Un chasseur, devenu touriste pour cause de fermeture de la
chasse, reste chasseur avant d’être touriste. S’il est capable tout comme un
autre d’admirer un paysage, d’apprécier le charme du bel agencement de ses
formes contre l’horizon, il suppute sa valeur cynégétique et reconnaît à la
nature du terrain pour quel gibier il est favorable. Il va loin dans la
connaissance des pays qu’il traverse, il devine la vie sauvage qui s’y donne
libre cours. Pour lui, une plaine, une forêt, une chaîne de collines, des garrigues
sont des aspects de la nature où des habitants non domestiques, le gibier,
trouvent un cadre pour leurs mœurs. Il connaît leur existence et, allant ainsi
du terrain aux végétaux qui y poussent, de là aux animaux que les végétaux
abritent et nourrissent, il donne à l’ensemble du paysage son sens vivant. Un
chasseur peut n’être pas touriste; mais, s’il l’est, il demeure chasseur.
C’est dans cet état d’esprit qu’au printemps dernier, par un
beau jour de mai, j’ai parcouru en auto quelques belles routes de France, de
ces routes qui ne sont point des autostrades qui épousent les profils des pays,
qui serpentent en plaine comme par amusement, qui tournent brusquement et sans
raison, si ce n’est pour obliger à ralentir, des routes à calèches.
Un jour de liberté. Les fusils soigneusement huilés
attendent au râtelier. Les chiens au chenil prennent de l’embonpoint. J’ai
sorti l’auto du garage. Les chiens sont venus au bruit du moteur avec l’espoir
qu’on va les emmener. Ils aboient joyeusement. L’auto continue son chemin. Je
devine leur regard triste et leur espoir déçu.
Nous prenons la route. Voici bientôt Alès d’où nous nous
élançons vers Nîmes la Romaine. Dès Vézénobres, les garrigues font leur
apparition : collines pierreuses couvertes de chênes kermès, les avaous ou
agarrus, comme on dit en provençal ... C’est une végétation basse,
inextricable, où l’on ne peut circuler qu’avec mille difficultés. Là, le lapin
est à son aise. Ceux qui y vivent ne deviennent pas très gros, un kilo au plus.
Mais quelle vivacité ! Il faut les voir passer un chemin, lorsque les
chiens sont allés les dénicher au creux d’une touffe : une ombre qui
disparaît sous d’autres ombres. Mais quel fumet lorsqu’un coup de fusil
habilement lancé au jugé les conduit à la casserole !
En novembre et décembre, on trouve aussi des bécasses dans
les garrigues. À première vue, des terrains aussi pierreux ne paraissent pas
devoir leur être favorables. Pourtant la dame au long bec doit s’y complaire,
car j’y ai rencontré de bons passages.
Nous approchons de La Calmette. Le lit du Gardon s’est
élargi. La plaine est garnie de peupliers et d’acacias. À cent mètres de la
route nationale, voici des prés où en décembre nous avons tiré des bécassines.
Voici maintenant un vaste champ de blé au-dessus duquel en hiver tournoient des
vanneaux. Nous traversons La Calmette. La route monte dans le village et entre
dans de nouvelles collines. Un petit bois de chênes et de pins parasols. La
garrigue nous presse à nouveau de toutes parts. De chaque côté de la route, il y
a des pancartes « Chasse gardée ». Du haut d’une côte, nous
apercevons la Tour Magne. Bientôt nous abordons Nîmes et les chênes kermès nous
accompagnent jusqu’aux maisons ...
Nous prenons la route de Saint-Gilles. Le paysage n’est plus
le même, l’horizon non plus. Le ciel a pris une couleur qui fait pressentir la
proximité de la mer. Tout le paysage a tendance à s’abaisser, à s’uniformiser.
Nous traversons bien encore quelques collines plantées de vignes et d’oliviers,
mais la route suit souvent de vastes terres. Dans Saint-Gilles, nous faisons
halte pour visiter l’église.
Maintenant, des deux côtés de la route, le chêne kermès et
le chêne vert ont disparu. Ils ont cédé la place aux saules et aux tamaris. Le
paysage est devenu plat. En nous retournant, nous apercevons dans le lointain
les crêtes des Cévennes. Devant nous, un pont franchit une rivière ; l’auto
s’y engage et provoque un bruit de ferraille ... Nous roulons sur l’autre
rive : nous sommes en Camargue et nous venons de franchir le Petit-Rhône.
L’auto nous emmène vers Albaron. Mais, lorsque nous nous sentons bien en pleine
Camargue, que l’île toute plate s’étend de toutes parts, qu’un paysage de
salicornes, de tamaris, d’herbes, de roseaux dans les marais nous environne,
alors nous faisons halte. L’odeur de la Camargue emplit nos narines. Le paysage
est plein de cris d’oiseaux. Des oiseaux chantent partout au ras de la terre,
des oiseaux qu’on ne rencontre pas au pays pourtant proche d’où nous venons.
Des échassiers évoluent dans le ciel. Hélas ! comme partout, il y a des
quantités de pies. Nous continuons notre chemin vers les Saintes-Maries. Sur
les étangs, des oiseaux de marais nous regardent passer et s’envolent si nous
nous arrêtons. Voici de beaux endroits pour chasser à la passée. On se souvient
des crépuscules d’hiver où, tapis contre un talus, on attend que le soir tombe.
