Accueil  > Années 1940 et 1941  > N°596 Février 1940  > Page 76 Tous droits réservés

Veillées de chasseurs

Le lièvre de Dudus

Bien des conteurs, que ce soit par la parole ou par la plume croient indispensable la précaution, avant ou après le récit, d’en affirmer l’authenticité « Celle-là, alors, je vous la garantis ... j’y étais ... » ou bien : « Je vais vous en raconter une qui, à tout le moins, a le mérite d’être vraie ... »

Beau mérite assurément. La valeur d’une histoire ne se mesure nullement à sa réalité, mais bien à sa vraisemblance d’abord, et surtout à son agrément. Comme tout est vraisemblable et possible en ce bas monde, car les plus folles imaginations n’arrivent pas à enfanter ce qu’échafaudent parfois les fantasques combinaisons du hasard, le mérite capital de l’histoire réside dans l’intérêt qu’elle suscite et l’agrément qu’elle procure.

Elzéar Blaze, qui était un maître conteur, l’a dit, il y a cent ans, et beaucoup mieux que je puis le faire, après avoir rapporté quelques faits de chasse à la vérité fort étonnants :

« J’ai lu cette histoire dans plusieurs livres sérieux ; je n’oserais pas la garantir, mais je serais charmé qu’elle fût vraie.

Qu’importe, d’ailleurs ? Elle est bonne, et je m’en empare. Bien des gens se récrieront : qu’importe encore. Racontez une anecdote, tant soit peu extraordinaire devant un sot ; il vous dira :

« C’est une gasconnade; ce n’est pas vrai; il ne faudrait pas avoir l’accent méridional pour être cru ; vous avez pillé cela dans M. de Crac, etc. ... » Imbéciles ! (c’est Blaze qui parle, je tiens à le rappeler ; d’ailleurs, il y a un siècle et, de plus, il s’adresse aux lecteurs du Journal des Chasseurs) que la chose soit vraie ou fausse, en avez-vous moins ri ? Voilà l’essentiel :

je vous apporte matière à jubilation et vous voulez auparavant disséquer mes paroles pour savoir si vous pouvez rire en conscience ! Aimeriez-vous mieux que je vous racontasse des choses niaises et incontestablement vraies. Par exemple : « Je me promenais sur le quai ; j’ai vu des gens qui traversaient la rivière dans un bateau ; j’ai vu une cuisinière qui revenait du marché ; elle avait des carottes, des oignons dans son panier. » Pour que l’anecdote soit bonne à conter, il faut qu’elle soit vraisemblable, voilà tout ; et même il en existe d’excellentes, par la seule raison qu’elles ne peuvent pas être vraies. Je dirai plus : une histoire n’est agréable qu’autant qu’elle est un peu brodée. Sur cent que l’on écoute avec plaisir, il n’en existe pas deux qui n’aient reçu du conteur un coup de polissoir. Celui qui brode le mieux a le plus de succès. L’homme qui ne raconterait jamais que des vérités serait le plus assommant des personnages. »

C’est l’évidence même. J’ai d’autant plus de mérite à me rallier à l’avis du bon maître que moi, faute de capacités, je ne brode jamais et que, dépourvu de toute imagination, je serre toujours l’exactitude au plus près, n’osant prendre avec elle les licences préconisées. Me voilà donc en droit de penser que vous me trouvez parfois le plus assommant des personnages. Je m’en excuse pour le passé, pour le présent et pour l’avenir, surtout pour le présent, car la menue péripétie que je me propose de rapporter ici, ne vous apportera pas matière à jubilation, comme le recommande plus haut le prince défunt des conteurs cynégétiques. Ce n’est qu’un trait d’altruisme, une noble inspiration, qui a la valeur d’un enseignement et fait le plus grand honneur au chasseur qui peut s’en honorer. On a souvent dit que nous sommes, nous, disciples de Saint Hubert, égoïstes, et impitoyables aux maladroits, aux débutants. L’histoire qui suit montrera qu’il y a en tout état de cause une exception. Elle est édifiante et digne de figurer dans les manuels primaires de morale et d’éducation, à côté des récits où l’on voit les passants dans la rue s’attrouper autour de la fillette en larmes qui a renversé son pot de lait et faire la collecte, non seulement pour qu’elle remplace le breuvage riche en vitamines, mais s’achète aussi une poupée de consolation. Ou encore, le Petit Savoyard, l’Enfant riche et l’Enfant pauvre, l’Écuelle de bois, et maints apologues du même tonneau qui contribuent à donner aux enfants une idée aussi réconfortante qu’illusoire de ce qui les attend aux différents tournants de l’existence.

