale de la Vierge et de son trône, et de multiples formes plus petites et bien isolées les unes des autres gravitant autour pour correspondre aux anges et à l'enfant Jésus. Pour comprendre l'image, notre esprit décrypte aussi comment ces formes se divisent à leur tour en multiples formes plus petites, celles des multiples taches rouges des habits et du bas des ailes des anges médians, celles des multiples taches bleues des manches et du bas des autres ailes, celle des multiples taches brunes des coiffures et du haut des ailes, celles des multiples taches blanches au centre des ailes, enfin celles des multiples auréoles dorées. À une échelle plus fine encore, l'effet d'un/multiple qui est donc enrôlé par la notion d'esprit se retrouve dans les subdivisions complexes et subtiles qui captivent notre esprit : la masse bleutée de l'habit de la vierge se subdivise en multiples plis décomposés de façon complexe par des teintes plus claires, les habits clairs de l'enfant Jésus et des anges du bas sont subdivisés de la même manière en multiples plis dessinés par un trait sombre, les ailes des anges se subdivisent en multiples plumes, la couleur dorée uniforme des visages est subdivisée par des ombres légères et par des tracés qui dessinent les traits des personnages, la grosse masse brunâtre du trône est divisée par des tracés légers qui font voir le développement de ses surfaces en axonométrie.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet de regroupement réussi/raté qui résulte très normalement du contraste entre les deux effets que l'on vient de décrire : la notion de matière tasse les surfaces colorées les unes contre les autres, et surtout les unes dans les autres, tandis que la notion d'esprit fait rater la compacité de leur regroupement en permettant de lire leurs divisions selon une claire division hiérarchique, une claire régularité dans leur organisation d'ensemble, et aussi en subdivisant chaque plage colorée par de multiples tracés ou effets d'ombrage qui ne permettent à chaque surface que de disposer d'une couleur dominante, pas d'une couleur uniforme. Seule la couleur d'or du fond du tableau et des auréoles échappe à cette division des couleurs qui représentent des choses matérielles, ce qui est aussi une façon de faire rater le regroupement de l'ensemble du tableau dans un même effet de surfaces colorées subdivisées, un ratage qui résulte de la présence de réalités immatérielles auxquelles seul l'esprit donne réalité.

Les deux notions font ensemble des effets de fait/défait : comme on vient de le voir, l'unité de la couleur de chaque surface colorée est défaite par des subdivisions qui la décomposent en multiples parties ; la profondeur dessinée en axonométrie du fauteuil de la vierge est défaite par l'uniformité de sa couleur qui ramène son volume presque sur un seul plan ; la complexité des dessins et des combinaisons de couleur de la partie principale du tableau est complètement défaite dans le haut du tableau qui ne propose qu'une couleur dorée uniforme, et donc sans aucune complexité.

Il est à noter qu'il existe d'autres effets de regroupement réussi/raté qui ne relèvent pas de la justification que l'on a donnée plus haut. Ainsi en va-t-il du regroupement en continu des plis du vêtement de la vierge avec les plis de l'enfant Jésus, un regroupement qui est raté du fait du changement brutal de couleur que l'on repère bien entre les deux habits (voir détail). Ainsi en va-t-il également du regroupement des anges dans une série de figures identiques de part et d'autre du trône de la vierge, un regroupement qui est cette fois raté du fait de l'absence de régularité dans la couleur de leurs habits et de la partie intérieure de leurs ailes, et aussi du fait de leurs gestes différents, voire des orientations différentes de leurs têtes. À la quatrième étape, il se trouve que les quatre effets que l'on vient d'envisager interviennent également au titre des effets qui ne sont pas directement impliqués par l'évolution ontologique propre à l'étape, et c'est donc à ce titre, en l'occurrence pour organiser les formes, qu'interviennent ces autres effets de regroupement réussi/raté.

 

Si l'on oublie ce qui est représenté et que l'on ne considère que la matérialité des surfaces colorées diversement qui s'accumulent les unes contre les autres, on ne repère aucune forme globale mais seulement l'accumulation d'une surface bleue + une surface blanche + une surface brune + une surface rouge, etc., ce qui implique que la notion de matière relève du type 1+1. Par différence, l'esprit qui déchiffre les formes lit une scène globale divisée en multiples personnages, chacun divisé en multiples parties elles-mêmes divisées en multiples détails de plis ou de plumes : la notion d'esprit relève du type 1/x. On est donc dans une filière qui prépare le super-naturalisme.

Les visages sont anormalement verdâtres et la quasi-absence d'ombre sur le fauteuil de la Vierge lui donne une réalité bizarre, le fond doré qui bouche la vue comme celui des auréoles plonge la scène dans une luminosité étrange, et de l'ensemble de cette peinture on peut dire qu'elle impose comme une matérialité alternative à la réalité usuelle, notamment en donnant un poids visuel, une présence et une crédibilité à des anges dont l'apparence est totalement inventée par l'esprit de l'artiste. Comme pour les trompe-l'œil pompéiens de la première étape, la matérialité de la scène qui nous est proposée résulte entièrement de la force de conviction de l'esprit du peintre pour nous faire admettre la crédibilité et la réalité de présence d'un groupe de personnages qui n'ont rien à voir avec ceux que l'on rencontre dans la matérialité usuelle, et puisque l'invention de son esprit est à ce point étrangère à la matérialité usuelle les deux notions sont ici en relation additive et non pas couplée.

De même que les surfaces plates qui magnifiaient la matérialité des parois étaient entièrement intégrées aux trompe-l'œil pompéiens créés par l'esprit du peintre, ici le découpage des surfaces colorées qui porte la matérialité de la scène correspond à une expression indépendante produite par leur effet coloré, mais une expression qui est entièrement soumise à l'intelligibilité de la scène par l'esprit, à sa décomposition en personnages et parties de personnages, si bien que si les deux notions sont ici indépendantes elles n'interviennent pas de façons complémentaires car cela impliquerait que les surfaces colorées produisent un effet autonome de la subdivision des formes lues par notre esprit. Aux étapes précédentes on avait vu diverses façons pour la couleur de se rendre complémentaire au tracé des formes : à l'époque romane, dans le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges, elle valait pour son caractère irradiant la lumière colorée en dialogue avec le dessin réalisé au trait noir et elle remplissait ses formes sans participer spécialement à leur subdivision, à l'époque gothique, dans le psautier d'Ingeburge, la couleur surréelle du fond doré omniprésent et la couleur anormalement égale des habits transformaient le réalisme du dessin en scène mystique, toujours à l'époque gothique, dans le vitrail de Chartres, au contour des formes réalisé en plombs les morceaux de couleur ajoutaient une lumière réellement céleste, puis dans le Livre d’images de madame Marie le caractère trop égal de la couleur du ciel, du paysage et des personnages, transformait la réalité représentée en une scène purement symbolique. Par différence donc, dans l'œuvre de Cimabue la couleur ne sert qu'à donner force à la décomposition des formes voulue par l'esprit du peintre, une intervention qui est complètement soumise à la lecture de leur décomposition, une intervention qui est certes indépendante de celle de l'esprit, mais qui renforce celle-ci sans y opposer une dimension complémentaire.

Au total, nous sommes donc dans une filière qui prépare le super-naturalisme, et dans ce tableau les notions de matière et d'esprit interviennent dans une relation additive et de façons indépendantes.

 

 

La cinquième et dernière étape de la peinture analogiste menant au super-naturalisme :

 

 


Maître du Remède de Fortune : Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame, folio 23 des Œuvres poétiques de Guillaume de Machaut (vers 1350-1360)

Source de l'image :
https://upload.wikimedia
.org/wikipedia/commons/c/c4/%C5%92uvres
_po%C3%A9tiques_de_Guillaume_de
_Machaut_-_Fr1586_f23r.jpg

 

 

Pour la dernière étape, le moment où Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame. Il est tiré des illustrations réalisées vers 1350-1360 par le peintre dénommé « le Maître du Remède de Fortune » pour le recueil des Œuvres poétiques de Guillaume de Machaut dont l'un des poèmes porte ce titre.

Le château n'est pas qu'un simple symbole de château puisqu'il en a quelque peu l'apparence, avec sa muraille, ses tourelles, ses fenêtres, ses créneaux, ses toitures, son porche, ses cheminées, sa chapelle, la couleur de sa pierre, celle des ardoises de sa toiture, celle de la végétation qui l'entoure, et de la même façon les personnages ont une apparence matérielle qui se rapproche assez de l'apparence réelle de personnages réels. Tous ces aspects donnant des renseignements sur l'apparence matérielle des éléments représentés, même visiblement déformés tels que l'échelle relative entre la taille du bâtiment et la taille des personnages, renvoient à la notion de matière. De ce point de vue matériel, le château forme certainement un bâtiment unitaire comprenant de multiples parties bien distinctes, et la même chose vaut pour chaque personnage, bien isolé des autres et dont l'unité comprend de multiples parties anatomiques bien distinguables les unes des autres : la notion de matière fait des effets d'un/multiple.

