Un de nos confrères publiait récemment une « petite
histoire illustrée » éminemment actuelle :
— Avez-vous dessiné votre carte d’Europe ? demande
un professeur.
Et l’élève de répondre :
— Oh ! non, m’sieur, je n’ai pas encore lu le
journal ce matin !
Il est certain, hélas ! que la « carte
politique » de l’Europe se transforme depuis quelques années avec une
rapidité déconcertante sur les pages bariolées des atlas. Mais les « cartes
physiques » du monde, avec les arêtes solides de leurs montagnes, le tracé
inébranlable de leurs fleuves et de leurs rivages, paraissent plus coriaces. Il
est rare qu’un Lesseps, d’un coup de ciseau géant, sépare deux continents ;
et, pour dire la vérité, ces grêles coupures qui ont nom Suez ou Panama,
colossales à l’échelle de l’homme, sont bien peu de chose sur le planisphère
bleuté des terres et des mers !
Six cents ans sous la mer.
— Une œuvre plus vaste — « cartographiquement »
parlant — est celle des Hollandais, qui viennent de terminer l’encerclement
et l’assèchement partiel du Zuiderzée. On sait que cette échancrure, familière
à nos crayons d’écolier, et qui rompait le littoral européen au nord d’Amsterdam,
était la trace d’une terrible catastrophe : dans une nuit de tempête et de
grosse marée de l’an 1282, la mer du Nord rompit ses digues, engloutissant 70
bourgs ou villages et noyant 10.000 personnes.
Les ingénieurs néerlandais sont parvenus à isoler cette
nappe d’eau, non pas d’un seul coup, ce qui eût donné lieu à des « courants
de marée » irrésistibles, mais en la divisant au moyen de digues
intérieures. Vidés au moyen de pompes à moteurs électriques ou Diesel, ces
bassins donnèrent naissance à autant de champs bas ou « polders »,
submergés depuis plus de six siècles, mais que les eaux de la pluie dessalèrent
en quelques mois.
La nappe d’eau centrale, coupée de la mer par une grande
digue, forme aujourd’hui le lac d’Isjel ; et tout le monde a trouvé son
profit dans l’opération ... à l’exception des poissons migrateurs qui
frayaient depuis six siècles dans le Zuyderzée, et qui viennent périr par
milliards devant la digue !
Une erreur de Jules Verne.
— De telles « transformations géographiques »,
opérées de main d’homme, s’étendront peut-être demain à toute la planète,
favorisées par le progrès de l’outillage technique : excavateurs, pelles à
vapeur, camions, béton, etc. Les maîtres actuels de la Russie ne viennent-ils
pas d’étudier un grand projet de dessèchement de la mer Caspienne, grâce
à un colossal barrage bâti près de Kamychine, en travers du fleuve Volga ?
Dans le sud de la Tunisie existait autrefois un vaste golfe,
sur l’emplacement duquel se trouvent aujourd’hui les « chotts » à
croûte de sel ; des navires de l’époque romaine, naguère encore, ont été
découverts dans le sable, mais ces nobles débris furent utilisés incontinent
par les indigènes pour faire du feu !
Un grand projet, présenté par le capitaine Roudaire et
approuvé par de Lesseps, vit le jour sous le Second Empire. Il s’agissait de
couper la côte par un canal, afin de permettre aux eaux de la Méditerranée, de
la Syrte de Gabès, d’envahir leur ancien domaine. Cette nappe d’eau eût modifié
complètement le régime des pluies dans le Sud-tunisien et créé une industrie de
la pêche ; le contour de l’inondation englobait, par contre, 70 oasis dont
on eût indemnisé les occupants.
Les avantages du projet Roudaire parurent-ils à l’Empereur
discutables ? Les météorologistes semèrent-ils le doute sur ce mirifique « climat
artificiel » espéré des ingénieurs ? La grande œuvre de Roudaire
resta sur le papier ... Sage décision, au surplus, puisque de récents levers
géodésiques indiqueraient que la fameuse dépression des Chotts se trouve tout
entière ... au-dessus du niveau de la Méditerranée !
Ne jetons pas trop vite la pierre à l’audacieux Roudaire ;
de Lesseps ne croyait-il pas lui-même, avant les travaux du canal, qu’il
existait une dénivellation de 2 mètres entre les niveaux marins de Suez et de
Port-Saïd ? Jules Verne s’est fait l’écho de cette erreur classique dans Vingt
mille lieues sous les mers, quand il fait passer le Nautilus par l’« Arabian-Tunnel ».
On sait qu’une autre « opération géographique »,
singulièrement plus urgente et fructueuse, s’impose à nous dans la région du
lac Tchad. Usé par l’érosion naturelle, Un certain « seuil » rocheux
est en train de s’effacer entre le Tchad et le bassin de la Bénoué, affluent du
Niger ; déjà, en temps de crue, les eaux du grand lac franchissent le
seuil, qu’elles rongent dangereusement, et vont se perdre dans le Niger qui les
porte au golfe de Guinée. Encore quelques années, et ce sera la baisse rapide
et l’assèchement du Tchad.