Aussi, je crois devoir mettre les novices en garde : bien que la toute menue historiette du Lièvre de Dudus soit vraie comme le jour qui nous éclaire douze heures sur vingt-quatre environ, ils ne doivent pas croire, au contraire, qu’en semblables circonstances, ils rencontreront semblable générosité, surtout dans les pays où il n’y a pas absolument trop de gibier. Le Maconnais où était cantonné le lièvre de Dudus, est de ceux-là. À présent. Car autrefois ... Mais trêve de regret. Je commence, ou plutôt, je passe la parole à mon excellent camarade Signoret de la Roche-Vineuse, qui me conta l’aventure dans l’accueillant petit café blotti contre la toute petite et vieillotte église de Milly, si chargée de grandeur. Ce petit café le seul de l’endroit, est, d’ailleurs, la propriété de Dudus. Mais ce dernier était absent pendant le récit de Signoret :

Or donc, c’était, j’en ai retrouvé la date dans mon carnet de chasse, le 22 décembre 1935. Invités par un ami commun, M. G ..., de Sigy-le-Châtel, petite commune du Clunysois, à une partie aux chiens courants, nous avions passé une fort agréable journée, encore que Dudus, bouillant autant qu’inexpérimenté, car c’était son premier permis, n’eût rien tué.

Notre bon hôte s’en désolait. Dudus aussi, quoique moins ostensiblement. Pourtant il était obsédé par la pensée du retour au foyer, où l’attendaient la jeune épouse et les beaux-parents, sans doute attendris, mais un brin sceptiques et louchant avec trop d’insistance vers la carnassière, dès la porte franchie. Que diable ! on a son amour-propre, et celui d’un chasseur, la première année, est particulièrement à vif.

Nous entendions, en cheminant à la brune, le morne monologue de Dudus : « Cré bon sang de bon sang ... j’aurai-t’y donc ren tué ... Et ren à rapporter ... »

Nous échangions des regards apitoyés et hochions la tête en silence. Il appartenait à la délicatesse de notre ami G ... de trouver une solution. N’écoutant que les voix impérieuses de la compassion, il nous offrit l’accès d’un clos d’un hectare, attenant à sa propriété, réserve sacrée où se reproduisaient en toute quiétude deux ou trois douzaines d’authentiques lapins de garenne, destinés à d’éventuelles reproductions, et malheureusement mêlés à d’autres lapins, authentiquement de choux ceux-ci. Dudus n’avait qu’à choisir une victime parmi les premiers et à écarter ainsi le déshonneur de la bredouille. Il s’avança, classiquement, le doigt crispé sur la détente, ivre de carnage ... Et, naturellement, la suite va d’elle-même. Le premier coup de fusil de Dudus culbuta victorieusement le mieux en chair et le plus gras des élèves domestiques de notre hôte, un lapin argenté — mais à cette heure crépusculaire, ils étaient tous gris comme les chats — aux oreilles de six pouces, que les ménagères mâconnaises se seraient furieusement disputé au marché du samedi suivant, sur le quai Sud à Maçon ... N’insistons pas sur la déconfiture du chasseur. Les vrais lapins avaient, d’un bond, regagné leurs terriers et, pour comble d’infortune, nos deux courants, attirés par le coup de feu et se glissant par la barrière que, dans sa précipitation, notre héros avait laissée entr’ouverte, poursuivaient l’hallali en étranglant proprement le reste des lapins de choux, inaptes, eux, à une dérobade souterraine ...

Glissons. Notre ami G ... fut magnanime. Il exigea seulement que Dudus emportât son trophée et l’installa lui-même dans son carnier en allant chercher quelques pots de vin vieux qui, en toute autre circonstance, eussent ramené l’allégresse sur le front plissé de l’amateur qu’est Dudus.