La ligne rouge du couchant est seule à émettre une lueur. Les sarcelles et les
cols-verts passent dans le ciel. Les cartouches tirées rougeoient à la bouche
des fusils. Les détonations parviennent de partout et, les oreilles tendues, on
écoute de toutes ses forces les bruits d’ailes.
Combien, avec ces souvenirs, la prochaine saison paraît
alors lointaine !
L’auto roule toujours et suit la digue du Rhône. Elle passe
sous les beaux arbres des grands domaines. On aperçoit de belles demeures, des
vignes. Puis le paysage devient plus désertique. Au-dessus des marais, de gros
oiseaux tournoient. Soudain le clocher des Saintes-Maries apparaît. C’est le
but de notre première étape.
Après le déjeuner, nous roulons à nouveau sur une route qui
domine légèrement les marais. Une manade de taureaux derrière des tamaris ne
daigne pas s’apercevoir de notre présence. Soudain un lapin croise la route
devant l’auto. Le sol sablonneux est couvert de salicornes. Nous nous arrêtons
et nous avançons dans les salicornes pour voir les lapins. Il y en a des
quantités qui démarrent sous nos pieds et filent à travers les touffes. Soudain
nous en apercevons un, à une centaine de mètres, qui semble jouer, tant il se
roule sur le dos. Vexés qu’il se gêne aussi peu, nous approchons de lui. Le
malheureux joue un jeu terrible. Les braconniers ont calé des lacets, et il
vient de passer le cou dans l’un l’eux. Devant et derrière lui, deux de ses
congénères déjà morts gisent et les mouches les attaquent. Le pauvre lapin nous
regarde avec effroi et tire sur le fil. Les yeux lui sortent de la tête et s’injectent
de sang. Pour le sauver, j’arrache le piquet qui tient le lacet. Maître
Jeannot, qui ignore mes bonnes intentions, se débat ; il m’échappe et
rentre dans un terrier avec son lacet et son piquet. En a-t-il réchappé ?
Mais quelle plaie que le braconnage !
Nous laissons les deux morts pour lesquels nous ne pouvons
rien. Il n’y a personne à l’horizon, et nous continuons notre route. Voici Notre-Dame-d’Amour.
Voici le Vaccarès, habitat de la sauvagine. Des flamants, par longues files,
stationnent dans l’eau. Des petits échassiers courent sur les bords. Au loin,
nous apercevons par bancs des canards et des foulques. Notre chance veut qu’un
avion passe sur l’étang à basse altitude. Il fait s’envoler les oiseaux, et c’est
une merveille de voir le ciel plein de gibier.
Aussi, lorsque nous arrivons à Arles, c’est avec regret que
nous laissons derrière nous ce pays camarguais où les visions cynégétiques ont
tenu nos esprits de chasseurs constamment en éveil.
Par Bellegarde et Nîmes, nous nous rapprochons de nos
pénates. Voici de nouveau les touffes de chênes-kermès et de chênes-verts. Des
collines ondulent. Arrivés à Vézénobres, nous quittons la route nationale et
nous prenons une petite route sans platanes bordée par la campagne, une de ces
routes que l’on prend lorsqu’on va à la chasse. Elle grimpe sur le dos des
collines et nous conduit à de beaux points de vue. Avant Méjannes-les-Alès,
presque à l’entrée du village, deux perdreaux sortent du fossé. Affolés par l’auto,
ils courent sur la route, se heurtent, finissent par s’envoler et vont se poser
sur un mur en pierres sèches d’où ils nous regardent passer. Le Mont Bouquet,
couvert de chênes-verts, élève sa masse sombre devant nous. À nos pieds, le
paysage forme un cirque ceinturé de collines. Les terres travaillées, les
boqueteaux, les garrigues alternent. Le terrain est varié. Pour la chasse, il
est magnifique. De notre belvédère on imagine un lièvre poursuivi par des
chiens courants dans ce cirque. Nous échangeons nos impressions et nous
classons telle colline première comme remise pour les perdreaux. Tel chêne
blanc, bien en vue, doit être un excellent poste pour les grives.
Nous cherchons si quelque aigle du mont Bouquet ne tournoie
pas dans le ciel, un de ces aigles qui chasse de très haut et qui crie, si bien
qu’un dicton du pays s’adresse ainsi aux personnes bruyantes : « Vous
criez comme un aigle de Bouquet ».
Le soir tombe. Nous traversons des bois de chênes-verts.
Soudain Renard le goupil traverse la route, suivi de trois jeunes brigands, ses
enfants, qu’il emmène en maraude. Il a bondi dans le bois. J’arrête et je cours
pour essayer de les revoir. Notre braconnier a disparu ; mais j’aperçois
ses trois petits qui, le nez à terre, le suivent à toute vitesse en menant sa
piste.
La nuit est venue, nous approchons de la maison. Les chiens
aboient en entendant l’automobile.
La chasse est fermée. Mais, à travers les régions si diverses
que nous venons de parcourir, quelles belles visions de chasse se sont quand
même gravées dans nos mémoires !
Jean GUIRAUD.
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