Cependant il ne faut pas penser que les rizières sont
toujours les lieux, favorables pour la bécassine. D’abord il y a une période,
entre la récolte et le nouveau labour, où ces champs, abandonnés à eux-mêmes,
se dessèchent et ne présentent qu’un sol tellement dur que même les instruments
agricoles n’y mordent guère. Deux ou trois jours d’une inondation légère pour
que l’eau s’infiltre, suffisent pour la préparation du sol au labour, et aussi
pour y attirer les longirostres. Probablement les animalcules dont ils vivent,
enfouis et en torpeur, pendant la sécheresse, se réveillent et remontent aux
couches supérieures de la terre. C’est le moment dont doit profiter le
chasseur, car il trouve réunies les deux conditions propices : humidité
sans immersion du sol, et couvert effectif mais peu dense. Peu de temps après,
le laboureur vient, soit avec sa charrue avec attelage d’un ou deux buffles ou
bœufs (jamais des chevaux qui s’enfonceraient dans la boue), soit avec un outil
hybride, ni bêche, ni pioche, ayant comme la première une lame large et plate,
mais adaptée au manche à angle droit. Quelquefois on trouve encore des
bécassines aux terres fraîchement retournées, même près de l’homme qui laboure,
qu’elles ne craignent point ; mais, le couvert manquant, elles n’y
demeurent jamais longtemps. Après vient le hersage du champ, suivi d’une
inondation complète : il n’y a plus de végétation et alors il va sans dire
qu’aucune bécassine ne s’y risque. En attendant, les semailles ont germé dans
des pépinières et le moment venu les pousses sont transplantées dans le terrain
ainsi préparé et inondé. À mesure que les tiges croissent, on fait baisser le
niveau d’eau, et alors vient un instant où d’un côté le sol n’est plus submergé
mais seulement couvert d’un peu d’eau, et fortement fangeux ; quand le riz
est tout près de la maturité, le champ est inondé encore une fois. Alors les
longirostres, à nouveau, n’y trouvent pas un endroit favorable, mais, quand les
champs sont dans ce stade, le moment de leur migration de retour n’est plus
lointain.
Il faut ajouter, pour être exact, que les bécassines ne se
limitent pas aux rizières ; elles fréquentent aussi d’autres terrains de
nature marécageuse. Souvent, et c’est ce qui déroute parfois, les bécassines ne
sont pas là où elles devraient être selon leur habitude ; on les rencontre
à des endroits où il ne les voit pas s’arrêter, par exemple sur des champs tout
à fait secs, peu propices pour vermiller. Que cherchent-elles là ? De
l’abri, rien de plus, quand les rizières n’en présentent pas. Alors elles
attendent la nuit pour aller se nourrir dans les rizières.
Il y a beaucoup de points sur lesquels les bécassines
ordinaires de l’Europe et celles de Java se ressemblent. Ainsi, contrairement à
l’assertion de M. de La Fuye dans son livre (p. 13), celles-ci (sont
expressément nommées les îles de la Sonde) sont moins sauvages que les
premières. Ce qui n’est pas exact. Je dois avouer que moi-même n’ai que peu
d’expérience de la bécassine européenne, mais je connais parfaitement celle de
Java. Certainement il existe des circonstances et périodes, où les bécassines
tiennent ferme ; mais n’est-ce pas le cas en Europe ! Le livre cité
en fait lui-même mention (p. 27) disant que, certains jours, elles
tiennent comme des poux et même en circonstances réputées comme défavorables à
la chasse.
En général, les chasseurs, en Europe, chassant au chien
d’arrêt, sont en meilleure condition qu’ici, où on n’emploie pas un auxiliaire
aussi précieux. Pour cela, nous tirons à l’improviste. Quant au grand nombre
des bécassines dans ces parages, dont il est fait mention, il y a quelque chose
de vrai, du moins en comparaison des pays hautement cultivés et drainés comme
la France ; mais il ne faut pas exagérer. Ici ce n’est pas partout pays de
cogagne, comme beaucoup le croient. Cela dépend de la contrée qu’on habite.
Souvent il faut aussi faire d’assez grands déplacements en chemin de fer ou en
auto, pour trouver un champ de chasse qui en vaille la peine.
Je ne nie point qu’il y a des contrées privilégiées, où
parfois un chasseur a tué dans une journée 200 bécassines ; mais de telles
prouesses ne se faisaient qu’à de hautes altitudes, où la température modérée,
comme au printemps à la Riviera, permettait de chasser jusqu’au coucher du
soleil. Et, à côté des tableaux fabuleux faits sur des marais de l’Irlande,
c’est bien peu.
La ressemblance en habitudes des deux espèces est telle que
je peux m’abstenir de m’étendre sur celles de la stenura à Java. Il
suffit de se référer à ce qui est dit à ce sujet dans le livre de M. de La
Fuye. Sauf, comme cela va sans dire pour les renseignements sur la conduite en
temps de gel et givre, tous les deux inconnus ici, au moins là où les
bécassines séjournent. Pour l’influence du vent, bien qu’il existe aussi ici,
elle n’est pas importante. La question de bien ou mal tenir est principalement
dominée par la présence de plus ou moins de couvert ; ainsi dans la
période où les rizières avant d’être labourées ne présentent qu’une végétation
de mauvaises herbes de peu de hauteur, elles sont très farouches, pour devenir
plus maniables quand elles sont à l’abri des tiges de riz et même tenaces au
gîte, vers la fin de la saison lorsqu’elles se croient — non sans raison — entièrement
soustraites à la vue de ceux qui chassent. Elles se montrent surtout sauvages
lorsqu’elles gîtent en bandes.
Le vol des bécassines européennes, surtout les fameux
crochets qu’elles y exécutent, ont fait écrire déjà des milliers de lignes en
toutes langues. Pourtant tout le monde n’est pas d’accord jusqu’ici. C’est
parce que des savants s’y ont mêlés, et cela complique des questions simples.
Je ne veux pas cependant controverser et, m’abstenant de tout jugement sur les
habitudes des longirostres ayant subi l’influence de la civilisation
occidentale, je me contente de mettre en évidence que, dans ce pays aussi, les
bécassines font parfois des crochets. Mais c’est loin d’être leur coutume
habituelle. Je dirai seulement que les « remous » dans l’atmosphère,
si bien connus de nos aviateurs, sont, à mon avis, le facteur générateur de ces
égarements du vol droit. C’est peut-être pour cela que dans ce pays, où
généralement les courants d’air sont moins violents et plus constants qu’en
zone tempérée, ce n’est ici qu’exception, alors qu’ailleurs c’est la règle.
Il faut dire aussi deux mots sur la vitesse du vol. Plus
d’une fois, assis dans un express se mouvant à une vitesse de 85 à 90
kilomètres par heure, j’ai vu des bécassines s’envoler presque parallèlement à
la direction du train, même diverger et suivre un parcours plus long, qui non seulement
n’avaient aucune peine de se tenir de pair avec le train, mais même encore
arrivaient à le devancer lentement. D’après cette observation, l’évaluation de
la vitesse du vol des bécassines, à 100 kilomètres par heure au moins, n’est
pas exagérée. Plus vertigineuse encore est la vitesse à laquelle elles
descendent du haut du ciel à la terre, se laissant tomber ailes closes pour les
rouvrir à quelques pieds de hauteur, juste assez pour enrayer et, après avoir
décrit un petit arc au-dessus du sol, s’y poser doucement.
(À suivre.)
J. OLIVIER.
(1) Voir nos 588 et suivants.
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