Les pénibles circonstances que nous vivons nous poussent à
rappeler que les sangliers étaient devenus une calamité agricole au cours de la
guerre 1914-1918.
Animaux prolifiques, malgré une taille avantageuse, leur
surabondance fut réalisée en peu d’années, la fermeture totale de la chasse
favorisa outre mesure leur reproduction, et les pouvoirs publics se trouvèrent
à leur insu, très brusquement, devant une situation où des mesures sévères de
destruction restèrent longtemps insuffisantes pour combattre le fléau.
La fin de la guerre, le retour dans leurs foyers des
nemrods, l’ouverture régulière de la chasse, l’institution de primes et les
autorisations nombreuses de battues régulières ou abusives, devaient, en une
douzaine d’années, ramener le cheptel sangliers dans des proportions
raisonnables.
Une invasion insidieuse, lente à se déclarer, était venue,
bien des années avant août 1914, peupler de sangliers toute une partie de la
France méridionale, où notre pachyderme était inconnu depuis plus d’un siècle.
Cette invasion a fait couler des flots d’encre ; on a
voulu y voir : « des animaux venus du Turkestan de 1912 à 1916 ! »
Nous tenons à déclarer que, bien avant cette date, les bois, les forêts, les
garrigues méridionales, étaient abondamment pourvus de sangliers.
Venus, on ne sait d’où, vers 1900, ils avaient commencé,
surtout à intéresser les chasseurs dès 1906 ; et le nombre s’était accru à
un tel point, qu’en 1910, le préfet du Gard autorisa la destruction, par
battues administratives, de 44 sangliers dans la seule forêt de La Valbonne. La
date d’apparition dans les départements voisins : de l’Hérault et de l’Aude,
avait été plus précoce. Cependant que certaines forêts cévenoles de la Lozère
et du Gard nous fournissent des documents sur la marche, assez obscure,
disons-le, de cette invasion, en des années jugées antérieures à la migration
générale ?
Cazalis de Fondouce a signalé, d’après le journal Le
Gaulois : que deux marcassins, un ragot et deux solitaires de 130 à
150 kilogrammes, avaient été abattus en mars 1888 dans la forêt de l’Aigoual.
H. de La Raillière, dans la Chasse Illustrée de 1884,
notait : « Dans tout le Midi de la France, le sanglier, très répandu
encore au commencement du siècle, a pour ainsi dire complètement disparu. Il n’en
reste plus que sur deux points très éloignés l’un de l’autre. Le premier est
les forêts de l’Estérel, dans la Provence orientale, sur le littoral
méditerranéen ; l’autre se trouve situé à l’extrémité de la base des
Pyrénées occidentales : c’est la forêt basque appelée la Morêne. Et
encore, les bêtes de l’Estérel sont-ils des animaux dégénérés et rabougris,
analogues à ceux qu’on rencontre en Corse.
« La forêt des régions méridionales, où a été tué, vers
1840, le dernier sanglier du Languedoc, se nomme Grésigne. Elle est placée sur
les bords du Tarn. Il s’agissait d’un solitaire, resté de longues années unique
de son espèce dans ce massif boisé.
« Les charbonniers du lieu l’appelaient le Gascou
(le Gascon). Il fut porté bas, par la meute du baron de Ruble, lieutenant de louveterie
du Gers. »
Nous avons publié naguère un travail sur les Invasions de
Sangliers dans le Midi de la France ; mais nous ne saurions considérer
cette étude comme définitive, et nous sommes heureux de pouvoir, à de longues
années d’intervalle, apporter une moisson de nouveaux documents.
D’après Louvreleuil, au XVIIIe siècle, on
trouvait des sangliers dans la forêt de Mercoire ; ils auraient disparu au
moment de la Révolution.
Le Journal de la Lozère de 1853 mentionne : « Depuis
quelque temps on avait observé, dans la commune de Bagnols-les-Bains, la
présence d’un sanglier et, le 28 mars dernier, jour où le pays était
couvert de neige, on a pu facilement le suivre et le tuer. Cette capture, très
rare, depuis que le pays est déboisé, a été exploitée très avantageusement, par
l’exhibition qu’on en a faite hier à Mende moyennant une petite rétribution, à
laquelle ont pris part un grand nombre de personnes. »
Puis, c’est le silence sur le sanglier pendant un quart de
siècle ; il nous faut arriver à 1878, pour retrouver trace de ces animaux ;
le Courrier de la Lozère, du 15 septembre 1878, rapporte la
correspondance du 10 du même mois, datée de Nasbinals : « Samedi
dernier, une rare et superbe capture a été faite dans la montagne du Trap. Un
sanglier sorti de la forêt d’Aubrac était venu s’égarer au beau milieu d’une
vacherie. Les ruminants firent mauvais accueil au vagabond pachyderme ;
une vache lui donna la poursuite et le transperça de part à part. L’animal,
blessé, s’enfuit sans résistance comme frappé d’imbécillité, ne se servant plus
de ses défenses aiguës et de son boutoir formidable.
« Dans cette circonstance, il passa à côté de quelques
montagnards qui l’attaquèrent avec leurs bâtons. L’un d’eux lui remit le coup
de la mort et entonna l’hallali sur son cadavre, puis on fit la curée, et
chacun vint vendre son contingent à Nasbinals, au prix de 2 francs le
kilogramme. Nous nous sommes tous régalés, car chaque famille a pu en avoir un
morceau ; la bête dépouillée pesait 45 kilogrammes. »
De l’avis du commentateur de la note, les battues
administratives répondent peu, les sangliers restant très rares et vivant à l’état
erratique dans le Gévaudan à la date de l’an 1878.
Cette rareté avait frappé les zoologistes les plus avertis.
Brehm, parlant de la distribution géographique du sanglier, a écrit : « Le
sanglier est le seul pachyderme d’Europe. À la grande joie des cultivateurs, au
grand chagrin des chasseurs, il est menacé d’une disparition prochaine. »
Ces lignes parurent en France en 1868.
Nous pouvons dire que cette prophétie d’un naturaliste de
valeur ne s’est point réalisée, et que c’est bien le contraire qui a été
constaté en France au cours de ces quarante dernières années.
Nous le trouvons, ainsi qu’il a été dit déjà, dans nombre de
départements où il n’existait pas depuis plus d’un siècle, et on l’a rencontré,
en 1930, dans l’île d’Oléron où il était totalement inconnu avant cette date et
où il avait pu aborder à la nage.
Redoutons que les hostilités ne laissent libre cours à une
multiplication dangereuse, et faisons des vœux pour que l’Administration
compétente se hâte de prendre les mesures utiles : mieux vaut prévenir que
guérir.
Nul plus que nous serait navré de voir « le dernier
sanglier à son dernier soupir ! » mais, entre cette extrémité et une
pullulation calamiteuse, la marge est grande.
Albert HUGUES.
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