De son côté, la notion d'esprit fait un effet de regroupement réussi/raté puisque la fantaisie de l'artiste fait rater le regroupement de cette scène dans le réalisme en lui donnant un caractère fictif, imaginaire. Pour commencer, la façon d'encadrer l'image avec une bordure rectiligne sur laquelle poussent des végétaux nie qu'il puisse s'agir d'une représentation de la réalité, car il est tout à fait fantaisiste de penser que des végétaux aussi souples que ceux qui sont montrés puissent pousser d'une tige absolument rectiligne. On a déjà évoqué l'irréalisme de l'échelle des personnages par rapport à la dimension du bâtiment, ce qui lui donne l'apparence d'une sorte de maison de poupée, mais le bâtiment connaît également des invraisemblances dans sa représentation, des invraisemblances qui tiennent au caractère beaucoup trop compact de sa forme qui ne se développe pas suffisamment dans l'étendue, mais qui tiennent surtout à l'incompatibilité des divers points de vue utilisés : la muraille sur la droite et le perron d'entrée sont en vue très plongeante depuis le dessus tandis que le plafond du porche voisin est vu d'en dessous et que la chapelle à proximité est à nouveau vue depuis son dessus, à gauche de l'étage percé de fenêtres très verticales, le bâtiment se retourne en axonométrie montant vers le haut tandis que les toitures de l'étage du comble ont leur faîtage en perceptive se dirigeant vers le bas, etc. Bien entendu, l'invention de l'esprit de l'artiste qui génère le plus d'irréalité est sa façon de remplacer le ciel par des enroulements de fins végétaux orangés. D'ailleurs, est-ce que le ciel devrait descendre si bas, comme si la silhouette des personnages masculins se découpait tout en haut d'une colline alors que l'architecture du bâtiment suggère que le terrain monte bien plus haut ?

En résumé, la notion de matière apporte des indications matérielles réalistes qui permettent de comprendre où l'on est et ce qui se passe, tandis que la notion d'esprit fait rater le réalisme de la scène pour en faire une scène imaginaire et de l'ordre du légendaire.

Un tel caractère artificiel s'accorde parfaitement avec la notion de licence poétique propre à un recueil de poèmes, mais il vaut tout aussi bien pour des images qui illustrent des scènes religieuses évoquant des événements très anciens, ainsi que l'a fait par exemple l'enlumineur français Jean Pucelle dans son « Bréviaire de Belleville » qui date des années 1323-1326.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par des effets de fait/défait, le principal se déduisant directement de la comparaison de leurs effets tels qu'on vient de les résumer : la notion de matière fait le réalisme de la représentation tandis que la notion d'esprit le défait pour la transformer en une scène purement imaginaire. On peut aussi invoquer la complexité de la représentation de l'architecture et des détails des personnages, une complexité qui est complètement défaite dans le fond orangé qui fait office de ciel : une seule couleur uniforme à peine entamée par des tracés jaunâtres qui forment une trame uniforme d'enroulements de fines tiges et de fins feuillages.

Les deux notions font ensemble du relié/détaché : les végétations autour de l'image sont toutes reliées à son cadre et elles s'en détachent pour s'épanouir loin de lui ; la scène d'ensemble est reliée à ce cadre mais s'en détache allègrement puisqu'elle n'hésite pas à le franchir à l'occasion des pinacles du bâtiment ou des plumes fixées sur la tête de l'un des personnages ; ceux-ci sont reliés au sol sur lequel ils s'appuient mais leurs silhouettes se détachent franchement sur le fond du ciel orange ; les personnages féminins sont visuellement reliés au bâtiment devant lequel ils se trouvent, d'autant qu'ils ont une couleur assez voisine, mais ils s'en détachent par l'anomalie de leur taille qui est incompatible avec celle du bâtiment ; toutes les parties de ce bâtiment sont reliées ensemble pour faire une construction compacte, mais les coloris bleus des toitures et d'autres parties du bâtiment tranchent avec la couleur généralement beige des murs et s'en détachent visuellement, la même chose valant pour la couleur noire des portes et des fenêtres ; la colonne à torsades du porche se détache visuellement du fait de sa couleur et de sa forme qui tranche avec le style plutôt orthogonal du reste du bâtiment, mais elle est aussi strictement reliée au sol et à la continuité verticale du bas de l'arcade qui s'appuie sur elle.

 

L'incompatibilité entre les différents éléments matériels empêche que ceux-ci puissent s'ajouter pour former ensemble une réalité matérielle globale, et tout spécialement le ciel orangé parcouru de fins enroulements de feuillages ne peut s'ajouter de façon crédible à cette architecture pour correspondre à une vision réaliste du site. Ces éléments matériels qui ne font globalement rien de censé s'ajoutent donc en 1+1 éléments matériels, mais pour l'esprit de l'artiste toutes ces bizarreries matérielles participent à l'effet global d'irréalisme de cette sorte de scène enchantée, une scène dont la lecture est du type 1/x puisqu'il s'agit d'une scène globalement irréaliste obtenue par la combinaison d'une multitude d'aspects irréalistes. À la dernière étape de la phase analogiste de la civilisation occidentale, comme on l'avait vu avec son architecture puis avec sa sculpture, cette enluminure nous montre une nouvelle fois que l'on est dans une filière qui prépare le super-naturalisme.

L'esprit de l'artiste a traité l'apparence matérielle de la scène en toute autonomie, sans se croire nullement tenu de respecter sa vraisemblance. Il va donc de soi que ces deux notions ne sont pas ici couplées mais en relation additive, et pour s'en convaincre il n'est qu'à comparer l'irréalisme de la représentation de l'architecture dans cette enluminure à l'architecture d'un bâtiment de l'époque Yuan telle qu'elle est représentée par le peintre Wang Zhenpeng dans « la Régate du Bateau Dragon » (reproduction en toute fin du chapitre 18.1.7), à son réalisme très scrupuleux, aussi bien dans l'allure globale que dans les détails, et cela pour la même étape ontologique mais dans le cadre d'une civilisation où les deux notions sont cette fois en situation couplée.

Dans l'enluminure du « Maître du Remède de Fortune » les deux notions utilisent les mêmes formes auxquelles elles s'efforcent de donner, pour l'une, quelques aspects réalistes, pour l'autre, une apparence irréaliste, ce qui implique, comme dans le cas de « La naissance du Christ annoncée » de l'étape précédente, qu'il s'agit d'une expression synthétique. Et comme dans cette enluminure les deux notions interviennent ici de façons complémentaires, la matérialité y servant de base aux transformations opérées par l'esprit pour produire au total un effet de scène enchantée, mi-réelle, mi-imaginaire.

Alors qu'au XIIIe siècle les enluminures figuraient très souvent les scènes à l'intérieur d'une architecture imaginaire comme il en allait de « La naissance du Christ annoncée », ou à l'intérieur d'un artificiel jeu de cadres comme dans le cas du Psautier de Blanche de Castille (vers 1220-1230), du moins pour ce qui concernait l'Europe du Nord aux relations additives et complémentaires, au XIVe siècle les enluminures se présentent le plus souvent comme de véritables tableaux autonomes, seulement encadrés comme ici par une fine bordure et non plus inscrits dans une très prégnante architecture factice ou un très prégnant jeu d'encadrement. On peut estimer que c'est de cette façon que se marque à la dernière étape la réussite du couplage dissymétrique entre la notion d'esprit qui organise à sa guise la matière sur l'enluminure et la notion de matière qui fournit seulement à l'artiste une « matière à peindre ». Même l'encadrement dans de fins dessins sur lesquels poussent librement des végétaux ou sur lesquels s'installent des animaux plus ou moins bizarres, une disposition très fréquente au XIVe siècle, est encore un jeu de l'esprit utilisant des aspects matériels et non plus un encadrement purement matériel.

Alors que dans l'architecture, qui relève du domaine de la matière, dans toutes les filières on avait constaté une difficulté particulière à la dernière étape pour s'assurer que les notions de matière et d'esprit étaient à la fois en relation additive et enfin réunies dans une unité globale les attachant en couple, ni dans l'analyse de la sculpture, ni dans cette analyse d'une peinture on ne trouve de difficulté particulière à faire valoir ces aspects simultanés de réunion en couple et d'indépendance maintenue. On peut penser que cela résulte du fait que l'on est avec la sculpture et avec la peinture dans le domaine de l'esprit, lequel y a donc toute latitude pour exprimer comme il l'entend les aspects matériels d'une scène afin d'obtenir le résultat qu'il recherche, et cela sans être tenu, comme dans l'architecture, de faire avec « de la vraie matière ».

 

Nous envisageons maintenant les effets qui ne sont pas directement liés à l'évolution ontologique propre à l'étape en cours. L'effet qui apparaît d'emblée est celui de relié/détaché, déjà envisagé.

La forme se répand par un effet de centre/à la périphérie qui résulte de la déstabilisation que nous ressentons du fait des anomalies de la scène que l'on a longuement décrites.

Elle s'organise par un effet d'entraîné/retenu qui utilise l'ambivalence de la représentation : à chaque fois qu'on se laisse entraîner à penser qu'il s'agit d'une scène réelle, représentant des bâtiments réels et des personnages réels, nous en sommes retenus par les invraisemblances qui entachent leur représentation.

Ces trois effets sont résumés par des effets d'ensemble/autonomie. Le bâtiment nous apparaît comme un ensemble construit compact, mais ses différentes parties sont représentées depuis des points de vue très autonomes, certaines étant vues de dessus, d'autres de dessous, d'autres encore en axonométrie et d'autres en perspective. Par ailleurs, l'ensemble de la scène nous apparaît comme une scène globalement signifiante mais les personnages et le bâtiment y sont représentés à des échelles qui sont très différentes, et donc très autonomes. Quant à l'espèce de ciel orangé, sa présence à l'intérieur de l'image produit un effet d'aplat très autonome de la profondeur suggérée par l'image dans son ensemble, et elle introduit aussi un élément complètement irréel très autonome des aspects quelque peu réalistes du reste de l'image. Même chose pour les végétations qui semblent pousser sur le cadre et participent donc à l'effet d'ensemble produit l'image, mais cela tout en en étant des éléments très autonomes puisqu'ils ne participent pas à la scène représentée.

