Nous fuyons donc la neige (en ignorant si elle est polluée) et découvrons le beau temps sur le site de San Juan de la Peña, qualifié de "paysage naturel protégé" depuis 2007 sur une aire englobant la Peña Oroel. Depuis mon dernier passage ici en 2002, les deux monastères ont bénéficié d'importants travaux de réfection, autant celui remontant au Moyen-Age, incrusté dans une vaste anfractuosité de la falaise, que celui du XVIIe s. construit plus haut sur le plateau. Cette fois, ce n'est pas la culture, mais la nature qui nous amène ici (quoique les deux soient souvent liés), et nous partons pour un petit circuit en direction de la chapelle San Salvador. Curieusement, du gui pousse sur des conifères, phénomène que nous n'avions jamais observé auparavant. La pelouse qui entoure le monument est parsemée de muscaris, de dame d'onze heures (ornithogale en ombelle), toxique, ainsi nommée car ses fleurs ne s'ouvrent qu'en plein soleil, de centranthe rouge (valériane) dont les feuilles crues, très amères, peuvent être consommées en salades ou cuites dans deux eaux, d'orchis à fleur lâche et d'orchis mâle. En guise de lutte contre les infestations d'insectes, l'Instituto Nacional para la Conservacion de la Naturaleza a fait installer des petits nichoirs en bois pour inciter les oiseaux insectivores à s'installer sur le site. Un des objectifs doit être sans doute la réduction du nombre de chenilles processionnaires qui commencent à descendre des arbres à la queue le leu.
Nous recroisons le narcisse de Requien, aux curieuses feuilles de jonc fines et souples. Le climat à la croisée des influences méditerranéennes et atlantiques est propice aux plantes odorantes comme le thym qui envoient des bouffées parfumées sur notre passage. Les insectes à élytres émettent des rayons métalliques aux couleurs changeantes, tandis qu'ils butinent activement les renoncules blanches. Dès que nous prenons un peu de hauteur, nous commençons à apercevoir le promontoire où nous cheminions hier, la Peña Oroel, et l'immense barrière des Pyrénées qui se dégage enfin de son manteau de nuages, laissant apparaître ses cimes enneigées qui jouent à cache cache sous le ciel tourmenté.
Peu à peu, nous dominons le monastère de San Juan de la Peña et, comme hier, nous atteignons l'altitude où l'air semble s'engager dans un fleuve invisible qui s'écoule avec force en bousculant les obstacles. Ceux-ci nous ménagent quelque répit lorsque nous cheminons à leur abri, et nous éprouvons une brusque impression de chaleur. Les arbres ont souffert ici, certains ont été sciés et gisent sur le sol de galets inégaux, d'autres étirent encore vers l'azur leurs membres décharnés. Ont-ils été atteints par une maladie ? Je vois que la forêt semble continuer à perdre ses arbres dont les branches meurent les unes après les autres. Cela fait de la peine. Sur une réserve naturelle, toutes les conditions devraient être réunies pour leur éviter un tel sort. Je me demande ce qu'il se passe.
Des milliers de pins autour du Sanctuaire de la Miséricorde à Borja (Aragon, au sud de Tudela) ont justement dû être coupés parce que 40% de la forêt était attaqué depuis plus de deux ans par un parasite qui entraînait la mort des arbres sans pouvoir être détecté à temps. Ils dépérissaient sous les effets conjugués d'un champignon et d'insectes xylophages. Le Département de l'environnement du gouvernement aragonais a dû expliquer la situation à la municipalité de Borja et ses administrés.
"Le parasite appelé "sirococus" s'introduit à l'intérieur de l'arbre qui conserve sa parure supérieure, tandis que les branches basses commencent à sécher et que le tronc se fend à la première intempérie. Cette situation met en péril les promeneurs et oblige les forestiers à prendre des mesures sur les trajets qu'ils empruntent. Les éclaircies pratiquées pour éliminer les arbres atteints pourront permettre au chêne, espèce autochtone plus robuste, de se développer naturellement." Comme dans la forêt des Landes, ces maladies posent le problème de la reforestation en monoculture par des espèces à croissance rapide. Ces bois se trouvent à la merci du moindre envahisseur qui se répand facilement d'un arbre à l'autre sans obstacle.
Sur un autre site Internet, je découvre les effets de la mondialisation dont les conséquences se portent également sur la santé des arbres. L'agent d'infection se nomme le chancre résineux du pin (Gibberella circinata Nirenberg & O’Donnell) capable d'affecter 51 espèces de pin et le sapin de Douglas. C'est un champignon qui n'attaque que les arbres présentant des blessures. Ses spores se propagent aussi bien grâce au vent que la pluie et les insectes. C'est une maladie endémique au Mexique, mais depuis sa détection en 1986 en Californie, il s'est répandu dans diverses parties du monde (Haïti, Japon, Afrique du Sud, Chili, Irak). En Espagne, il est déjà introduit dans les régions des Asturies, Cantabrie, Galice, Navarre et Pays Basque, c'est la raison pour laquelle a été établi le document dont je tire ces informations, qui émane du gouvernement d'Aragon, peu désireux de voir le chancre se propager sur son territoire.
