Quelque part sur le front — suivant le terme consacré — mes
yeux, parcourant le Chasseur Français, tombent sur une étude concernant
l’Élan en Pologne (1). Et aussitôt en foule, jaillissent les souvenirs de mon
séjour là-bas — 1919-1923 — souvenirs d’amis exquis : où
êtes-vous maintenant ? Quel pays, quelle vitalité, quelle foi en
l’avenir ! Quels rêves vers une Pologne grande, forte, libérée. Son
douloureux martyre nous atteint ; nous la retrouvons et nous l’aimons,
tout ardente dans sa foi chrétienne et dans son patriotisme, concrétisée dans
cette appréciation de ceux qui ont vu combattre son armée en septembre 1939 et
ont décerné au soldat polonais ce magnifique éloge : « Brave,
instruit, robuste, ayant à un très haut degré l’amour de sa patrie, le soldat polonais
a, à matériel égal, largement dominé ses adversaires. » Que bientôt
finisse pour elle ce cauchemar déjà vécu en 1916.
1919, débâcle allemande ; les légions grises de
Pilsudski libèrent le pays, les légions bleues de Haller arrivent de France à
la rescousse. Le Russe est déjà là, il tient l’Ukraine. Chassé de Lwow, Tarnopol,
le Sereth, le Zbrucz, l’Ukraine est déblayée, l’Ataman Petlioura renvoyé dans
ses steppes. La Pologne respire : 1920 et Toukaczeski sont encore loin. On
s’organise, on vit, on vit intensément, comme on a vécu dans les années qui ont
suivi la guerre. Le Français peut promener de la Baltique à la mer Noire son
auréole de prestige, les cœurs s’ouvrent à lui et le cœur polonais est chaud,
vibrant et sincère. Période splendide où les difficultés et les mesquineries
quotidiennes n’ont pas encore percé la vague d’enthousiasme et de foi dans une
Europe que l’on vient de reconstruire.
Quel magnifique pays de chasse offrait alors la Pologne à un
passionné de ce sport, appelé à parcourir en tous sens ces contrées, toujours
en contact avec ce gentilhomme polonais si imprégné de culture française.
Au Nord, entre Lithuanie, Lettonie et Russie, du Niemen à la
Dwina, pays de forêts et de lacs alternant avec des terres cultivées. Variété
et densité de gibier comme il n’en doit pas exister ailleurs en Europe. Loups,
renards de tous poils et toutes les espèces de sauvagine. Perdrix grises,
gelinottes, tétras. Toute la gamme des gibiers d’eau, toutes les variétés de
canards, tous les genres de grands et petits échassiers. Bécasses : slomka,
la grande rousse qui niche au bois ; bekass la petite grise qui niche à la
limite des marais ; et enfin le grand lièvre russe qui atteint 16 livres
(de 420 grammes) et dont la fourrure grise, d’un blanc argenté par places en
hiver, double concurremment avec la fourrure d’été du petit renard blanc
sibérien, les grands manteaux de voyage russes en peaux de rennes ou de
poulains.
À l’Ouest, la Poznanie, grandes terres à blé, betteraves et
pommes de terre, alternées de grandes forêts de pins. Terre ravie autrefois par
l’Allemagne, chasses organisées à l’allemande, très vives en perdrix grises,
lièvres et surtout chevreuils : les fauves à longs bois droits en dague
et, plus petits, les gris à bois légèrement en lyre, daims, cerfs.
Au Sud, les Carpathes dont les massifs élevés et
relativement difficiles : beskides occidentales (Tatras) et beskides
orientales (frontière roumaine), renferment de gros animaux, ours et lynx et
dont la partie plus perméable est riche en chevreuils et sangliers et renferme
ces légendaires dix-cors des Carpathes dont pas un chasseur digne de ce nom n’a
poursuivi jusqu’à réalisation la capture.
Au Sud-est, les plateaux de Podolie, l’Ukraine pays des
Terres noires, pays de blé et de chanvre, pays de larges ondulations sans
arbres avec de larges coupures marécageuses formées par les affluents du Dniester :
Gnila-Lipa, Zlota-Lipa, Sereth, Zbrucz, marécages où s’ébat toute la gent
aquatique et où l’on rencontre sur les plateaux, avec l’inévitable canepetière,
le Drapp ou grande outarde.
Enfin à l’Est, l’un enserrant l’autre, la grande
forêt : Bielowicza Puszcza et les marais de Pinsk. Il faut avoir séjourné
plusieurs mois dans ces contrées et y avoir chassé en été et en hiver pour se
représenter ce que ces deux mots signifient. La forêt, c’est l’ancienne réserve
des Tsars qui avaient fait construire à son centre un rendez-vous de chasse et
une voie ferrée y accédant ; 152.000 hectares d’un seul bloc et une
infinité de boqueteaux, bois, petites forêts surgissant des marais environnants
qui l’encadrent. De l’eau et du bois. Comme bois, deux essences
principales : le pin rouge, au fût droit ne cassant pas à la neige, et le
bouleau argenté. Au pied, l’eau. Au dégel, le pied de chaque tronc et les
racines proches forment point d’appui pour le pied ; entre les arbres,
c’est le bain jusqu’au genou. En été, tout ce sous-bois est envahi de baies
sauvages, myrtilles, fraises, airelles rampantes.