 

 

 


Giotto (1266/1267 – 1337) : Le baiser de Judas, fresque de la chapelle Scrovegni à Padou, Italie (vers 1305)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Chapelle_des_Scrovegni

 

 

Comme bon nombre des peintures analysées correspondaient à des situations où les notions de matière et d'esprit se complétaient, on termine ce chapitre avec une peinture dans laquelle les deux notions interviennent de façons indépendantes : la fresque de Giotto représentant Le baiser de Judas dans la chapelle Scrovegni à Padou, une fresque qu'il a exécutée vers 1305.

La scène reprend de façon assez descriptive la façon dont l'événement est rapporté dans les Évangiles. Celui de Matthieu (26, 47-50) indique que Judas est accompagné « d'une foule nombreuse armée d’épées et de bâtons » et, comme convenu, il désigne Jésus en l'embrassant afin que les soldats sachent quelle personne ils doivent arrêter. L’Évangile de Jean apporte la précision que les soldats étaient armés et munis de lanternes et de flambeaux : des flambeaux, des piques et des gourdins sont effectivement figurés dans la fresque. Le même Évangile indique que l’apôtre Pierre s’en prend au serviteur du grand sacrificateur, Malchus, à qui il tranche une oreille d’un coup d’épée, ce qui est également figuré à gauche de la fresque. Quant à l'Évangile de Marc, il rajoute qu’un « jeune homme » s’enfuit, laissant son manteau aux mains de l’homme qui avait voulu le saisir : ce jeune homme est en dehors de la scène représentée mais on voit son manteau agrippé par le personnage vêtu de gris situé à gauche de Jésus. On peut supposer que le personnage habillé en rose au premier plan indique le Christ aux soldats en s'appuyant sur le signe qu'il avait préalablement convenu avec Judas.

 

Si l'on met à part l'entassement trop compact des têtes du second plan, les formes de cette fresque sont très réalistes. Dans plusieurs fresques de Giotto représentant des bâtiments, l'anomalie de la taille respective des humains et des bâtiments rappelle celle que l'on vue dans l'exemple précédent de « Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame », mais aucune anomalie de ce genre ne se fait voir ici. Par contre, une anomalie essentielle se trouve dans la luminosité très égale des personnages et de leurs habits, sans aucune ombre franche, sauf des nuances permettant de suggérer leurs volumes, lesquels restent malgré tout très plats. Quant aux ombres portées par les personnages les uns sur les autres : aucune. Cette uniformité très lumineuse des personnages est d'autant plus remarquable que l'on a affaire ici à une scène nocturne, seulement éclairée par la faible lumière de quelques torches, et l'on peut donc dire que l'on a affaire ici à une matérialité complètement inventée par l'esprit du peintre, dans laquelle une luminosité égale émane d'elle-même des corps et les fait irradier d'une lumière qui n'a rien à voir avec celle de la vie réelle. Et puisque l'esprit du peintre s'est donc complètement découplé de la matérialité usuelle grâce à son imagination, les notions de matière et d'esprit ne sont certainement pas ici en situation couplée mais additive.

Certes, ce principe d'une luminosité égale se trouvait déjà dans le sacramentaire de Saint-Étienne de Limoges, dans le psautier d'Ingeburge, dans le Livre d’images de madame Marie comme dans « Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame », mais chaque fois il ne s'agissait que d'une anomalie parmi d'autres, le dessin des personnages, du paysage et des bâtiments participant également à faire basculer ces images dans un imaginaire entièrement inventé par l'esprit du peintre. C'est que tous ces exemples impliquaient une complémentarité entre les deux notions, et donc que chacune fasse valoir sa spécificité en complément de la spécificité de l'autre. Par différence, ici c'est presque uniquement cette luminosité anormale qui fait basculer la scène dans une matérialité radicalement inventée par l'esprit, ce qui implique que, mis à part cette luminosité anormale, toute l'expression de la matérialité est soumise à la volonté de l'esprit du peintre de la rendre crédible malgré sa luminosité uniforme. On n'a donc pas affaire ici à des notions exerçant des effets complémentaires mais des effets seulement indépendants. Certainement indépendants, car l'esprit du peintre fait montre d'indépendance concernant la luminosité de la scène, mais la stricte soumission de l'apparence de la matière à cette seule indépendance voulue par l'esprit ne lui laisse aucune marge d'autonomie pour faire valoir un comportement autonome qui pourrait alors être complémentaire à celui de l'esprit. Comme avec les trompe-l'œil de Pompéi, et comme avec la « Maestà du Louvre » de Cimabue, on retrouve ici la même soumission complète des effets matériels à ceux de l'esprit qui empêche l'expression d'une complémentarité entre les deux notions.

Au total, les deux notions sont donc ici additives et en situation d'indépendance, et la force avec laquelle l'esprit du peintre enrôle la matérialité ne laisse pas de doute sur le fait que c'est une filière super-naturaliste qui se prépare dans la société italienne du XIVe siècle. Que l'esprit utilise ici une luminosité anormale qui colle pourtant parfaitement à la matérialité suggérée des corps et des vêtements des personnages implique également que l'esprit et la matière, malgré leur antagonisme, ont réussi à parfaitement se regrouper pour générer ensemble un couple de notions à l'intérieur de laquelle leurs différences et leur complémentarité resteront à s'affermir au cours de la phase ontologique suivante.

 

 

 

Comme avec la sculpture, nous examinons maintenant la façon dont le basculement dans la phase du 1er super-naturalisme se traduit en peinture.

Pour ce qui concerne la filière italienne aux notions indépendantes, la luminosité anormale de la matière que nous venons d'envisager chez Giotto aura très naturellement son prolongement dans les procédés des peintres italiens de la Renaissance, utilisant des accents de luminosités ou de couleur très excessifs de la matérialité représentée pour faire valoir la différence entre matière et esprit, mais alors l'uniformité de cette luminosité anormale aura disparu puisque ce seront des accents locaux d'anormalité qui permettront de faire progressivement ressortir cette différence. On renvoie au chapitre 7.2 dans lequel on a pris l'exemple de Fra Angelico et de Piero Della Francesca, et on y reviendra plus loin, au chapitre 18.3.2, avec d'autres exemples pour faire brièvement ressortir la différence entre les peintres italiens et les peintres plus nordiques à l'époque de la Renaissance.

Pour ce qui est du basculement dans la phase suivante, nous allons nous intéresser plus particulièrement à l'évolution dans les pays nordiques qui relève de la filière aux notions complémentaires.

 

 


Jan van Eyck ou disciple : Le baptême du Christ, détail d'une page du livre d'heures de Milan-Turin (vers 1422-1424)

 

Source de l'image :

http://commons.wikimedia.org/wiki/File:14th
-century_painters_-_Les_Tr%C3%A8s_
Belles_Heures_de_Notre_Dame_
de_Jean_de_Berry_-_WGA16014.jpg

 

 

Pour cela, nous reprenons l'exemple du baptême du Christ qui figure en bas d'une page du livre d'heures de Milan-Turin illustré vers 1422-1424 par le peintre flamand Jan van Eyck. Ce livre d'heures faisait initialement partie des « Très Belles Heures de Notre-Dame », un manuscrit commandé par le duc Jean Ier de Berry en 1389. Certains doutent qu'il s'agisse d'une enluminure réalisée par Van Eyck lui-même, mais cela ne changerait rien qu'elle soit de l'un de ses disciples.

Bien qu'il s'agisse d'une scène qui se serait produite quatorze siècles auparavant, le baptême du Christ est représenté dans un paysage très naturaliste dont l'architecture des bâtiments et la présence d'un moulin dans le lointain font croire qu'il s'agit d'une scène contemporaine dont le peintre aurait pu être le témoin. Par différence avec l'exemple de « Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame », aucun aspect étrange irréaliste dans cette représentation : les lieux du lointain sont de dimension très normalement décroissante comme le veut l'effet de la perspective, les lointains se baignent progressivement dans une brume bleutée comme le veut l'épaisseur croissante de la couche d'atmosphère qui nous en sépare, et les bâtiments et autres éléments du paysage sont très normalement affectés par des zones ombrées ou éclairées qui résultent de la position du soleil dans le ciel. Sous cet aspect, la seule anomalie irréaliste concerne les personnages du premier plan, le Christ et Saint-Jean-Baptiste, puisqu'ils sont comme éclairés depuis l'avant-plan alors que la luminosité vient de l'arrière-plan. Cette anomalie d'éclairage ne fait que s'ajouter à l'anomalie de la présence, dans un paysage du XVe siècle, de ces personnages qui sont supposés avoir vécu au début de l'ère commune, et elle peut s'expliquer par le fait qu'il s'agit de personnages sacrés qui, symboliquement du moins, ne peuvent être affectés par l'obscurité.

Mis à part la présence et l'éclairage du Christ et de Saint-Jean-Baptiste, il n'y a donc rien dans cette représentation qui soit bizarre ou irréaliste, il pourrait presque s'agir d'une photographie, et même les entorses au réalisme matériel de l'éclairage des personnages du premier plan sont en phase avec l'intention de l'esprit de l'artiste puisqu'elle était d'attirer l'attention sur le fait qu'il s'agissait d'une scène religieuse particulière. Autrement dit, c'est le caractère réaliste systématique du paysage représenté qui permet à notre esprit de comprendre que l'absence de réalisme des personnages du premier plan est significative, la notion de matière qui rend compte des aspects matériels de la scène y intervient donc parfaitement de concert avec la notion d'esprit qui donne sens à cette scène : les deux notions agissent désormais en couple et non plus en relation additive comme elles étaient en Occident pendant toute la phase précédente.