D'autres fléaux ont déjà dévasté nos cultures dans le passé. Le doryphore pour la pomme de terre, coléoptère des Etats-Unis plusieurs fois introduit en Europe, le phylloxera pour la vigne, insecte homoptère, sorte de puceron également importé des Etats-Unis en Europe, la maladie de l'encre, qui a presque totalement détruit les châtaigniers européens et dont pâtissent aussi les chênes, et maintenant les aulnes, provoquée par deux sortes de champignons filamenteux, Phytophtora cambivora et cinnamomi. La nature forme toujours un équilibre provisoire, qu'un agent perturbateur peut remettre en question, jusqu'à ce qu'une solution soit trouvée, par le développement d'une autre espèce prédatrice de l'envahisseur ou la formation d'une défense par l'espèce attaquée. En l'occurence, notre pratique de la monoculture et la plantation d'espèces non autochtones fragilisent les milieux en les transformant. Bien que de nombreux problèmes se soient déjà posés, nous persistons dans nos erreurs sans les corriger, soit disant pour des raisons économiques, mais surtout à cause d'une gestion à trop court terme. Combien de désastres faudra-t-il comptabiliser pour que nous changions nos comportements ?
Sur un genêt hérissé, je découvre une pelote de réjection où Dimitri distingue, parmi les débris d'élytres, un fragment d'une minuscule omoplate de souris. Ce sont sans doute les restes de repas d'une buse ou d'un faucon, régurgités par le bec. Les sucs digestifs des rapaces nocturnes sont faibles, l'aspect et le contenu de leur pelote est donc différent. Malgré l'ingratitude du sol, de nombreuses espèces sont présentes, et nos guides nous désignent encore l'hélianthème à fleur jaune (du grec "Fleur du soleil"), une vesse ventripotente, aux allures de galet, du muscaris négligé et de la saponaire de Montpellier (faux basilic). Je trouve un site sur Internet aussi amusant qu'instructif sur le caille-lait ou gaillet, plante très commune qui pousse aussi sur cette éminence de San Juan de la Peña. Il s'intitule "Sente de la chèvre qui baille" et remet en question la pratique très courante et qui a pris des proportions énormes avec Internet de rapporter des informations non vérifiées... Le sujet nous intéresse : Le Caille-lait caille-t-il le lait ? Il s'avère au bout du compte que cet effet n'a pas été observé malgré de multiples expériences avec la plante fraîche ou séchée, mais j'invite le lecteur à se reporter au texte original à l'humour dévastateur.
Une cétoine dorée aux reflets vert ambré mâchouille plus qu'elle ne butine les fleurs. Un article d'Actu-Environnement paru en mars 2010 informe de la publication de la dernière Liste rouge des espèces en danger en Europe publiée par l'Union mondiale pour la nature (IUCN). Cette liste qui examine l’état de conservation de près de 6 000 espèces européennes montre que 31% des 435 espèces de papillons d’Europe sont en déclin et 9% sont déjà menacées d’extinction. Elle révèle également que 11% des espèces de coléoptères saproxyliques étudiées (431 dont un tiers habitent en Europe) risquent de disparaître du continent, tandis que 7% sont menacés d'extinction à l’échelle mondiale. 13% des espèces sont également considérées comme presque menacées en Europe. Les principales menaces à long terme pour ces scarabées sont la disparition de leur habitat en raison de l'exploitation forestière et la diminution du nombre d'arbres adultes. Selon la liste, 14% des 130 espèces de libellules étudiées sont menacées et 11% sont classées proches de l’extinction en Europe. Nous retrouvons là une illustration des conséquences des interventions humaines sur les milieux naturels. Je me souviens avoir vu dans ma jeunesse à Arcangues quantités d'insectes bourdonnants, si nombreux qu'ils en étaient parfois envahissants. Dans mon jardin d'Anglet, je les compte désormais à l'unité, pourtant, je n'ai jamais utilisé d'insecticides depuis que j'y réside.
Un grand hêtre semble tout droit sorti d'un conte pour enfants, il est doté d'un tronc aux formes confortables, à la silhouette presque humaine, tordu pour faire place à une grande fente qui s'ouvre sur une obscurité mystérieuse. Des troncs décharnés se détachent sur le vide de la falaise de poudingue. Un petit oiseau s'approche, intrigué par l'enregistreur de Pascal, sans doute une mésange à tête noire. Je remarque deux troncs accolés, un feuillu et un résineux : c'est le premier qui sort vainqueur de cette promiscuité obligée et domine l'autre de tout son panache. Nous ne restons pas longtemps à la chapelle San Salvador, il y a un vent glacial, tout le groupe se blottit contre le mur exposé au soleil pour contempler le magnifique panorama. Pendant ce temps, descendue à l'aplomb du précipice, je réussis à surprendre dans mon objectif un couple de craves à bec rouge (ou de grands corbeaux ?), l'un qui vient de se poser sur la falaise (en contrebas), alors que l'autre s'apprête à s'envoler : il (ou elle) est de dos, les ailes en train de s'écarter, on dirait qu'il hausse des épaules ou bien joue au fantôme et cherche à faire peur. Sur le chemin du retour, c'est une mésange charbonnière qui cède aux instances du chant trompeur.
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Guides naturalistes : Dimitri Marguerat et François-Olivier Chabot - Groupe : 18 personnes (Cathy, Pascal, Jean-François, Jean-Pierre, Reine, Danie, Jacques, Françoise, Fabienne, Serge, Anne-Marie, Jacqueline, Françoise, Pierre, Catherine, Marie, Isabelle, Philippe). | Lescun Peña Oroel et San Juan de la Peña |
13 au 17 mai 2010 |