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Souvenirs de chasse

Le braconnier du Valcarès.

À l’époque dont je vous parle, — et qui n’est pas si lointaine, — l’étang du Valcarès n’était pas encore destiné à devenir un « Parc national » pour le gibier de marais de nos régions du Midi : ses huit mille hectares d’eau saumâtre, pays d’élection de toutes les espèces de canards, étaient le refuge de tous les palmipèdes, échassiers et autres, qui y étaient fort peu chassés, les riverains de cette petite mer se contentant d’y faire des « passées », fort fructueuses d’ailleurs, le soir et le matin !

Quant à s’aventurer dans l’espace immense qui s’étend, sur plusieurs kilomètres, de Fiélouse au Carrelet, et de Mornès à Notre-Dame-d’Amour, il n’y avait guère qu’un homme qui l’osât, au vu et su de tous les propriétaires : c’était le fameux Riquel, le « braconnier du Valcarès », comme on l’appelait, bien qu’il n’eût rien d’un braconnier, et fût, au contraire, un brave et honnête homme ! Mais, quel chasseur !

Je vais vous raconter ma première visite à Riquel, qui fut suivie de beaucoup d’autres ! ...

... Aux approches de la Noël, nous résolûmes, mon ami B ... et moi, d’aller faire un tour en Camargue, pour rencontrer Riquel, et chasser avec lui sur l’étang du Valcarès !

À ce moment, le Valcarès était fort peu connu, et cet éden des chasseurs de sauvagine exerçait sur nous une attraction irrésistible ! Imaginez un étang immense, qui se trouve entre les deux bras du Rhône, tantôt desséché par les chaleurs de l’été et présentant des plages illimitées de sable, ou, plus exactement, — et c’est une des curiosités du Valcarès, — de milliards de coquillages, plus petits que des têtes d’épingles et qui forment le sable spécial qui sert de cuvette à l’étang, tantôt grossi par les pluies d’automne, ou par l’envahissement des eaux de la mer, sous la pression du vent d’Est du côté de Mornès !

Ce pays étrange, qui ressemble aux paysages exotiques, avec ses steppes arides, ses horizons sans limite, et, sur les eaux glauques de l’étang, les vols lents de flamants roses, a un climat, une flore, une faune spéciaux : c’est un véritable Paradis pour les chasseurs ! Vous en jugerez d’ailleurs !

Nous avions donc décidé d’aller passer deux ou trois jours dans la cabane de Riquel, qui est connu des Saintes-Maries-de-la-Mer aux Salins de Giraud ! Et nous partîmes ...

Une voiture, attelée de deux petits chevaux camarguais, infatigables, nous attend à la gare d’Arles, et nous y montons, avec nos provisions, car il faut compter uniquement sur soi en Camargue !

C’est par une froide matinée de décembre : une brume lourde pèse sur la cité arlésienne, et, en traversant le pont métallique de Trinquetaille, nous ne pouvons entrevoir que vaguement le Rhône impétueux, qui coule au-dessous de nous ! Nous sortons de la ville, nous sommes en Camargue, la grise Camargue ...

Le froid devient plus vif et pénètre comme chez lui dans le break ouvert à tous les vents :

— Il gèlera demain sur le Valcarès ! Un vrai temps de canards !

Et cette simple phrase me réchauffe mieux qu’une lampée de rhum ! Aux vitres ternies de la voiture, se succède l’alignement monotone des vignes inondées et gelées, entre lesquelles court la route ... ; de grands oiseaux, vanneaux ou gabians (mouettes) courent sur les talus, ou se lèvent lourdement pour aller se poser plus loin ... Nul être humain sur la route, ni sur le seuil des rares habitations que nous rencontrons.

Parfois, au loin, dans le brouillard, une ferme se découpe entre les grands arbres décharnés, et mon ami me désigne, par leurs noms, ces « mas » importants, et devenus des sources de revenus énormes, depuis les plantations de vignes en Camargue, et leur irrigation, qui les sauve du phylloxéra. « La Triquette ... Cabanes ... Notre-Dame-d’Amour ... »

— Attention ! — me dit B ..., au moment où nous passons près des pins superbes, qui bordent la route, là où elle se croise avec celle de Cabassole ... — nous approchons du Valcarès ! ...

Puis, il ouvre les vitres de la voiture, envahie par la fumée de nos pipes.

— Tiens, fait-il, un coup de mistral !

On sent, en effet, comme un frémissement qui court, parmi les joncs jaunis et les « inganes » squelettiques : à l’horizon, du côté Nord-ouest, une barre horizontale, d’un bleu foncé, s’agrandit à vue d’œil ! La brume s’effiloche, les nuages fuient, le ciel devient plus clair ...

Soudain, le mistral arrive ... Brutale, impétueuse, son haleine glacée nous fouette en plein visage ... Et c’est un enchantement !

Le soleil paraît, éclairant les étendues immenses du Valcarès, qui se trouve là, sous nos yeux ! C’est un changement de décor irréel ! Nous marchions dans la solitude et une demi-obscurité, et nous voici en pleine lumière, devant un spectacle bien fait pour emballer de jeunes chasseurs.

Le Valcarès est là, s’étendant à perte de vue, et, sur l’immense étang, au loin, des vastes bandes noires, qui sont des vols innombrables de canards ! Ah ! l’on ne sent plus le froid ni le vent ! On regarde et on est ébloui !

La voiture s’arrête, avant que nous ne soyons revenus de notre joyeuse stupeur : nous sommes parvenus à la cabane de Riquel ! Un gai salut provençal nous accueille, et Riquel paraît, au seuil de sa cabane en briques de mâchefer, avec le toit de chaume pointu particulier aux cabanes de Camargue !

Les cheveux gris, la figure ouverte et sympathique, le « Braconnier du Valcarès » nous fait les honneurs de son chez-lui ! Peu de choses : deux pièces ; dans l’une, une grande cheminée provençale, où pétillent des troncs de tamaris c’est la salle à manger, avec les fusils pendus à la muraille ainsi que des filets, des empaillés ; l’autre est la chambre trois hamacs, une armoire arlésienne, au mur un tambour, l’instrument de musique de Riquel.

Nous le félicitons, nous l’interrogeons :

— Beaucoup de canards ?

— Il y en a bien quelques « flots » ! Il le faut, car le marchand de gibier d’Arles est venu hier : il veut cent canards pour les fêtes ; je les lui ai promis pour demain ...

— Cent canards d’ici demain ?

— Vous me donnerez un coup de main !

— Quand cela, Riquel ?

— Tout de suite, après déjeuner, dans une heure ou deux ! Venez donc voir ma flotte : nous en aurons besoin !

Nous sortons pour voir sa « flotte » : elle se compose d’une grande « bette » plate, avec un petit mât, et un « nego-chin » (noie-chien), minuscule, et qui est le vrai bateau de chasse, l’autre servant plutôt au transport ...

On déjeune des provisions apportées, auxquelles Riquel a ajouté deux sarcelles savoureuses ; on allume les pipes, on chausse les grandes bottes de cuir, on prend ses fusils.

Riquel en a deux, un calibre 10 Lefaucheux, et une énorme canardière à piston, calibre 0. Nous portons à bord un poêle à pétrole, pour faire du vin chaud, en cours de route, car il fait un froid sec, on amarre le « nego-chien » à l’arrière de la « bette », puis, sur le coup de midi, en avant ! ...

(À suivre.)

Jean RIOUX.

Le Chasseur Français N°595 Janvier 1940 Page 9