Aux étapes précédentes, lorsqu'il s'agissait d'une scène ayant un caractère quelque peu irréel, que ce soit dans « La naissance du Christ est annoncée aux bergers » du Livre d’images de madame Marie ou que ce soit dans « Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame », les notions de matière et d'esprit tiraient cette scène en sens inverses, indépendamment l'une de l'autre, l'une y apportant des aspects matériels réalistes quand l'autre y apportait des invraisemblances imaginées par l'esprit de l'artiste. Puisqu'elles étaient encore autonomes, c'était le seul moyen pour ces notions de suggérer l'existence d'une situation quelque peu anormale, une situation irréelle mais s'enracinant pourtant dans le réel. Avec le 1er super-naturalisme, puisque les deux notions sont désormais en couple elles ne peuvent plus agir de façons autonomes, raison pour laquelle la notion d'esprit utilise la matérialité objectivement normale du paysage pour faire comprendre qu'une scène divine s'y produit, et donc pour suggérer ici que le Christ est toujours présent dans le monde. De la même façon, on ne compte pas le nombre de peintures ou de fresques flamandes aussi bien qu'italiennes montrant un paysage ou un bâtiment respectant strictement l'effet de la profondeur géométrique dans lesquelles apparaissent des personnages de la Bible ou des Évangiles. La notion de matière se charge alors de proposer un cadre matériellement réaliste à la scène et, dans ce cadre et strictement dans ce cadre, la notion d'esprit introduit des personnages religieux ou mythologiques dont la présence détonne, les deux notions intervenant alors de concert au lieu d'agir indépendamment l'une de l'autre comme il en allait dans la phase analogiste précédente.

 

 

 


Jan van Eyck ? : La Vierge dans une église (vers 1438-1440)

 

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/La_Vierge_dans_une_%C3%A9glise

 

 

Le tableau attribué à Jan van Eyck qui représente la Vierge dans une église offre probablement l'exemple le plus spectaculaire de l'irruption étonnante d'un personnage religieux du passé dans un lieu matériel contemporain. C'est la domination de l'esprit sur la matérialité dans cette nouvelle phase ontologique qui permet que notre esprit accepte la plausibilité d'une telle scène malgré la taille matériellement anormale de la Vierge, et c'est la relation de couple nouvellement installée entre les deux notions qui permet à l'esprit du peintre d'enrôler le réalisme de la matérialité du bâtiment et de la représentation de la Vierge pour duper notre esprit au point de lui faire croire à la possible réalité d'une visite contemporaine de la Vierge. À l'étape précédente, la miniature du Maître du Remède de Fortune fonctionnait sur des bases toutes différentes : la matérialité apportait de façon autonome ce qu'il fallait de réalisme, et de façon tout aussi autonome l'esprit apportait ce qu'il fallait d'irréel.

 

 

 

18.3.  Gothique dit tardif et style Renaissance :

 

La phase analogiste a été l'occasion de justifier la différence entre l'Italie et l'Europe du Nord pendant l'époque médiévale, du fait de l'usage plus fréquent en Italie de notions additives indépendantes, et au nord de l'usage plus fréquent de notions additives se complétant.

On ne l'avait pas spécialement mentionnée aux chapitres 8 à 10 lorsque l'on avait analysé le siècle de la Renaissance et les siècles suivants, mais cette différence a persisté entre ces mêmes régions cela sous la forme du conflit maintes fois décrit entre « la nouveauté » de la Renaissance italienne et ce qui serait un attachement archaïque et obsolète aux solutions gothiques dans le nord de l'Europe pendant les XVe et XVIe siècles, et correspondant aussi au conflit bien connu entre le baroque italien et le classicisme français à partir du XVIIe siècle.

Cette différence régionale ne peut plus être liée à la différence entre notions indépendantes et notions se complétant puisque celle-ci n'a plus de sens après la phase analogiste : les deux notions ont désormais réussi à former un couple de deux notions, et bien qu'ainsi groupées leur indépendance est acquise grâce à leur situation dissymétrique à l'intérieur de ce couple dont, par ailleurs, elles sont nécessairement les deux aspects complémentaires.

Ce que l'on montrera, d'abord dans l'architecture puis dans la peinture, c'est que cette opposition indépendance/complémentarité, dès qu'elle est devenue caduque, a été remplacée par une opposition conflit/autonomie. Dans la phase précédente, l'indépendance et la complémentarité des deux notions correspondaient à deux chemins différents pour parvenir au même but, celui de regrouper les deux notions sans les fusionner en une unité où chacune perdrait sa différence : la complémentarité visait à préparer et à faciliter leur regroupement, et l'indépendance visait à maintenir leur autonomie à l'intérieur de ce couple. Ces deux aspects étaient incompatibles puisque la complémentarité exclut l'indépendance et inversement, mais le but à atteindre impliquait que ces deux démarches soient menées simultanément, et selon les réflexes régionaux c'était soit la complémentarité qui était spécialement valorisée, soit l'indépendance, mais dans la réalité les deux étaient présentes. Raison pour laquelle, comme on l'a vu, une expression plastique qui valorisait l'indépendance des deux notions, tel qu'il en allait pour les bandes lombardes dans l'architecture, pouvait être utilisée aussi bien en Italie que dans le nord de l'Europe.

Fondamentalement, l'indépendance des deux notions relevait du type 1+1 : puisqu'elles étaient encore incapables de s'associer en couple, elles s'ajoutaient l'une à la suite de l'autre et restaient ainsi indépendantes l'une de l'autre. À l'inverse, la complémentarité était fondamentalement liée à leur recherche d'une association en couple unitaire et relevait donc du type 1/x. En fait, c'est une même différence entre type 1+1 et type 1/x qui va générer des préférences d'expression à partir de la phase de 1er super-naturalisme : les deux notions étant forcées de cohabiter mais gardant en elles des aspects qui ne s'ajoutent qu'en 1+1, en Italie ces aspects 1+1 vont devenir des conflits internes, et à l'inverse, dans le nord de l'Europe, chacune des deux notions fera plutôt preuve d'autonomie pour ne pas trop s'assimiler à l'autre à l'intérieur de leur couple qui relèvera nécessairement du type 1/x. De même que l'indépendance et la complémentarité étaient deux aspects qui devaient être simultanément préservés pour parvenir en fin de phase analogiste à grouper correctement les deux notions dans une même unité, le conflit et l'autonomie sont désormais les deux aspects simultanément indispensables pour parvenir en fin du 1er super-naturalisme à différencier au mieux les deux notions, c'est-à-dire à les séparer au mieux à l'intérieur de leur couple, ce qui suppose effectivement qu'elles soient capables d'autonomie l'une par rapport à l'autre et aussi qu'elles fassent mûrir leurs différences en s'affrontant l'une à l'autre.

Bien entendu, comme il en allait pour la différence entre indépendance et complémentarité pendant la phase analogiste, la différence entre conflit et autonomie ne doit pas être prise comme une différence absolue générant des usages systématiquement opposés, seulement comme des tendances préférentielles liées à des habitudes régionales.

 

Disons tout de suite qu'il n'a pas été trouvé de différence analogue valant pour la phase de 2d super-naturalisme et prolongeant donc la spécificité italienne au-delà du milieu du XVIIIe siècle. Peut-être s'agit-il d'une insuffisance de l'analyse qui mériterait d'être corrigée, mais il semble plutôt que cela tienne simplement au fait que le fonctionnement de cette phase ne permet plus à la relation entre les deux notions de se distinguer ainsi de deux manières différentes. Le but de cette phase, en effet, est d'obtenir le maximum de liberté relative d'une notion par rapport à l'autre, et il n'y a pas d'autre façon d'obtenir cette liberté que d'accuser au maximum leur indépendance relative, c'est-à-dire finalement, de faire en sorte qu'elles aient entre elles le moins de relation possible.

 

 

18.3.1.  La différence entre l'architecture italienne et l'architecture européenne plus nordique à partir de la Renaissance du XVe siècle :

 

>>>  les mêmes notions concernant l'architecture sont présentées de façon plus complète dans les textes en pdf suivants : pour les deux étapes de la Renaissance, pour la période baroque, et pour la période rococo

 

Au chapitre 7, puis au chapitre 10, en a donné plusieurs exemples de palais italiens des XVe et XVIe siècles qui manifestent de façon très claire le conflit entre la notion de matière et la notion d'esprit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À gauche, Alberti : façade sur rue du palais Rucellai de Florence, Italie

Source de l'image :http://nyitarch161.blogspot.com/2016/12/palazzo-rucellai-firenze-italy-1446.html

 

 


 

Ci-dessus, Jules Romain : façade arrière du palais du Te à Mantoue, Italie

Source de l'image : http://manierisme.univ-rouen.fr/spip/?2-1-1-Melancolie-de-la-beaute&id_document=57

 

Aussi bien au palais Rucellai conçu par Alberti entre 1446 et 1451 qu'au palais du Te construit par Jules Romain entre 1525 et 1536, on a vu que l'on avait affaire à deux techniques constructives emboîtées l'un dans l'autre, l'une par grandes pierres massives accolées les unes aux autres manifestant la capacité de la matière à générer une paroi et de faire que cette paroi soit elle-même porteuse, l'autre par pilastres écartés portant des entablements dans laquelle l'esprit cultivé est capable de reconnaître une filiation avec l'architecture de l'Antiquité. Parce que ces deux modes constructifs occupent les mêmes surfaces ils sont nécessairement en concurrence, et donc en conflit : celui lié à la notion d'esprit contrarie la continuité de la construction en grandes pierres massives qui valorise les capacités de la matière, et en retour celui-ci nie de fait la prétention de l'autre à enjamber de grandes distances libres entre piliers.

On donne maintenant deux exemples de palais construits en France aux mêmes époques. D'une part le palais de Jacques Cœur à Bourges conçu par les architectes Pierre Jobert et Jacquelin Collet, construit de 1443 à 1451 et donc parfaitement contemporain du palais Rucellai, d'autre part l'hôtel de Cluny à Paris, pour l'essentiel reconstruit à la fin du XVe siècle sous l'instigation de Jacques d'Amboise, abbé de Cluny de 1485 à 1510, relevant comme le palais du Te de la deuxième étape du 1er super-naturalisme, mais antérieur à lui d'une trentaine d'années.

