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Souvenirs de chasse

Le braconnier du Valcarès.

Ah ! quelle traversée merveilleuse, inoubliable ! Il fait une bonne brise, comme disent les marins, le mistral ayant légèrement faibli, et la petite voile se tend, imprimant au bateau une allure rapide ! Le temps est radieux, et pourtant, les dimensions du Valcarès sont telles que c’est à peine si l’on peut apercevoir l’autre rive : près de 10 kilomètres de large.

Devant nous, derrière, à droite, à gauche, hors de portée de tous côtés des vols, des « flots » de canards ... Ils sont loin ; mais l’air est si clair qu’on distingue leurs couleurs, leurs espèces ... Riquel, qui tient le gouvernail, nous les énumère complaisamment :

Les cols-verts, très nombreux ; les siffleurs, au cri aigu ; les « coterous » bruns, qui rasent l’eau en volant ; les « queues longues », à la queue d’hirondelle ; les siffleurs huppés, qui ont au-dessus du bec une aigrette écarlate ; les « canets » gris ; toutes les variétés de plongeurs, qui disparaissent sous l’eau, à notre approche ; les « spatules » au bec plat, énorme ; les cols roux, au col de rubis ; les tricolores, dont les ailes déployées rappellent les trois couleurs du drapeau ; les « grisons » presque blancs, et les vols immenses de sarcelles et de foulques, etc., etc.

Notre admiration touche à l’incrédulité !

Soudain, un vol, ou, comme dit Riquel, un « flot » de cols-verts se lève, au devant du bateau, à portée semble-t-il à notre impatience ! Du même mouvement instinctif, nous saisissons nos fusils : les quatre détonations éclatent, sans résultat, bien entendu !

Mais, à ce bruit inusité, les centaines de vols, qui nous entourent et semblaient presque endormis, se réveillent brusquement. Un battement d’ailes retentit comme un sourd et puissant grondement, et, de tous côtés, se dresse une sorte de mur géant, fait de toutes ces ailes, de tous ces corps, se croisant, se vissant dans l’éther, de leur vol triangulaire, et, en dix secondes, il ne reste plus un seul canard en vue ...

— Eh bien, nous fait Riquel, vous voyez qu’il y a encore quelques canards dans le Valcarès ! Seulement, ajoute-t-il, en souriant, si vous vouliez les chasser comme ça, vous seriez sûrs de rentrer bredouilles ! ... Je vais vous montrer comment il faut approcher les canards ...

Il dit, lâche le gouvernail, enjambe le bordage, et, avant que nous puissions faire un geste pour le retenir, il saute à l’eau, chaussé de ses grosses bottes ... Nous nous précipitons à son secours, et nous ne pouvons retenir un éclat de rire, en le voyant debout, ayant à peine de l’eau aux genoux et hâlant l’amarre du « nego-chin », qu’il amène bord à bord de la « bette ».

— Jetons l’ancre ! fait Riquel.

L’ancre est tout simplement une grosse pierre, attachée à la barque et qu’il envoie sur le fond de sable. Puis, en un tournemain, il fait ses préparatifs de combat : au fond du « nego-chin », il dépose sa lourde canardière, qu’il place sur un petit épaulement, ad hoc, évidé dans l’avant du canot-miniature ; il prend également son second fusil, se passe des gants énormes, en peau de mouton, cousus par lui-même, et qui lui remontent presque jusqu’aux épaules ; puis il s’étend sur le fond de la frêle et instable embarcation, et, se servant de ses mains gantées comme de palettes, qu’il manœuvre silencieusement dans l’eau, il quitte la « bette » et remonte contre le vent ...

Prodigieusement intéressés, et ne faisant pas attention à la bise glacée, nous suivons les moindres mouvements de la coquille de noix ; il nous faut bientôt prendre nos jumelles pour la distinguer, car elle va contre les lames, et disparaît parfois aux regards ...

Elle semble passer au milieu de vols de canards, qui se sont posés plus loin, et qui ne semblent prêter aucune attention au « nego-chin », à peine plus gros que l’un d’eux ... La barque monte encore, puis, soudain, abandonne cette direction et semble revenir sur ses pas, sous le vent, à la dérive, mais maintenue sans doute dans la bonne voie par les palettes que sont les mains de Riquel ...

Côtoyant presque des vols peu importants, qui s’écartent à peine sur son passage, le « nego-chin », qui semble un tronc d’arbre flottant, car Riquel est invisible, se dirige peu à peu, — et nous comprenons la manœuvre, — vers un « flot » très dense de cols-verts, qui noircit, dans nos lunettes, une large bande d’horizon ...

Chose curieuse, bien que le « nego-chin » aille vite, sous le mistral, la distance qui le sépare des canards ne semble pas diminuer. Il est certain que les palmipèdes, alertés par nos coups de fusil de tout à l’heure, ou inquiets de voir ce tronc d’arbre s’acharner à leur poursuite, cherchent à s’échapper en nageant ...

Ce qui provoque un changement de tactique de Riquel : la petite barque s’arrête, vire de bord, remonte de nouveau contre le vent, loin, si loin que nous avons de la peine à l’apercevoir; puis elle revient plus vite, cette fois, gagnant du terrain sur le « flot » de canards, rassuré et presque immobile ... elle approche, elle approche ... on dirait qu’elle touche les premiers cols-verts, de sa proue ...

Brusquement, un nuage de fumée, des milliers de points noirs qui volent et se croisent dans les verres de nos jumelles, puis, au loin, une détonation sourde, profonde, suivie de deux autres, plus rapides, plus sèches ... le braconnier du Valcarès a réussi ... On le voit maintenant courir à droite, à gauche, revenir vers le bateau, en sortir de nouveau, y revenir encore ... Enfin, il s’arrête, monte dans la barque, où il se tient debout, et tenant à la main cette longue perche qu’on appelle « partègue » en Camargue, qu’il appuie sur le fond, pour donner de l’élan à la barque, il revient avec une rapidité inouïe, si l’on tient compte des prodiges de force, de souplesse et d’équilibre que nécessite une telle impulsion donnée au « nego-chin » ! En cinq minutes, il est là ... Le voici ...

Nous ne pouvons attendre; nous sautons dans l’eau glaciale, nous allons vers lui ...

— Eh bien, Riquel ?

— Eh bien, ça n’a pas mal marché ! — et nous pouvons voir la petite barque jonchée de canards. Il continue : — Vous avez vu ? Un coup de canardière dans le gros « flot » ; puis, deux coups du 10, au moment où ils se levaient ...

— Combien ?

— J’en rapporte une cinquantaine ... mais ils étaient méfiants, les gaillards !

Cinquante canards ! Nous échangeons un regard avec mon ami. Mais Riquel ôte ses gants, et nous voyons alors ses mains qui viennent de rester plus d’une heure dans l’eau glaciale ... Elles sont rouges, gonflées, les veines saillissent ... Quel courage, quelle endurance a-t-il fallu à cet homme pour arriver au but ? ...

Préparons vite un vin chaud d’honneur pour le réconforter ! Et buvons à la santé du Braconnier du Valcarès !

Jean RIOUX.

(1) Voir no 595.

Le Chasseur Français N°596 Février 1940 Page 70