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Cyclotourisme

Quatre jours en Mâconnais, Beaujolais, Charolais.

Retour à la bicyclette.

— La rubrique du voyage à bicyclette est, dans notre Chasseur Français, une de celles que je suis avec le plus de sympathie pour avoir été, avec mon frère, un fervent du cyclotourisme. Mais cette sympathie, certes admirative, se teinte d’une considération peureuse, devant la longueur des performances relatées généralement. Il se digère, dans ces colonnes et couramment, des étapes quotidiennes de deux cents kilomètres et plus, entre le lever et le coucher du soleil ... Au temps déjà lointain de la jeunesse et de la forme, nous ne dépassions guère les vingt-cinq lieues dans les bons jours, lors de nos randonnées en Bretagne, en Touraine, en Anjou, dans les Landes, l’Armagnac, les Pyrénées ou la Provence. Il est vrai que notre conception du cyclotourisme était beaucoup moins de relier deux points géographiques d’une seule traite menée à bride abattue, le nez sur le guidon, que de flâner au hasard de sa fantaisie et des petits chemins, dans la province que l’on veut approfondir, de s’arrêter le plus souvent possible, pour bavarder avec le notaire, le cantonnier, le pharmacien ou la bergère. Et trinquer autour du vin du pays, quand il y en a dans le pays, car il diffère de bourg à bourg, voire de coteau à coteau. C’est en parlant avec les gens d’un pays que l’on finit par pénétrer son âme, si diversement attachante de région à région. Huit jours de ce petit train entre Indre, Cher et Loire, vous en apprendront bien davantage sur les caractères du sol et des gens de Touraine, qu’un raid organisé par les agences dans la promiscuité des cars.

Nous avons ainsi visité jadis bien des coins de la province du « plus beau royaume sous le ciel », et ce sont parmi les meilleurs souvenirs de tous les voyages auxquels nous obligea notre métier d’écrivain. Ils sont rassemblés : Sous les tonnelles des auberges de France paraîtront, en quelque temps plus propice. En attendant, notons les épisodes principaux de la plus récente de ces expéditions, entreprise, aux confins montagneux du Mâconnais, du Beaujolais et du Charollais, en juin dernier, après une relâche de près de dix ans. Les saisons, les années coulent, de plus en plus pressées, tandis que se raréfie et blanchit le cheveu ... Plus de projets à longue échéance, mais d’immédiates réalisations, songeâmes-nous cet été, nous remémorant une fois de plus les voyages passés. N’attendons à demain pour remettre nos roues dans les ornières jadis tracées. Et, cartes sur table, d’élire la région à hanter. J’insistai pour celle-là où je passai plusieurs années, il y a longtemps, et certes non parmi les moins savoureuses. Est-il vocables plus rafraîchissants à prononcer que Mâconnais-Beaujolais, plus appétissant que Charollais, quand on évoque ses prés d’embouche avec les grands bœufs blancs à la chair fondante ?

Un engin historique.

— Venant de directions différentes, nous nous retrouvions à Mâcon dans la nuit du 23 juin, sans bicyclettes. J’avais écrit au fils de mon vieil ami et compagnon de chasse, pauvre défunt le père Thomas (1), le priant de vouloir bien nous en procurer pour quatre jours. Au premier coup de blanc du matin, qui se tire très tôt sur la place de la Barre, nous prenions possession de nos montures au café de la Perdrix, dont les habitués, alertés par la rumeur publique, considéraient, avec le respect du sédentaire pour l’aventureux, ces deux pionniers des cimes, grisonnants et vêtus d’un coutil héroïque, qui allaient s’attaquer au mont Saint-Rigaud, empereur des sommets beaujolais, au col de Sibérie et au pic de la Mère-Boîtier. Des toasts s’échangèrent de table en table, au succès du voyage. Le leader du Club alpin mâconnais, Stéssy, se distinguait par son enthousiasme. Nous nous élançâmes vers la Coupée, au milieu des exhortations et des vivats.

« Élancer » est peut-être exagéré dans la circonstance, car cette côte de la Coupée offre un pourcentage assez sévère pour des sportsmen qui, remettant ça après dix ans, n’ont plus bien l’habitude et doivent en outre se familiariser avec de robustes bicyclettes d’emprunt. À vrai dire, la mienne ne m’était pas inconnue, et je la retrouvai avec une surprise émue. C’était la propre bicyclette du père Thomas, qui lui servait dans nos déplacements de chasse, vers Prissé ou Bagé-le-Châtel, Verzé ou Montcet, en 1917 ... Même à cette époque, elle n’était pas toute jeune, le père Thomas l’ayant acquise, flambant neuve, vers le début du siècle. Une bicyclette qui avait, si l’on peut dire, connu la reine Victoria et le général Kouropatkine. Et qui me rappelait tant de souvenirs ... J’enfourchai pieusement cet engin historique d’ailleurs remis au goût du jour par un excellent frein sur le moyeu, et nullement trop lourd pour son âge. Son propriétaire et usager actuel, mon bon ami Henri Thomas, l’avait en outre doté d’un nécessaire à outils de sa fabrication, en tôle légère, qui contenait tout ce dont nous pourrions avoir besoin en cas de pépin. Malheureusement, le pépin survenu sous forme de la gomma perforata, comme disent nos chers confrères italiens dans le Tour de France, il nous fut impossible de découvrir le secret d’ouverture de ce Fichet en réduction. De même, il parut plus sage à mon frère, afin d’éviter l’irréparable enrayage, d’utiliser les services du changement de vitesse de son propre véhicule, tout à fait moderne, celui-là, avec pneus demi-ballon et tout, et qui, néanmoins, se faisait régulièrement gratter dans les descentes, avec une accélération beaucoup plus rapide que le pouvait justifier la différence de poids des deux cyclistes. Le changement de vitesse resta branché sur la grande. Il nous fallut donc nous résigner à ne rouler que sur le plat caractérisé et, cela va sans dire, dans les descentes. La résignation fut légère, car il n’était jamais entré dans nos intentions d’établir des records, et le lecteur serait cruellement déçu s’il s’attendait à nous voir attaquer « en danseuses » les rudes pentes de la Grange-du-Bois. Cependant, nous fîmes un effort au départ de Mâcon, au moins tant que nous restions en vue du groupe de sympathisants qui avaient absolument voulu abandonner momentanément le vin blanc pour donner une sorte de consécration officieuse au départ du circuit.