 


Façade sur rue du palais de Jacques Cœur à Bourges, France (1443-1451)

 

Source de l'image :
https://www.bourgesberrytourisme
.com/destination-bourges/best
-of/le-palais-jacques-coeur/

 

 

 

 


Façades sur cour de l'hôtel de Cluny à Paris, France (fin du XVe)

 

Source d'une image équivalente : https://www.connaissancedesarts.com/musees/musee-cluny/le-musee-de-cluny-a-paris-une-architecture-unique-ou-le-moyen-age-dialogue-avec-lantiquite-11173852/

 

 

Ces deux constructions sont qualifiées de « gothiques » sur la base du style de leurs décorations qui utilisent des ogives d'où sortent des crochets figurant des plantes ainsi que des quadrilobes ou des formes en flammes, un style tout à fait similaire aux motifs utilisés dans les églises gothiques de la même époque.

Chaque fois, la notion de matière est portée par la technique en pierre de taille massive et continue, tandis que notre esprit est captivé par les lignes et les motifs décoratifs en surface de cette maçonnerie ou bien formant des acrotères ajourés en bas de la toiture.

Ici, la matière des murs massifs et les décorations qui animent sa surface ou qui la bordent ne sont nullement en conflit, les notions portées par ces aspects s'accompagnent paisiblement et chacune joue son rôle propre, soi de paroi portante, soit d'animation décorative de cette paroi, et à la place du conflit que l'on trouvait dans les palais italiens on trouve donc ici l'exposition de deux fonctions autonomes liées l'une à l'autre puisque accolées l'une à l'autre, l'une de ces fonctions étant associée à la notion de matière et l'autre étant associée à la notion d'esprit. Au passage, on peut rappeler la façade sur cour de l'Aile François Ier du Château de Blois dont on a traité et donné des photographies aux chapitres 7 et 10. Comme dans les exemples italiens il y a là une concurrence entre deux modes de construction, par assises de pierres continues et par pilastres écartés reliés par des entablements horizontaux, mais à la différence des exemples italiens la structure à pilastres et entablements n'est pas encastrée à l'intérieur de la construction par assises continues, elle est appliquée « à la française » sur sa surface, comme s'il s'agissait d'une décoration de surface évoquant à l'esprit l'architecture antique. Cette solution « à la française » du Château de Blois propose donc deux modes de construction autonomes, l'un portant réellement et assurant réellement le rôle de paroi, l'autre fictif et seulement destiné à la satisfaction de l'esprit captivé par le style de la Renaissance italienne, mais pas deux modes de construction en conflit car encastrés l'un dans l'autre et se contrariant mutuellement comme il en va dans les solutions « à l'italienne ».

 

 

 


Alberti : le porche d'entrée de la Basilique Sant'Andrea à Mantoue (commencée en 1472)

Source de l'image : https://structurae.net/fr/ouvrages/basilica-di-santandrea-di-mantova

 

 

Après les murs, la façon de couvrir les espaces. Pour la Renaissance italienne, la formule la plus caractéristique est celle du plafond à caissons. On en trouve réalisé en surface horizontale, comme à la Basilique San-Lorenzo à Florence que l'on doit à Brunelleschi, en coupole, comme dans le porche de la chapelle des Pazzi à Florence que l'on doit également à Brunelleschi, et en voûte semi-cylindrique comme dans le porche d'entrée de la Basilique Sant'Andrea à Mantoue, commencée en 1472 et que l'on doit à Alberti.

C'est cette solution en voûte semi-cylindrique, utilisée dans le porche de Sant'Andrea selon deux sens croisés, que nous allons analyser. La surface de la voûte fait nécessairement un effet matériel, ne serait-ce que parce qu'elle clôture l'espace et fait donc un effet de paroi matérielle, mais la décomposition de cette paroi en deux surfaces décaissées l'une par rapport à l'autre déstabilise quelque peu sa présence puisqu'on ne sait dire laquelle des deux surfaces décalées est la vraie paroi. Cette déstabilisation est liée à l'effet du centre/à la périphérie qui porte à cette étape la notion de matière. Notre esprit remarque le caractère géométrique du quadrillage de la voûte, mais il est aussi captivé par la répétition des motifs floraux qui occupent le centre de chaque caisson, ainsi d'ailleurs, mais plus discrètement, que les rencontres des lignes qui forment le quadrillage de la surface inférieure de la voûte.

Comme sur les façades de la Renaissance italienne, on a donc là un conflit par concurrence entre les aspects qui font la matérialité de la voûte et les aspects qui captent l'attention de notre esprit puisqu'ils se superposent exactement, les motifs floraux à l'aspect purement décoratif gênant la perception de l'effet de paroi opaque des caissons qu'ils occupent, et contrariant aussi une limpide perception du décalage en profondeur des deux surfaces qui constituent ensemble la continuité matérielle de la voûte. Examinant ces voûtes, nous sommes tenus de choisir entre plusieurs lectures en conflit : soit de percevoir un quadrillage de creux enfoncés depuis la surface inférieure de la voûte et la complétant pour réaliser une clôture continue de l'espace, soit de percevoir un tapis de grosses fleurs engoncées dans ces niches, soit encore de percevoir un quadrillage structurel assurant la continuité matérielle de la voûte, ou soit de lire une myriade de petites décorations systématiquement situées aux croisements de ce réseau et gênant la lecture de sa continuité.

 

 

 


Jakob Grimm : voûte de l'église St Lorenz à Nuremberg, Allemagne (1464-1477)

Source de l'image : https://www.nuernberg.museum/projects/show/83-st-lorenz-hallenchor-bauphase-jakob-grimm

 

 

De la même première étape du 1er super-naturalisme, la voûte de l'église St Lorenz à Nuremberg en Allemagne, édifiée entre 1464 et 1477 et que l'on doit à l'architecte Jakob Grimm (mort en 1490). Si l'on se rappelle la voûte du choeur de la Cathédrale de Gloucester, qui correspondait à la dernière étape de la phase analogiste et que l'on a analysée au chapitre 18.1.2, on voit que le réseau quadrillé des nervures de l'église St Lorenz reprend fondamentalement la disposition du réseau des nervures de Gloucester, à la différence toutefois qu'elles ne recouvrent plus la voûte avec une densité homogène sur toute sa surface, et que leurs croisements ne sont plus occupés, sauf exception, par un blason interrompant la lecture de leur continuité. Cette lecture maintenant franche du croisement des nervures en relief sur la voûte résulte de l'effet de relié/détaché qui est à cette étape l'un des effets prédominants : les nervures se relient dans un réseau visuellement très présent, détachent les unes des autres des surfaces de voûte bien délimitées, et cela tout en s'organisant en formes carrées et en étoiles reliées les unes aux autres qui se détachent visuellement. C'est aussi cet effet qui fait sortir les nervures des piliers : elles sont reliées à la matière des piliers ou des colonnettes qu'elles prolongent, et elles s'en détachent pour rejoindre le réseau des nervures de la voûte.

Sauf à titre de raidisseur, il est douteux que ces nervures portent réellement la voûte située au-dessus. En tout cas, on ne se pose pas cette question en regardant cette architecture, par différence à ce qu'il en allait pour les nervures de l'architecture gothique classique dont le réseau hiérarchique semblait canaliser les forces de la pesanteur et dont la disposition était étroitement corrélée au découpage de la voûte en différents voutains portés par ces nervures. Ici, on ressent la voûte comme une surface matérielle se poursuivant en toute autonomie au-dessus des nervures, et c'est aussi en toute autonomie par rapport à l'uniformité continuelle de la surface de la voûte que ces nervures s'organisent en figures qui captivent notre esprit, et cela selon des densités variables qui dévoilent des surfaces plus ou moins grandes de voûte d'un seul tenant. Par différence avec la trame des figures florales des voûtes de Sant'Andrea qui se calquait exactement sur la décomposition en caissons de ces voûtes et ne laissait aucune possibilité de percevoir une quelconque autonomie entre ces deux dispositions, ici on peut parfaitement considérer isolément la voûte dont la surface se continue en une uniformité homogène, seulement déformée pour s'organiser en champignons s'épanouissant au-dessus de chaque pilier, et considérer isolément, c'est-à-dire en toute autonomie, les dessins de carrés et d'étoiles formés par les nervures situées dans l'axe de la nef et par les nervures émergeant à partir du haut des piliers.

 

 


 


 

 

Probablement de l'architecte Benedikt Rejt : la voûte de l'église Saint-Nicolas à Louny, Tchéquie (1520-1538)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:LounyKostelKlenba.jpg

 

 

Erhard Heydenreich : voûte d'une chapelle de l'église Notre-Dame à Ingolstadt, Allemagne (vers 1512)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ingolstadt_Liebfrauenm%C3%BCnster_Jakobskapelle_Luftrippen.JPG

 

À l'étape suivante, l'autonomie entre la surface matérielle des voûtes et le dessin des nervures s'exacerbe encore. L'église Saint-Nicolas à Louny, en Tchéquie, a probablement été conçue par l'architecte Benedikt Rejt (ou Benedikt Ried, 1451-1534), spécialement connu pour avoir réalisé la voûte de la salle Vladislav du château de Prague. Sous la voûte de Louny, réalisée vers 1520-1538, une partie des nervures ne se donne même plus la peine de se réunir dans un réseau continu mais s'interrompt soudainement après leur croisement avec les nervures qui montent depuis les piliers, générant ainsi un dessin de nervures discontinu très autonome par rapport à la surface matérielle continue des voûtes. Réalisées vers 1512 dans les chapelles latérales de l'église Notre-Dame à Ingolstadt, en Allemagne, certaines des nervures ne méritent même plus ce nom de nervure tellement elles sont éloignées de la surface matérielle de la voûte pour créer un réseau de faux branchages dont la présence inattendue captive l'esprit. En fait, sous la surface lisse et bombée de la voûte, plusieurs réseaux se succèdent : d'abord des nervures courbes fortement saillantes qui se croisent de façon très dense, puis des espèces de branchages suspendus en l'air d'où émergent des boutons floraux à leurs intersections, puis au centre une espèce d'étoile végétale d'où sort un autre bouton floral. Ce complexe réseau inattendu forme évidemment pour l'esprit un enjeu d'intérêt complètement autonome de la présence matérielle de la voûte qui ferme l'espace au-dessus, autonome car éloigné de toute notion de paroi et incapable d'aider à porter la voûte puisque, à l'inverse, il y est suspendu, au moins en partie.