Dans un compte rendu de la visite du maréchal Goering au
maréchal Rydz-Smygli, un journaliste en mal de linguistique a traduit Bielowicza
Puszcza par Forêt de la Tour Blanche : c’est purement grotesque. Bielowicza
est Bielowicza comme Fontainebleau est Fontainebleau ; quant à Puszcza,
c’est intraduisible en langue française. Ce mot est à la forêt ce que le
« Wild » est au nord Canadien, la « brousse » à l’Afrique
centrale, le « Maquis » aux montagnes de Corse : cela exprime,
avec la force créatrice de la végétation, la solitude, la désolation, le vide,
la rigueur du climat joints à une étendue indéterminée : c’est la Puszcza.
C’est l’une des deux dernières réserves des « Zubr »
(bisons) la seconde étant au Caucase. C’est la limite sud du parcours du « Los »
(élan) ; il s’y cantonne volontiers avant de reprendre son existence
erratique en Lithuanie, Lettonie et Finlande, c’est l’habitat du « Glucew »
(grand tétras), du « Trzecew » (petit tétras), des « Jazonbek »
(gelinottes), pays des cerfs, des daims, des chevreuils, des sangliers.
L’épaisseur de la couche de neige, souvent 1 mètre, la rigueur de la
température, -30° à -40° pendant l’hiver, éliminant tous les sujets chétifs,
l’abondance de la nourriture due à la chaleur estivale qui monte souvent à 30°,
la tranquillité absolue dont ils jouissent (le fusil était interdit au paysan russe)
sont à la fois une sélection et une condition de développement optimum pour
tout ce gibier qui atteint des grosseurs nettement supérieures à celles de nos
contrées. J’ai personnellement abattu un solitaire qui pesait 16 puds (256 kg.)
et l’on m’a assuré que, du temps des Tsars où on les nourrissait avec du seigle
en hiver, on en voyait de 18 et même 19 puds (300 kg.).
Un ouvrage extrêmement intéressant, mais malheureusement
très rare en librairie, Bielowicze in deutscher verwaltung, décrit
l’exploitation de la forêt de Bielowicze pendant l’occupation allemande de 1916
à 1918. À côté de la technique forestière très bien traitée, l’auteur étant un
officier spécialiste allemand ayant fait, je crois, un stage à notre école de
Nancy, tout ce qui a trait à la chasse ou à l’exploitation du gibier, pour
employer son expression, est raconté avec un humour, très grossier, à la
prussienne, mais suggestif.
Le vieux roi de Bavière, enragé chasseur, a rejoint, à son
arrivée à Varsovie, le train de l’armée allemande. Avant que cette dernière
n’entreprenne l’exploitation méthodique et n’apeure le gibier, il faut qu’il
tire les plus belles pièces, et surtout les bisons. Le soldat, à qui peut-être
les restrictions commencent à faire oublier la discipline, ne se fait pas faute
de puiser à pleines mains dans ce providentiel garde-manger. Les bisons,
raconte-t-il, étaient si sots qu’ils suivaient les voitures chargées de
fourrage (ils étaient ainsi alimentés en hiver) et venaient d’eux-mêmes
s’offrir aux cuisines roulantes. L’Auerhahn (grand tétras) nous attendait et
tombait de lui-même dans la marmite. Quoi qu’il en soit, le vieux roi fit de
fort beaux tableaux, mais si faciles qu’il ne continua pas à tuer ces gros
taureaux au pâturage. Il se consola en envoyant leurs dépouilles au præparatorium
de Dresde où on les mit en état pour les générations allemandes à venir.
L’exploitation, fut, à vrai dire, méticuleusement montée : 300 scieries et
une fabrique de conserves de viande qu’alimentait une compagnie de chasseurs.
En 1919, quand je visitais ces contrées, la forêt n’avait
pas l’air d’avoir trop souffert de cette exploitation ; les Allemands sont
méthodiques même dans leurs déprédations et le gibier chassé de la forêt était
très abondant dans les bois d’alentour. Il restait, d’après les dires du garde
chef polonais, de 20 à 30 bisons. Ils allaient presque disparaître pendant
l’offensive russe de 1920.
Cette splendide forêt est entourée d’une ceinture de marais,
d’une largeur de 200 kilomètres et d’une longueur de 500 à 600, partant de Brest-Litowsk
dans la direction de l’Est et du Nord-est. C’est un plateau central dont les
eaux sont en partie drainées sur le Bug et la Vistule par le canal Oginski, et
l’autre partie sur le Dnieper et la mer Noire par le Pripet, long ruban d’eau de
800 kilomètres. C’est le paradis de la faune aquatique où croît la meilleure
nourriture des canards, la « manne » de Pologne.
Il faut avoir vu à la fin du jour, en août, ce
tourbillonnement de canards allant en tous sens le long de la ligne Brest-Antopol-Pinsk,
pour se faire une idée de la densité du gibier d’eau dans ces parages. Ce qui
le retient aussi, c’est la surabondance de poissons qui est une des nourritures
principales de l’autochtone. Le moindre ruisselet de 50 centimètres de large
sert aux ébats des brochets que l’on pêche au trou d’air avec une pelle à
manier le grain. On en fait de grandes provisions en hiver, soit fumés, soit en
conserve. Quant aux anguilles, très abondantes aussi, on va les chercher
lorsqu’elles hivernent en paquets sous la couche de glace des mares peu
profondes.
Voilà passées rapidement en revue les possibilités de chasse
qu’offrait ce beau pays en 1919. Les moyens de communication étaient parfois
précaires, et il fallait souvent faire de grands détours, pour aborder certaines
contrées. Dans la partie orientale en particulier, 50 à 100 kilomètres en
voiture ou en traîneau étaient chose courante, mais on était bien payé de ses
peines.
Colonel P. P.
(1) Voir numéro de décembre 1939.
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