Depuis l’origine du cyclisme, les techniciens du pédalage
ont signalé l’importance et l’efficacité du « jeu de la cheville » ou
Ankle-play des Anglais. Il n’est pas d’ailleurs de cycliste expérimenté
qui ne le pratique instinctivement. Mais il est utile à tous de savoir comment
ce jeu régulier et étendu d’une articulation facilite et harmonise la
progression à bicyclette ; mieux averti, on s’efforce de pratiquer un coup
de pédale parfait, afin d’en obtenir le meilleur rendement locomoteur. J’ai
expliqué ici, assez longuement et à plusieurs reprises, ce qu’est l’Ankle-play
et comment on l’acquiert.
Le jeu de l’articulation du genou, qui intervient
dans le pédalage, et de façon prépondérante parce qu’il est commandé par les
muscles très puissants de la cuisse, n’a donné lieu jusqu’ici à aucune
considération technique, du moins que je sache. On a sans doute estimé qu’il
était toujours convenablement limité et réglé par la « position classique »,
assurée en plaçant la selle de façon que le talon du pied se pose sans effort,
à jarret déployé, sur le cadre de la pédale. Cependant, quand on mesure ainsi
la distance qui doit exister entre la selle et la pédale — ces deux points
entre lesquels, au cours du pédalage, le membre inférieur joue sur ses trois
articulations, hanche, genou et cheville — l’amplitude de jeu du genou
peut encore varier suivant la position de la selle par rapport au pédalier.
Et ces variations de l’amplitude du jeu du genou ont des conséquences marquées
sur la facilité et la puissance du pédalage. Tâchons d’expliquer cela.
L’amplitude du jeu articulaire est mesurée par la différence
(en degrés) entre l’angle ouvert que fait la jambe sur la cuisse quand
la pédale est au plus bas de sa course et l’angle fermé qu’elle fait
quand la pédale est au plus haut de sa course. Cette différence, qu’on peut
appeler : angle de travail, serait très grand, de 160 degrés
environ, si la jambe s’étendait droite sur la cuisse, pour pousser sur la
pédale, puis se repliait complètement contre cette cuisse, à la remontée de la
pédale. Mais les muscles se trouveraient dans de très mauvaises conditions de
travail ; le coup de pédale devenu saccadé serait épuisant.
Les muscles débitent facilement leur énergie quand les
articulations qu’ils commandent sont mobilisées dans la zone moyenne de leur
jeu possible. C’est la loi du « travail en demi-flexion », le plus
économique et qui peut durer le plus longtemps. Aussi la position à bicyclette,
que la pratique a déterminée, n’étend guère la jambe sur la cuisse qu’à 125
degrés, et ne la replie qu’à 85 degrés, ce qui donne, pour l’angle de travail
ou d’amplitude, environ 40 degrés (fig. 1).
Remarquons bien que ce jeu de 40 degrés est obtenu lorsque
la selle est placée de telle sorte que la verticale, passant par la jonction de
ses deux tiers antérieurs avec le tiers postérieur (point ischial sur lequel
reposent les os ischions), tombe à 30 centimètres environ en arrière du
pédalier. C’est la position de selle que j’ai recommandée, ici même et dans mon
livre « Vive la bicyclette. » pour obtenir une « position
en machine » commode et efficiente (fig. 2).
Or, en déplaçant la selle en avant ou en arrière, et
on peut le faire de plusieurs centimètres dans l’un ou l’autre sens, il est
possible de conserver la même distance entre le point ischial et la pédale. Il
suffit d’abaisser la selle quand on la recule, de l’élever quand on l’avance,
cela dans une proportion assez fixe qui correspond à un centimètre d’élévation
pour deux d’avancement. Sans insister sur le recul qui se pratique rarement,
disons donc qu’à la condition de la hausser de 4 centimètres, on peut avancer
la selle de 8 centimètres — ce qui mettra à peu près son bec sur la même
verticale que le centre du pédalier. La distance restera la même entre le point
ischial — ou l’articulation de la hanche — et la pédale. Autrement
dit, la pédale étant au bas de sa course, on pourra poser le talon dessus, en
étendant complètement la jambe, comme on le faisait avec la selle placée 8
centimètres plus en arrière et 4 centimètres plus bas.
Au temps du grand bicycle, on était nécessairement
juché au-dessus du pédalier central. Dès la bicyclette inventée, on trouva
beaucoup plus confortable de se placer en arrière du pédalier, de 30
centimètres et parfois davantage. Les coureurs, qu’ils fussent de route ou de
piste, se plaçaient toujours ainsi, avec seulement de légères variantes
individuelles : de Terront aux Trousselier et Lapize, en passant par Lesna
et Huret, cette position fut de règle.
Depuis une dizaine d’années, la position haute et en
avant est devenue à la mode ; on a été jusqu’à amener le bec de selle
de plusieurs centimètres en avant du pédalier, ce qui exige un guidon à longue
potence portant le buste presque par-dessus la roue avant. Cette mode est
certainement une conséquence de l’évolution des courses sur route, et
particulièrement du « Tour de France », qui se gagnent dans les très
longues et très dures côtes de montagnes : c’est une position pour monter
les cols à la plus grande vitesse possible. Les coureurs italiens, Grinda et
surtout Binda, en furent les protagonistes et lui durent de beaux succès. Chez
nous, leur élève, le populaire Vietto, la poussa à ses dernières limites
raisonnables ; elle lui permit ses prestigieuses envolées dans les Alpes,
mais aussi, à mon avis, sa médiocrité sur le plat, ses défaillances fréquentes,
sa difficulté à se mettre en forme.
Pour quelle raison ces variations de position influent-elles
sur le pédalage et son rendement ? Je pense que c’est surtout en intervenant
sur le jeu du genou, sur l’angle de travail, qu’elles modifient de façon très
nette, faisant ainsi varier la façon dont les muscles peuvent fournir leur
énergie.
La silhouette de Vietto, décalquée sur une photographie
prise pendant le Tour de France, nous montre que le membre inférieur droit,
presque complètement étendu quand la pédale est en bas, présente un angle du
genou très ouvert jusqu’à 150 degrés. Le membre gauche, pédale en haut, se ferme,
au genou, à angle aigu de 70 degrés. L’angle de travail, ou amplitude du jeu articulaire,
est donc 150 – 70 = 80 degrés. C’est le double des 40
degrés que nous trouvons avec la position en arrière (fig. 3).
Une si grande différence nous fait présumer que les effets
du pédalage, tant sur la progression de la machine que sur l’organisme du
cycliste, doivent également différer. Et nous tâcherons de préciser ce qu’il en
est.
Pour le moment, contentons-nous de dire que Vietto et ses
émules ont leurs raisons, qui sont assez bonnes, de monter de la sorte ;
mais que les cyclistes, qui, même grands randonneurs et fanatiques
cyclotouristes, n’ont pas à grimper des Galibier et des Iseran à 16 kilomètres-heure
de moyenne, ont bien tort de prendre, pour être à la mode, une position
inconfortable et dangereuse.
Dr RUFFIER.
|