 

Ce type de disposition n'a rien à voir avec le rôle complémentaire que jouaient les nervures à l'époque gothique classique en matérialisant des endroits de renfort de la voûte et en suggérant qu'elles canalisaient l'écoulement des forces de gravité à travers la construction, ce n'est pas de complémentarité dont il est question ici, mais bien d'autonomie entre la voûte matérielle et les nervures captivant l'esprit par leur dessin.

 

 




 

 

La voûte du jubé de la Cathédrale Sainte-Cécile à Albi, France (vers 1500)

 

Source de l'image : http://www.mascoo.com/2719508-CPM-neuve-81-ALBI-Basilique-Ste-Cecile-Les-Clefs-de-voute-du-Jube.html?jpeWlo6kWqR0l3iSjm5aXXeUkaF0mGyVjm5ao3ikb194fmte

 

La voûte du choeur de la chapelle d'Henry VII à l'abbaye de Westminster à Londres, Angleterre (1503-1519)

Source de l'image : https://www.thegeographicalcure.com/post/the-exquisite-henry-vii-chapel-in-westminster-abbey

 

Andrea Palladio : la façade de l'église San Francesco della Vigna à Venise, Italie (vers 1570)

 

Source de l'image : http://carnetvoyagesbf.canalblog.com/archives/2019/03/27/37212830.html

 

À cette même deuxième étape du 1er super-naturalisme, l'indépendance des formes captivant l'esprit par rapport à la nécessaire solidité de la construction va se concrétiser de façon encore plus nette par la création de formes s'appuyant littéralement sur le vide, du moins semblant s'appuyer sur le vide.

Ainsi en va-t-il des clés de voûte démarrant en l'air, sans soutien apparent, réalisées vers 1500 dans le jubé de la cathédrale Sainte-Cécile à Albi. Ainsi en va-t-il aussi des voûtes en éventail de la chapelle d'Henry VII à l'abbaye de Westminster à Londres, dont les pointes s'appuient sur le vide et que l'on peut dater de 1503 à 1519. À Albi, ce sont les piliers les plus proches et la continuité de la matière de la voûte qui nous rassurent sur la solidité matérielle de l'édifice. À l'abbaye de Westminster, ce sont les arcs de soutien qui s'accostent aux piliers latéraux et qui viennent rencontrer la voûte. À cette étape, l'un des effets prédominants est celui du centre/à la périphérie, et c'est donc de façon autonome vis-à-vis des ouvrages matériels porteurs « rassurants » que les dispositions qui captivent l'esprit s'emparent de cet effet pour nous déstabiliser en nous faisant croire qu'elles s'appuient sur le vide.

Par différence, en Italie la déstabilisation qui utilise aussi les forces de pesanteur n'a pas recours à des dispositions autonomes captivant notre esprit. Dans la façade de l'église San Francesco della Vigna à Venise, conçue vers 1570 par Andrea Palladio, ce n'est pas ce qui se passe en hauteur qui nous désarçonne, c'est ce que se passe au niveau de l'appui du bâtiment sur le sol, car le bâtiment dispose de deux appuis au sol qui se font concurrence de telle sorte que le dessin qui captive notre esprit n'agit pas de façon autonome par rapport à la matérialité du bâtiment mais lui fait une véritable concurrence qui nous laisse indécis : faut-il faire confiance à notre esprit qui lit que la façade dessinée commence à bonne distance du sol tout comme le font ses colonnes, ou faut-il faire confiance à notre sens de la pesanteur qui nous dit que le bâtiment commence évidemment au moment où sa matière s'appuie sur le sol ?

Encore une fois on retrouve la même différence entre l'architecture italienne et l'architecture du nord de l'Europe : en Italie les notions de matière et d'esprit s'affirment par des dispositions qui se font concurrence et sont donc en situation conflictuelle, plus au nord chacune affirme vigoureusement son autonomie par rapport à ce que fait l'autre.

 

 



 

À gauche, Francesco Borromini : Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines à Rome (1638-1667) Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:San_Carlo_alle_Quattro_Fontane.jpg

 

Ci-dessus, Louis le Vau : côté entrée du château de Vaux-le-Vicomte (1656-1661)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Ch%C3%A2teau_de_Vaux-le-Vicomte

 

 

Si l'on passe maintenant au XVIIe siècle et à la troisième étape du 1er super-naturalisme, la référence au gothique a pour beaucoup disparu de l'Europe du Nord qui s'engoue désormais de l'architecture Renaissance inaugurée par l'Italie. Toutefois, comme on va le voir, cela ne met pas fin à la divergence entre l'architecture italienne et l'architecture plus nordique. D'ailleurs, au XVIe siècle déjà, comme évoqué plus haut, l'importation du style « à l'italienne » sur la façade sur cour de l'aile François Ier du Château de Blois ne s'était pas faite sans le trahir quelque peu.

Fondamentalement, le XVIIe siècle a été marqué par la différence entre le baroque italien et le classicisme à la française, et pour en traiter on revient sur la confrontation que l'on avait faite au chapitre 10 entre la façade de l'église baroque Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines à Rome que l'on doit en Francesco Borromini et la façade d'entrée du château à l'architecture classique de Vaux-le-Vicomte que l'on doit à Louis le Vau.

Sur la façade baroque romaine, l'effet de matière est porté par le mur de fond essentiellement opaque, par des niches à statues et par des panneaux en relief recevant des sculptures, par un fronton ovale soutenu par deux statues, et même par une espèce de petite guérite ovale à l'arrière du balcon de l'étage. Quant à lui, notre esprit suit des yeux le trajet droit des colonnes de grande taille et de plus petite taille, ainsi que les trajets courbes ou ondulants des architraves et des corniches qu'elles portent. Toutes ces surfaces matérielles et ces trajets suivis par l'esprit sont soumis au très violent contraste entre des formes concaves ouvrant leurs creux devant nous et des formes convexes se refermant devant nous. On trouve les surfaces concaves de chaque côté de la façade, les surfaces convexes dans sa partie centrale, avec sa guérite qui propose même une forme complètement fermée, tandis que la grande architrave à mi-hauteur ondule pour se soumettre aux deux courbures contraires. Les surfaces ondulantes qui portent la notion de matière et les lignes des architraves et des corniches qui captivent notre esprit se font donc concurrence pour affirmer le plus fort possible le contraste entre des formes concaves et des formes convexes, et elles se font concurrence parce qu'elles produisent toutes les deux cet effet de contraste, mais aussi parce qu'elles sont constamment imbriquées les unes dans les autres, même lorsqu'elles ne sont pas courbes mais raides droites comme il en va pour les colonnes que l'on suit des yeux : horizontalement, les panneaux courbes des surfaces matérielles sont imbriqués entre les colonnes verticales, et verticalement ils sont systématiquement imbriqués entre deux lignes d'architraves ou entre une ligne d'architrave et une ligne de corniche. Faisant la même chose et gênant mutuellement leur lecture par leurs imbrications, les notions de matière et d'esprit y sont constamment en concurrence, et donc en conflit.

Il en va tout autrement au château de Vaux-le-Vicomte : sa masse matérielle s'affirme dans une continuité horizontale, sur deux niveaux et en alternant les volumes saillants convexes et les creux concaves, et pour sa part notre esprit est attiré par la lecture du dessin des façades, par son alternance d'ordonnances verticales à fronton et de bandeaux et corniches horizontales accusant les plis de la matière. Au niveau des toitures aussi, le matériau en ardoise forme une continuité horizontale tandis que le dessin des combles lu par notre esprit fait alterner des formes verticales pointues qui poursuivent l'élan vertical des façades à frontons triangulaires et des plissements qui complètent l'ondulation horizontale des autres façades. Ainsi, et seulement sur certaines parties du bâtiment, le dessin des frontons plaqués sur la matière des façades en pierre de taille nous introduit à une lecture verticale qui est complètement autonome de la lecture horizontale du plissement général de la matière du bâtiment. Effet de matière et lecture par l'esprit sont nécessairement liés puisqu'ils sont portés par les mêmes formes, mais ils sont autonomes puisqu'ils correspondent à deux temps de lecture différents, et donc sans qu'un conflit ne soit généré entre eux.

Comme la différence entre style Renaissance et style gothique tardif, la différence entre baroque et classique relève donc également d'une différence entre formes en conflit mutuel et formes autonomes les unes des autres.

 

 


 

Ci-dessus, Jules Hardouin Mansart : l'église St Louis des Invalides à Paris (1670-1677)  Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hôtel_des_Invalides

 

À droite, Christoph Dientzenhofer : chapelle du château de Smirice, Tchéquie (vers 1700-1713)  Source de l'image : https://www.turistika.cz/vylety/smirice-zamecka-kaple-zjeveni-pane--1/foto


 

L'étape suivante, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, est la dernière de la phase de 1er super-naturalisme. En Allemagne et en Europe de l'Est, cette période correspond au style dit rococo, lequel est souvent limité en France aux aménagements intérieurs, l'architecture extérieure s'y définissant plutôt comme une poursuite du style classique. Dans les deux cas les notions de matière et d'esprit s'expriment toujours de façons autonomes, mais dans le rococo il s'agit d'une expression synthétique tandis qu'il s'agit d'une expression analytique dans le style classique « à la française » de la même époque.

