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Les « agglomérés » de nos routes

La raison nous dit qu’un cycle à une place est fait pour être occupé par une seule personne.

La raison nous dit que, lorsque la distance de la selle à la pédale (au point mort bas) est très supérieure à la longueur de jambe de l’individu qui emploie une telle machine, celui-ci doit, ou baisser la selle, ou monter un vélo plus petit, ou planter ça là et prendre l’autobus.

Et, que voyons-nous ? des « agglomérés » de deux et parfois trois individus (généralement ayant le sourire) sur une seule bicyclette. Des gosses de cinq ans pédalant sur la machine de leur père, assis sur la barre du cadre ou dans le vide (une jambe passant en travers du cadre) transformés en monstres, les coudes à la hauteur des yeux, et se dandinant, se démettant, gigotant, tricotant et se déhanchant hideusement, et divaguant sur les routes parmi les autos filant à cent à l’heure.

Quant aux agglomérés, ils se composent généralement :

    1° d’un cycliste assis normalement ;

    2° d’un copain ou copine placé sur le porte-bagage arrière ;

    3° parfois d’un troisième être à califourchon sur le porte-bagage avant. Tout ça rigole et chahute, toujours parmi bolides ou camions.

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Il y a aussi les agglomérés cycliste-échelle, cycliste-paniers, cycliste-pots de peinture. Parfois, l’association homme-objets est plus complexe : Voici un ouvrier pédalant en sabots (!) Il porte sur l’épaule droite une échelle de trois mètres aux deux bouts de laquelle pendent des pots de rouge et de vert. Il tient le guidon de la main qui termine le bras passé en travers de l’échelle. De l’autre main, un pinceau et parfois un troisième pot.

Et toujours, pour compléter le décor, camions de dix tonnes roulant à 60, voitures de tourisme filant à 110.

Tel est l’aspect de nos routes, et principalement des environs de nos villes moyennes. Chose extraordinaire : il n’en résulte pas beaucoup de catastrophes. Tout ça ne s’écrase pas trop.

Le conducteur de l’auto peste et grogne contre ces « sales cyclistes », mais en tue rarement. Les « sales cyclistes » agglomérés ne tiennent aucun compte des bolides ; et moins que tout autre, le gosse de cinq ans, qui, poussant le vélo du papa avec des contorsions de danseur de Saint-Guy, gagne l’école primaire sans se biler, alors que théoriquement il a mille chances sur une d’être, envoyé dans le décor à chaque croisement par la touriste du vieux docteur, la camionnette du marchand d’oignons, le quinze-tonnes de l’entrepreneur.

Tout est donc pour le mieux.

Ah ! non ... Ne me faites pas dire une chose pareille. Non, tout n’est pas pour le mieux. Mais coupons court : Y a-t-il ou n’y a-t-il pas un règlement prescrivant aux cyclistes de rouler les uns derrière les autres ? Y a-t-il ou n’y a-t-il pas un règlement interdisant aux usagers de cycles à une place, de mettre des enfants, des copains ou des filles sur leurs porte-bagages ?

Enfin, y a-t-il une voix, celle de la raison, qui devrait, à elle seule, suffire à condamner de pareilles pratiques !

Mais, je vous entends : « Oh ! … la raison, vous savez ? » Et les règlements ? « Oh ! les règlements … les règlements ? ... »

Alors, pourquoi les règlements existent-ils ? Je ne demande pas qu’on en fasse. Je demande, si l’on en fait, qu’on les applique. C’est tout.

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Voyons ! Est-il donc si difficile de pédaler normalement, en tenant sa droite, en utilisant un vélo à sa taille ?

Est-ce une volupté, pour la fiancée du tourlourou, de s’asseoir sur une barre de fer, les pieds dans le vide, les jambes tendues pour ne pas accrocher les rayons ?

Est-ce si drôle, si gai, si aimablement fantaisiste de se cramponner à un dos de cycliste, tel un naufragé à une épave, au lieu d’aller à pied ?

Et vous, qui craignez pour votre enfant et surveillez sans cesse son état de santé, madame la laitière ou la marchande de légumes, trouvez-vous bien de le transporter, dos au vent, sur deux tringles à l’avant de votre vélo poussif, que frôle l’autobus à une vitesse d’express, ou contre lequel s’effondre le cantonnier-cycliste au premier débouché de chemin ?

Et ne comprenez-vous pas, tous, que les automobilistes sont parfaitement fondés, dans ces conditions, à demander qu’on vous renvoie sur des trottoirs (qui n’ont de cyclables que le nom), mais où vous serez, au moins, à l’abri d’un permanent danger de mort ?

O douceur des lois et règlements français ! L’on n’en tient aucun compte, et ça va tout de même. Et il y a des Français assez naïfs pour souhaiter une dictature ! Comme si l’obligation d’obéir pouvait se concilier avec le tempérament français !

En somme, ce que les philo-dictaturistes voudraient, c’est que les fois fussent impitoyablement appliquées aux autres, pour les autres.

Vive le dictateur qui obligera les automobilistes à nous respecter ! — crient les cyclistes.

Vive le tyran qui enverra les cyclistes pédaler sur les trottoirs ! — s’écrie l’automobiliste.

Et les piétons : — Vive le chef qui exigera et obtiendra l’arrêt total de tout ce qui roule, pour nous permettre de traverser les rues en lisant le journal.

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Tout cela est très joli, mais ne change rien à ce qui est ; et ce qui est, je le trouve-vraiment ridicule. Il est inadmissible que, sur les autodromes que nos routes sont devenues, on lâche des enfants sur des bicyclettes où ils ne peuvent même pas s’asseoir, avec des pots de lait ou des cartables plein le guidon.

Il est inadmissible que les cyclistes déambulent deux, trois, quatre de front, avec un copain sur la roue ou une échelle sur le dos.

Mais il est admirable qu’un frêle engin de 16 kilos puisse résister à ce travail sans se partager en huit, et même seulement en deux.

Gloire à nos constructeurs, même à ceux qui créèrent ces bicyclettes devenues vieux clous et que l’on soumet à un traitement qui prouve la solidité de leurs reins, si j’ose dire.

Mais je préférerais qu’on mît le holà une bonne fois à ces expériences de résistance ; et je serais heureux que les selles servissent à s’asseoir et les porte-bagages à porter des paquets plutôt que des copains. Rendre l’admirable engin qui s’appelle un vélo, même un vieux vélo, à sa simple et individuelle fonction, c’est le souhait que je formule ; et j’en ajouterai un second : c’est que les règlements soient appliqués et qu’une contravention soit une contravention.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°595 Janvier 1940 Page 23