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Apiculture

Les abeilles et les fruits.

Un lecteur du Chasseur Français nous écrit : « Je viens de lire, sous votre signature, dans le numéro de novembre, ceci : « Les ouvrières de la ruche sont incapables de percer la peau des fruits ; l’examen de leurs mandibules ou mâchoires suffit à montrer qu’elles ne peuvent attaquer les fruits sains. Si ceux-ci sont endommagés, c’est aux oiseaux ou aux guêpes qu’il faut s’en prendre ... Lorsque les abeilles se trouvent en présence de fruits déjà entamés, elles peuvent tenter d’en sucer le jus ... »

Au mois de juillet dernier, j’étais sur le point de vous écrire afin de vous demander de me faire connaître un moyen pour empêcher les abeilles (je ne dis pas les guêpes), de dévaster une partie de ma production fruitière. Seuls, les événements actuels m’ont fait perdre de vue cette préoccupation.

Veuillez me permettre de vous faire part de mes observations, rigoureusement exactes, faites avec minutie et patience, durant la récolte de mes prunes et pêches.

Au-dessus d’un prunier, exceptionnellement pourvu de Reine-Claude dorées, dont beaucoup ont atteint le poids de 75 et 80 grammes, j’ai remarqué une assez grande quantité d’abeilles provenant d’un rucher distant de quelques centaines de mètres.

Monté sur une échelle, quelle ne fut pas ma surprise de constater que beaucoup de prunes étaient entamées, parmi celles qui approchaient de la maturité.

J’ai enlevé les fruits à peu près mûrs et vérifié soigneusement qu’il, n’y en avait aucun d’entamé.

Le lendemain, je me suis mis en observation. Les abeilles étaient là, mais elles ne touchèrent rien, les fruits n’étant sans doute pas assez mûrs. À la suite de nouvelles observations, les fruits mûrissant, de nouveaux dégâts furent constatés.

Il ne pouvait être question, pour moi, de ramasser mes prunes avant maturité complète, cette variété manquant un peu de sucre.

Force me fut donc d’attendre et parfaire mes observations.

Dès qu’une prune arrivait à point, les abeilles s’y installaient, et, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, le fruit était percé et creusé.

Sous mes yeux, elles ont opéré sans aucune crainte, et aucune ne m’a piqué.

J’ai renouvelé mon expérience plus de vingt fois, toujours avec le même résultat. Je repérais une prune saine, bien dorée, et, dès que le soleil dardait ses rayons, elle était attaquée et mangée.

Aucune guêpe n’a jamais volé sur ce prunier.

J’ai fait les mêmes expériences sur trois pêchers qu’elles m’ont littéralement mis à mal. Les pêches étaient beaucoup plus vite percées que les prunes.

Un grand prunier de Reine-Claude violettes, dont je ne pouvais pas atteindre les hautes branches, a été saccagé. Je dois à la vérité de dire que, sur cet arbre, elles étaient en compagnie de guêpes.

Citant ces faits à un apiculteur de mes amis, il voulut, pour être convaincu, observer lui-même le manège des abeilles : « Si je ne l’avais pas vu, me dit-il, je ne l’aurais pas cru. »

Je puis donc, en toute certitude, vous affirmer que les abeilles percent la peau au moins des prunes et des pêches et qu’elles mangent toute la partie mûre avant de s’attaquer à un autre fruit.

J’aime beaucoup le miel et je ne ferai pas de mal aux abeilles. Je sais, d’autre part, quel rôle elles jouent dans la fécondation des fleurs ; mais j’ai acquis la certitude que, nombreuses, elles peuvent faire beaucoup de mal dans un verger, car les fruits percés n’ont plus aucune valeur marchande.

Je crois devoir ajouter qu’elles n’ont jamais touché une seule poire. J’en attribue la raison au fait que la poire doit être ramassée avant maturité. Les abeilles ne doivent donc pas les trouver à leur goût. »

*
* *

Voici notre réponse :

Nous avons reçu jadis un rapport sur cette question d’un très bon observateur, habitant le Midi, dans une région où abondent les prunes, les pêches et les abeilles.

Il reconnaît, comme vous et comme tout le monde, que les abeilles achèvent d’endommager certains fruits entamés plus ou moins par les oiseaux, les guêpes, etc. ; mais il nie absolument que les abeilles attaquent des fruits sains n’offrant pas la moindre tare.

Il est, en effet, hors de doute que les mandibules des abeilles sont ainsi faites, qu’elles ne peuvent trouer la peau d’un fruit. Elles peuvent effilocher un tissu, malaxer une matière plastique, comme la cire, mais percer, non, et encore moins percer et creuser un fruit, comme vous le dites, « en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. »

Vous ne cueillez vos fruits que lorsqu’ils sont parvenus à complète maturité. Mais êtes-vous sûr qu’à ce point de maturité, la peau ne soit pas légèrement éclatée et qu’elle n’offre pas une fissure, si petite soit-elle, par où la « pillarde avette » peut introduire son suçoir ? Avez-vous examiné vos fruits à la loupe ? Et, s’il y avait des guêpes, en même temps que des abeilles, sur vos prunes violettes, il paraît étrange qu’il n’y en ait pas eu sur vos prunes dorées !

Ce qui nous porte à croire que celles de vos prunes et pêches sucées par les butineuses étaient déjà entamées, c’est que vous dites que les abeilles mangeaient toute la partie mûre avant de s’attaquer à un autre fruit. Cela ferait supposer qu’elles exploitaient à fond ces fruits préalablement ouverts, parce qu’il leur était impossible de toucher aux autres.

Votre cas nous paraît être celui de certains vignerons qui laissent leurs raisins sur les ceps jusqu’à ce qu’ils soient tellement mûrs que le jus menace de sortir. Il a été dûment constaté que les abeilles n’attaquent pas les grains sains, mais seulement ceux qui sont crevassés par la pluie ou l’excès de maturité, ou entamés par les guêpes.

Il doit en être ainsi de vos pêches et de vos prunes. En attendant, pour les cueillir, qu’elles soient très mûres, vous vous exposez à ce qu’un excès de maturité les fasse plus ou moins crever, et lorsqu’il se produit la moindre exsudation de jus sucré, les « buveuses de rosée » savent bien l’apercevoir et la mettre à profit.

Croyez-vous que vos fruits seraient moins savoureux et n’auraient pas autant de valeur marchande, si vous les cueilliez un peu moins avancés ? Ne mûriraient-ils pas aussi bien s’ils étaient détachés de l’arbre un ou deux jours plus tôt, avant que les guêpes et les abeilles soient tentées d’y goûter ?

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas oublier — et nous sommes heureux de constater que c’est bien votre conviction — que c’est aux abeilles, en majeure partie, que vous devez ces beaux fruits, auxquels vous attachez justement beaucoup de prix, et que vous vous feriez à vous-même plus de tort qu’elles ne vous en font, en les proscrivant de votre verger.

Faites la chasse aux guêpes et frelons, dressez des épouvantails pour les oiseaux, mais laissez en paix les petites ouvrières de nos ruches qui fécondent les fleurs et sont, à ce titre, les meilleures collaboratrices des producteurs de fruits.

P. PRIEUR.

Le Chasseur Français N°595 Janvier 1940 Page 44