On commence par l'église St Louis des Invalides (1670-1677) que l'on doit à l'architecte Jules Hardouin Mansart et que l'on avait envisagée au chapitre 7. Deux techniques de construction y sont confrontées mais elles ne se font pas concurrence puisque chacune se développe de façon autonome sur un plan différent de la profondeur : en arrière, la surface massive en pierre de taille qui valorise le matériau pierre, et au premier plan la structure en colonnes, entablements et fronton qui évoque à l'esprit la mémoire de l'architecture antique. Il s'agit d'une expression analytique puisque ces deux constructions accolées doivent être envisagées tour à tour.

 

Comme exemple d'architecture rococo, la chapelle du château de Smirice, en République tchèque, construite vers 1700-1713 et que l'on doit à l'architecte Christoph Dientzenhofer (1655-1722). Ses façades latérales ondulent et le fronton de son pignon se déchire pour correspondre à l'effet de fait/défait prédominant à cette étape : l'ondulation des façades latérales et de leurs frontons implique que la convexité générale de leur forme est défaite par le creux concave qui se forme dans leur partie centrale, et la déchirure du fronton correspond évidemment à une cassure de celui-ci. Comme dans l'architecture française, c'est la surface courante de la maçonnerie qui porte par sa continuité la notion de paroi matérielle, tandis que l'esprit est captivé par le dessin des pilastres, des colonnes, des bandeaux, des corniches et des frontons qui viennent en applique sur la maçonnerie courante et qui évoquent pour l'esprit les formes de l'architecture antique. Par différence avec l'architecture baroque italienne, les surfaces courantes de la maçonnerie et le dessin de l'ordonnance qui évoque l'architecture antique ne sont pas en conflit puisqu'elles font exactement la même chose en se superposant et non pas en s'imbriquant de façon concurrentielle : les lignes des corniches et des frontons latéraux se tordent en même temps que la surface de la maçonnerie courante, et les lignes du fronton du pignon se brisent en suivant les mêmes cassures que la surface de ce fronton et de son entablement qui prolonge simplement l'arrondi de la surface courante du mur en dessous de lui. Sans se concurrencer, puisque faisant la même chose, au même moment mais à des profondeurs différentes, l'effet de surface produit par la maçonnerie courante et l'effet de lignes suivies « du bout des yeux » par l'esprit forment toutefois un contraste surface/ligne qui assure l'autonomie respective des deux notions, et par différence avec l'exemple français de St Louis des Invalides, il n'est pas possible de séparer la perception de l'ordonnancement des formes lues par l'esprit et la perception des surfaces matérielles qui enclosent le bâtiment car les deux registres sont trop collés l'un à l'autre, et par là trop interdépendants, ce qui relève d'une lecture synthétique de leur autonomie et non pas d'une lecture analytique comme dans le cas français.

 

 



Filippo Raguzzini : Piazza Sant'Ignazio à Rome, Italie (vers 1727-1728)

Sources des images :
https://www.wikiwand.com
/fr/Piazza_Sant%27Ignazio

et
https://www2.gwu.edu
/~art/Temporary_SL/131
/Images/113L22_2.html

 

 

Pour la même dernière étape du 1er super-naturalisme, deux exemples italiens, cette fois aussi l'un analytique et l'autre synthétique.

Comme exemple analytique, les immeubles résidentiels de la Piazza Sant'Ignazio à Rome que l'on doit à l'architecte Filippo Raguzzini (1690-1771) qui l'a conçue vers 1727-1728 et qui en fit alors le plan reproduit ci-dessus.

De chaque côté de la place, des creux latéraux en forme d'ellipse sont formés par la réunion de surfaces appartenant chaque fois à trois bâtiments séparés, et les trois surfaces décalées du bâtiment central se courbent également pour suggérer une portion d'ellipse. Ici, c'est principalement l'effet d'ensemble/autonomie, l'autre effet prédominant de la dernière étape, qui est mis en valeur : des surfaces autonomes car appartenant à des bâtiments autonomes ou des corps de bâtiment autonomes font ensemble des formes d'ellipse.

Ce sont évidemment les surfaces continues courbes des bâtiments, de teinte orangée, qui font en effet de paroi matérielle. En contraste, des croisements de lignes de couleur blanche forment des tracés qui sont lus par notre esprit, soit pour souligner verticalement les angles entre les divers plans des bâtiments, soit pour les rediviser horizontalement en étages superposés. Comme sur la chapelle de Smirice, les lignes lues par l'esprit sont en relief sur les surfaces courantes des bâtiments, mais ici elles forment un quadrillage orthogonal qui n'est pas du tout suggéré par le développement de ces surfaces mais vient au contraire en contraste brutal et conflictuel avec le déroulé uniquement horizontal de leurs creux elliptiques. Bien que ces croisements de lignes blanches et ces surfaces ovoïdes se superposent, la différence d'attitude requise pour les percevoir ne permet pas de les lire ensemble mais réclame deux temps successifs de lecture, ce qui correspond donc à une expression analytique.

 

 

 


Bernardo Vittone : église de Santa Maria Assunta à Grignasco, Italie (1750)

 

Source de l'image : https://www.cittaecattedrali.it/it/bces/498-chiesa-di-santa-maria-assunta

 

 

Comme exemple italien synthétique, l'église de Santa Maria Assunta à Grignasco, construite en 1750 et que l'on doit à l'architecte Bernardo Vittone (1704-1770).

Des surfaces creuses y font contraste avec des formes convexes parallélépipédiques, et les mêmes contrastes sont partagés par les lignes lues par notre esprit : les colonnes verticales reliées par un entablement horizontal autour de la façade d'entrée, les encadrements qui cernent le reste des autres surfaces et surtout des autres volumes. Ainsi, la surface du haut de la façade d'entrée est cernée sur tout son périmètre compliqué par des bandes en légère surépaisseur redoublées par des lignes de pilastres, de chapiteaux et de corniches. Ainsi également, chaque volume cubique encadrant la façade d'entrée se lit par le rassemblement de ses deux surfaces perpendiculaires mais aussi par le squelette de pilastres et d'entablements qui encadre chacune de ces surfaces, sans oublier les plus fins bandeaux horizontaux qui les divisent. Et les surfaces creuses des côtés de l'édifice sont aussi concurrencées par la lecture de leur encadrement en léger relief qui suit le même mouvement de creusement. Même si, comme à la chapelle de Smirice, les surfaces matérielles qui font la paroi du bâtiment et les lignes de l'architecture qui sont lues par l'esprit s'accompagnent constamment, ici, parce qu'elles sont organisées en panneaux chaque fois centrés, elles ne se contentent pas de s'accompagner mais se font véritablement concurrence, et donc conflit, cela pour être à chaque fois ce qui organise la lecture de chacun de ces panneaux : soit une lecture par sa surface, soit une lecture depuis son périmètre. Et parce qu'elles se font concurrence pour organiser la perception de chaque panneau de façade, il ne nous est pas loisible de lire la surface matérielle de chaque panneau sans lire la concurrence que lui fait son encadrement au moyen de lignes lues par l'esprit, il s'agit donc d'une expression synthétique.

 

Nota : du même Bernardo Vittone, dans le cadre de la 6e période, on pourra aussi trouver une analyse de la coupole à étages multiples du petit Sanctuaire de la Visitation à Valinotto, près de Carignano dans le Piémont.

 

 

 

18.3.2.  La différence entre la peinture italienne et la peinture européenne plus nordique à partir de la Renaissance du XVe siècle :

 


 

Le Pérugin : Le Christ remettant les clés à saint Pierre (1481-1482)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Perspective_lin%C3%A9aire

Paolo Uccello : Niccolo Mauruzi da Tolentino à la tête de ses troupes (vers 1456, détail)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/La_Bataille_de_San_Romano

 


 

 


 

Ci-dessus, Andrea Mantegna : Le Christ priant au jardin des Oliviers (vers 1457-1460, détail)

À droite, Sandro Botticelli : Le Printemps (1478-1482, détail)

Sources des images : https://www.wikiwand.com/fr/Andrea_Mantegna et https://www.wikiwand.com/fr/Sandro_Botticelli


 

Le même constat qu'en architecture peut être fait pour la peinture. On sera plus rapide, se contentant de comparer l'approche italienne et l'approche française lors de la première étape du 1er super-naturalisme.

Comme on l'a déjà évoqué au chapitre 4.2, l'Italie s'est spécialisée dans la perspective géométrique pendant que l'Europe plus nordique a inventé la perspective dite atmosphérique. À ce chapitre comme au chapitre 10, et comme au chapitre précédent 18.2.3, on a donné plusieurs exemples de peintures de Jan van Eyck qui utilisent une perspective atmosphérique, plongeant les paysages et les personnages dans une profondeur de l'espace dans laquelle les lointains bleuissent à cause de l'épaisseur de plus en plus grande de l'air qui nous en sépare et les rapetissant à mesure de leur éloignement. On renvoie aux reproductions que l'on a données alors.

Pour ce qui concerne l'Italie, au chapitre 7.2, on a montré que l'utilisation de la perspective géométrique s'accompagnait de contrastes criards entre les couleurs ou entre les luminosités des diverses surfaces de la peinture. On a donné l'exemple de Fra Angelico et celui de Piero della Francesca, mais on peut évoquer aussi d'autres peintres du XVe siècle italien dont les couleurs ou les luminosités criardes empêchent les différents personnages, les différents bâtiments et les différentes végétations, de se fondre comme chez van Eyck dans une même continuité atmosphérique.