Le général Tilho, avec toute l’autorité désirable, a jeté un
cri d’alarme. Le grand lac africain alimente souterrainement la « nappe
des puits » d’un énorme territoire ; l’assèchement ou même une baisse
importante de son niveau signifierait la mort pour des millions de têtes de
bétail, la famine pour des millions de Noirs qui vivent sous notre drapeau :
le Sahara avancerait de 300 kilomètres ! Actuellement, les travaux
nécessaires sont encore « à l’échelle humaine » ; souhaitons qu’ils
soient menés à bien avant que le désastre géographique du Tchad soit un fait
accompli.
Le « Formidable Événement ».
— Mais il est d’autres « catastrophes lentes »,
d’une prodigieuse ampleur, qui modifient l’écorce terrestre de la façon la plus
singulière.
Au fur et à mesure que le noyau central de notre globe se
contracte, cette écorce solide s’affaisse. La lune agit également sur elle, en
provoquant par attraction de véritables « marées terrestres » :
chaque fois que l’astre des nuits passe dans le ciel, le sol s’élève de 50
centimètres sous nos pieds !
Ainsi se produisent des déformations très lentes mais qui
pourraient avoir une énorme influence sur les destinées humaines. L’Europe, par
exemple, se plisse dans le sens Nord-Sud, telle une fraise à la Henri II ;
la Finlande s’élève, tandis que la plaine de l’Allemagne du Nord s’abaisse, par
un mouvement de bascule ... N’attendons point, du reste, d’un destin
vengeur, l’inondation de la moitié de l’Allemagne, la submersion de Brème et de
Hambourg ! Ces événements-là demandent des siècles et des millénaires.
Dans un de ses plus curieux romans, intitulé Le
Formidable Événement, l’auteur d’Arsène Lupin décrit un phénomène
grandiose : le soulèvement du fond de la Manche, qui fait apparaître de
nouveaux territoires et soude la Grande-Bretagne au continent !
Une telle fantaisie prête à sourire, et cependant elle
repose sur des bases scientifiques. Le fond de la Manche, ainsi que celui de la
mer du Nord, ont été tantôt émergés, tantôt submergés au cours des âges. Les « océanographes »
modernes, armés de leurs sondes, ont pu tracer l’ancien rivage, encore existant
sous la mer, de ce vaste « plateau franco-anglo-irlandais » aujourd’hui
englouti à une profondeur minime de 200 mètres.
Ces golfes submergés, ces estuaires, ces montagnes
noyées, qui prolongent les monts anglais de Wicklow, sont d’ailleurs bien
connus des pêcheurs qui les nomment : Petite et Grande Sole, trou aux
Raies, banc Labadie, banc Melville.
Au milieu de ces plaines franco-anglaises, la Seine coulait
jusqu’au large de Brest. Le Rhin recevait la Tamise à gauche, l’Elbe à droite,
et allait finir au voisinage de la Norvège ; ce fleuve énorme traversait
le plateau, aujourd’hui sous-marin, du Dogger-Bank, d’où les filets des
chalutiers ramènent au jour de formidables ossements de mammouths !
Bien mieux : ce Rhin préhistorique, cette Seine
submergée coulent encore ! Des mesures méthodiques de salure, exécutées à
la bouteille Nanssen, ont permis de repérer le cours sous-marin de ces eaux douces
qui suivent le lit ancien en ne se mélangeant que très lentement aux eaux
salées ambiantes. Ainsi s’expliquerait que tels saumons bagués, descendus à la
mer, remontent fidèlement dans le même fleuve : c’est qu’en réalité ils ne
l’ont pas quitté !
Pour certains poissons, tels que les thons rouges, le
Pas-de-Calais est une réalité géographique encore peu digne de confiance :
pour se rendre de la Manche dans la mer du Nord, ils font le tour par l’Écosse !
Reverrons-nous ces territoires engloutis, ces villes d’Ys
aux cloches de rêve ? Cela n’est pas impossible ; au temps de Jules
César, on accédait à pied sec dans une partie des îles anglo-normandes :
puis les côtes ont continué à s’abaisser jusqu’au temps de Charlemagne. Depuis l’an
800, la bascule est repartie en sens inverse et, d’ici deux ou trois mille ans
— bien peu de chose dans l’histoire de la Terre ! — l’Angleterre
pourrait bien se retrouver soudée au reste de l’Europe.
Ce jour-là; les descendants de M. Baldwin pourront répéter
avec une incontestable évidence : « Notre frontière est sur le
Rhin » !
Pierre DEVAUX.
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