La sorcière à pétrole.

— La route de Cluny et Charolles est la grand’route presque rectiligne, banale et surtout ce samedi, jour de marché à Mâcon, encombrée. Fidèles à nos principes, nous saisîmes la première occasion de l’abandonner et glissâmes bientôt à gauche, par un chemin solitaire et charmant vers la Patte-d’Oie, carrefour qui commande stratégiquement la région des grands vins blancs mâconnais et d’où l’on gagne avec une égale facilité Davayé, Prissé, Vergisson, Solutré, Pouilly, Fuissé, Chasselas, Loché, noms prestigieux à l’évocation desquels l’honnête homme, surtout, dans la deuxième fraction de la matinée, ne peut s’empêcher de tressaillir. Notre projet visait, au passage, le cœur même de ce terroir privilégié, Fuissé, et nous faisions force de pédales, dans la mesure de nos moyens, ce qui va quand même encore chercher, dans les moments de surexcitation tels que celui-là, les environs d’un honnête vingt à l’heure, lorsque nous fûmes gênés dans notre progression par une cultivatrice motorisée qui revenait vraisemblablement de la corvée boulangère à Davayé, un pain long à l’arçon de sa selle, comme les éclaireurs portent le mousqueton. Dans une pétarade effrayante, elle surgit de derrière la haie voisine. Elle portait avec décision l’uniforme des populations rurales féminines dans le vignoble, le vaste chapeau cloche de paille noire ombrageant un visage haut en couleurs, les sabots et la robe de tiretaine, noire également, sévèrement colletée, avec manches longues. Cet ensemble, que les couturiers de la rue Sigorgne à Mâcon ont baptisé « de vendanges », aussi bien que « d’en champ les vaches », par opposition aux modèles plus dispendieux, mais aussi plus ornés et plus frivoles, « Communion solennelle du petit Claudius » ou « Renfort de la fête à Tramayes », est quelque peu austère ; néanmoins il sied à merveille au charme agreste et fier de la vigneronne en son domaine.

La nôtre, telle une moderne amazone, redoublant le teuf-teuf de sa bécane à moteur, prit un virage fantastique sur le carrefour, encerclant les cyclistes apeurés qui avaient mis pied à terre pour échapper à une collision inévitable, et, leur ayant lancé un regard d’indicible mépris, repartit inexplicablement sur sa propre piste, faisant, en termes de vénerie, un foudroyant hourvari, dans un double nuage de poussière.

Nous nous remîmes en selle, fortement impressionnés et complètement perdus en conjectures, ainsi que le patron et les clients d’un petit bouchon sis à une centaine de mètres de là et qui, contre toute vraisemblance, n’avaient eu connaissance, ni à l’aller, ni au retour, ni par l’œil, ni par l’ouïe, de cette sorcière à pétrole rentrant tardivement du sabbat de la roche de Vergisson.

Les matelots connurent jadis, sur les océans, le Hollandais volant. Que Saint Christophe, patron des cyclistes, épargne aux excursionnistes des bords de la Saône la funeste rencontre de cette Mâconnaise roulante qui désole les jolis chemins creux de son pays, laissant derrière elle un infernal sillage d’essence brûlée, et que seules sans doute les restrictions de carburant réduiront à l’impuissance.

Méditation sur le Pouilly.

— Un quart d’heure plus tard, nos pensées avaient pris un tour plus riant ; ayant laissé à gauche l’épique château de Condemine, sentinelle féodale désarmée, et franchi la Grosne où voilà vingt ans je prenais cent cinquante écrevisses à la trouble en une heure — mais où sont crustacés d’alors ? — nous entrions dans le grand vignoble des mâconnais blancs, par la route de Fuissé.

Les douces vignes s’étendaient devant nous, de chaque côté, mollement déroulées en tapis somptueux, d’un vert-bleu mordant de sulfate. Cette arrivée devant Fuissé rappelle un peu, avec la couronne des bois à droite en haut des monts, l’arrivée à Riquewihr en venant de Ribeauvillé. Elle est aussi émouvante, comme toute prise de contact avec ces régions privilégiées, qui font à la France son trésor de vins, incomparable et d’une extraordinaire variété. Bien d’autres lieux que le Clos Vougeot, entre Loire, Rhône et Garonne, méritent les honneurs militaires ... Celui-ci en est un. Sans nous êtes concertés, nous fîmes halte et silence pour nous recueillir.

(À suivre.)

Jean LURKIN.

(1) Voir Les Chasses héroïques d’un Rond de Cuir en Bourgogne, le Péché de Jacinthe et la Bataille de la Saône, du même auteur.

Le Chasseur Français N°596 Février 1940 Page 87