Que l'on considère par exemple « Le Christ remettant les clés à Saint-Pierre » du Pérugin (1448-1523). L'ensemble y est inscrit dans une perspective géométrique parfaitement objectivée et les lointains s'éclaircissent comme il convient pour rendre compte de l'éloignement et de la profondeur croissante de l'atmosphère, mais il n'empêche que les personnages semblent isolés dans l'espace, tout comme d'ailleurs les bâtiments et les arbres du paysage. On ne ressent aucunement que les personnages sont noyés de façon réaliste dans une même atmosphère : chacun se détache des autres pour faire valoir le particularisme de son attitude et le particularisme des couleurs de son habit, et la géométrie très régulière du dessin en perspective du pavage forme un contraste brutal avec l'extrême irrégularité de la densité et de la position des personnages.

De la même façon, dans la bataille de San Romano peinte par Paolo Uccello (1397-1475), « Niccolo Mauruzi da Tolentino à la tête de ses troupes » a beau être figuré dans une perspective impeccable avec des personnages qui s'amenuisent normalement dans le lointain, l'uniformité blanche de son cheval, tout comme la luminosité très uniforme du sol sur lequel aucune ombre ne se repère, pas plus que sur la blancheur éclatante ou sur le noir brutal des lances, empêchent que toutes les parties de cette scène soient ressenties dans une même atmosphère réaliste. Les couleurs très acides d'Andrea Mantegna (vers1431-1506), comme celles du détail que l'on donne de son « Christ priant au jardin des Oliviers », empêchent également que les habits des personnages ainsi colorés puissent fusionner avec le paysage. Quant aux personnages tels qu'ils sont souvent peints par Sandro Botticelli (1445-1510), comme il en va dans son tableau « Le Printemps », ils forment des silhouettes qui se détachent brutalement du paysage sur le fond duquel ils s'inscrivent, sans d'ailleurs que la moindre ombre portée par les arbres sur les personnages ou par les personnages sur le sol ne soit décelable. On pourrait croire qu'il s'agit de figures translucides, comme des lampions éclairés de l'intérieur et disposés dans une maquette de paysage peinte en noir.

 

 



 

Les Frères de Limbourg : le mois d'Avril, l'une des miniatures des Très Riches Heures du duc de Berry (1411-1416)

Source de l'image :  https://www.wikiwand.com/fr/Les_Tr%C3%A8s_Riches_Heures_du_duc_de_Berry

 

Ci-dessus, Jean Fouquet : Saint-Jean à Patmos (détail de la miniature), extrait du Livre d'heures d'Étienne Chevalier (1452-1460)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Livre_d%27heures_d%27%C3%89tienne_Chevalier

 

Par comparaison, on a cité des peintures de Jan van Eyck, mais on peut aussi évoquer les enluminures réalisées par Jean Fouquet (vers 1420 - vers 1480). Ainsi, dans son « Saint-Jean à Patmos », le personnage, les végétations et les bâtiments se fondent parfaitement dans une même atmosphère, une même irisation dorée baigne les herbes du premier plan et les végétations et paysages du lointain, et une même luminosité éclaire les vaguelettes du premier plan et les étendues liquides du fond du tableau. Dans bien d'autres de ses enluminures, même s'il n'utilise pas plus qu'Uccello et Botticelli les ombres portées, il réussit, même avec des coloris violemment contrastés, à fusionner les personnages avec leur environnement. Et la même chose peut être dite pour d'autres enlumineurs nordiques, tels que les néerlandais Frères de Limbourg. Dans la miniature correspondant au mois d'avril du recueil des « Très Riches Heures du duc de Berry » attribuée à Jean de Limbourg, bien qu'il n'y ait pas non plus d'ombre portée des personnages sur le sol et que la plupart des couleurs utilisées soient très vives, les personnages se fondent dans le paysage et dans sa luminosité infiniment mieux qu'il en va dans Le Printemps de Botticelli, ce qui est notamment dû à l'emploi des mêmes couleurs pastel et d'une même tonalité claire pour le paysage et pour les personnages. Si aujourd'hui le réalisme des miniatures des Limbourg peut nous sembler faible en comparaison des représentations d'un Fouquet, et surtout d'un van Eyck, notamment ici du fait de la présence de vues axonométriques dans un paysage globalement vu en perspective géométrique, il faut garder à l'esprit que le « Guillaume de Machaut arrivant au château de sa dame » analysé au chapitre précédent n'était alors vieux que de cinquante ans.

Cette différence entre la fusion atmosphérique d'un van Eyck ou d'un Fouquet et l'absence d'une telle fusion globale dans les tableaux italiens ne provient pas, bien sûr, d'une incapacité des peintres italiens à rendre compte de façon réaliste de l'atmosphère des scènes qu'ils peignaient, mais précisément de leur volonté assumée de trancher visuellement les personnages de leur environnement naturel ou construit. Au chapitre 7, on a justifié ces effets de contraste par le besoin, lors de cette phase ontologique, de trancher le plus violemment possible ce qui relève de l'esprit et ce qui relève de la matière, la confrontation entre le réalisme de la représentation matérielle en perspective d'une scène et l'irréalisme des coloris utilisés, ou encore l'incohérence de sa luminosité, étant un moyen efficace pour générer un conflit entre la matérialité d'une scène et les effets qu'elle produit sur l'esprit.

De leur côté, les peintres plus nordiques ne cherchent pas à forcer le contraste entre une scène matérielle et sa recréation par l'esprit mais au contraire à valoriser la crédibilité visuelle de la représentation de cette matérialité, car cela leur permet de faire valoir la capacité propre de leur esprit à rendre compte de cette matérialité grâce à l'habileté, souvent extrême, de leur peinture. Capacité propre, c'est une autre façon de dire capacité autonome, il s'agissait donc de faire valoir ainsi l'autonomie de l'esprit humain vis-à-vis de la matière.

Avec la peinture, on retrouve donc la même différence entre les procédés italiens et les procédés plus nordiques que celle qui prévalait en architecture : dans la peinture italienne, c'est en forçant le conflit entre la matière et les effets qui captivent spécialement l'esprit que la différence entre ces deux notions est valorisée, plus au nord, ce sont les capacités autonomes de l'esprit qui sont valorisées pour parvenir, d'une autre façon, à faire valoir la différence entre matière et esprit. Dit d'une autre façon : les peintres italiens altèrent certains aspects de l'apparence matérielle pour souligner combien leur esprit diffère de la matérialité qui les environne, et pour leur part les peintres plus nordiques excellent à traduire cette apparence de façon spécialement crédible enfin de faire valoir la capacité autonome qu'a un esprit humain de transposer sur une surface plane l'apparence complexe de la matérialité qui se développe dans la profondeur de l'espace.

 

 

 


Tapisserie de La Dame à la Licorne – la vue (fin du XVe siècle - probablement tissée en Flandre)

 

Source de l'image : https://www.ladepeche.fr/2021/06/30/toulouse-le-musee-des-abattoirs-va-accueillir-la-dame-a-la-licorne-une-tapisserie-medievale-dexception-9642312.php

 

 

Pour terminer, mais en passant à la deuxième étape du 1er super-naturalisme, il reste à évoquer la façon dont l'Europe du Nord a parfois su se passer complètement de la perspective. Cela vaut par exemple pour les tapisseries dites de « La Dame à la Licorne » tissées à la fin du XVe siècle, probablement en Flandre, telle qu'il en va pour celle qui a pour thème « la vue ». Sur une espèce d'île, en axonométrie frontale, se tiennent la Dame et divers animaux sur un tapis uniforme de végétations à dominante verte ainsi que deux arbres qui encadrent la scène. Tout autour de cette île, sur un fond rouge, une végétation uniforme et de petits animaux assez régulièrement espacés sont vus comme s'ils étaient projetés sur un rideau parfaitement vertical. Cette tapisserie marie ainsi une vue en profondeur et une vue rabattue sur un plan vertical, et les petits animaux comme les diverses végétations sont représentées de la même façon sur ces deux vues, seule la tonalité presque noire de l'une et la tonalité rouge vif de l'autre permettant de les séparer.

« En douceur » sont donc fondus deux points de vue de l'esprit sur l'aspect de la réalité matérielle, d'une part une évocation de son aspect réel, avec le modelé des volumes de la Dame et des animaux, la forme en colline de l'île centrale et l'impression de volume procurée aux arbres par leur variation de luminosité, et d'autre part une franche affirmation du caractère 2D du support de la représentation par la disposition « comme sur un rideau vertical » de la végétation alentour et d'une partie des petits animaux.

Ici, on n'a pas le contraste conflictuel italien entre une vue de la réalité matérielle géométriquement très proche de son aspect réel et des accents d'irréalisme portés par l'esprit du peintre qui utilise pour cela des couleurs criardes ou des luminosités incohérentes, on a la cohabitation paisible, très visiblement organisée par l'esprit, de deux aspects autonomes de la matérialité : un aspect qui évoque sa réalité concrète 3D, et un aspect 2D délibérément artificiel et inventé par l'esprit. Sans oublier que toute la scène se présente comme une invention autonome de l'esprit de l'artiste qui ne prétend nullement représenter une scène matérielle réelle ou pouvant être réelle. Bien entendu on est là avec une expression analytique du contraste entre la matérialité et l'effet d'artificialité voulu par l'esprit puisqu'on peut clairement séparer ces deux aspects, tandis que la perspective atmosphérique en propose une expression synthétique dès lors qu'on ne peut y séparer la vue de la réalité matérielle et l'appréciation de la capacité de l'esprit à en rendre compte.

 

> chapitre 19 – Post-scriptum