Dans la voiture, en retraitant vers le foyer familial, il marmottait d’un air sombre : « J’en veux point de c’t’animal, tu y garderas ... j’en veux point ... tu l’donneras aux hospices ... ou à l’asile départemental ... mais j’veux point qu’y paraisse sur la table cheux nous ... j’aime cor mieux être bredouille ... »

Je fus inflexible. Dudus avait fauté, il fallait payer. Je lui remontrai qu’aux jeunes chasseurs les écoles sont salutaires, qu’au surplus on n’y échappe point, et qu’au prix de la courte honte durant l’exposition du tableau sur la table du café, il serait peut-être immunisé, à l’avenir, contre les emportements de son ardeur. Un vrai chasseur ne doit-il pas acquérir du sang-froid, du jugement, de la réflexion ?

À la longue, il en convint et se résigna; mais, comme la V 8 gravissait à fond de train les dernières pentes de Milly, je l’entendais implorer : « Bon Dieu, pourvu qu’il n’y ait personne à l’apéritif ... pourvu qu’il n’y ait personne... »

Je fus rassuré en poussant la porte du café. Le maire, l’instituteur, l’adjoint, quelques autres notabilités, se livraient avec ardeur aux subtilités de la coinchée. Notre irruption suspendit les travaux en cours. On nous savait à la chasse. On guettait la rentrée du néophyte. Qu’avait-il tué ? Grosse question de prestige auprès de la famille immédiatement accourue de la cuisine et dont les yeux brillaient de muette interrogation. J’avais lancé la lourde carnassière sur une table. Le néophyte faisait peine à voir et s’absorbait au comptoir dans la confection d’un cordial.

Son beau-père, M. L ..., avec une perspicacité rare, avait, d’emblée, mis le doigt sur la plaie ; tandis que Mme L ..., plus candide, à l’aspect de la gibecière rebondie, s’écriait en joignant les mains : « Mais c’est au moins un lièvre ! » il remettait froidement, quoique avec bonhomie, les choses au point :

« Des lièvres comme celui-là, j’en tue quand je le veux, mais je vais les prendre dans les cabanes au bout du jardin ... »

Dudus étant au supplice, je m’apprêtais à plaider les circonstances atténuantes, durant qu’une hilarité de bonne compagnie gagnait l’assistance, ponctuant les quolibets d’usage en pareille occurrence.

Mais Mme Dudus avait saisi le sac, y fourrageait fébrilement. Elle voulait voir pour croire. Elle sortit, par les pattes de derrière, et brandit triomphalement, avec un regard de victorieuse tendresse à son mari, un lièvre magnifique, un vrai capucin, de huit ou neuf livres ...

Durant un quart de seconde, Dudus vacilla, éprouvant une violente commotion. Puis son regard chercha le mien, l’espace d’un éclair. J’y lus une fervente prière, pendant que le plateau des picons chauds s’effondrait sur le carrelage ...

Et quelques instants plus tard, dans une atmosphère complètement retournée, lourde d’admiration, le héros racontait, avec les gestes :

« — ... J’entends la chasse qui se rapproche ... Ça gueulait ! ... Je me dis : Ravaude et Badineau doivent lui souffler au poil ..., toi, mon gaillard, tu n’y couperas pas de la dragée ..., je me colle derrière un murger ...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Signoret acheva :

— Vous voyez la suite. Et pan ! et pan ! Pardon, je me trompe, je crois bien que ce sapré Dudus n’a fait tousser son fusil qu’une fois ... Dame, au point où il en était, sûr de ma complicité, et de celle du brave M. G ... qui, pris de pitié, avait substitué un beau lièvre en réserve pour le réveillon au gibier déshonorant abattu par notre homme ... Quel geste ...

— D’un cœur d’or, murmurai-je, rêveur, tandis que le soleil descendait derrière les monts du Charollais et que, simultanément, montait de la cave le dernier, ou l’avant-dernier, on ne sait jamais, pot de Vergisson.

Jean LURKIN.

Le Chasseur Français N°596 Février 1940 Page 76