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Ancêtres de la « Roulante »

La voici revenue, la vieille roulante de la dernière guerre, qui distribua tant de fois la soupe réconfortante ou le rata, qui, sans être un chef-d’œuvre d’art culinaire, redonnaient des forces et réchauffaient, lorsque les hommes de corvée pouvaient, en dépit de la mitraille, porter les précieux bouteillons jusqu’aux camarades de la tranchée. Elle ne servait que rarement en temps de paix ; parfois, au cours des manœuvres, on pouvait voir le groupe pittoresque d’hommes en tenue kaki se presser autour du fourneau ambulant ; on apprenait aux jeunes cuisiniers — car le cuistot du temps jadis a disparu — leur maniement. Mais les voici de nouveau en vedette, et les journaux nous montrent des photos de jeunes poilus groupés autour des marmites — pacifiques celles-ci ! — et tendant leurs plats.

La nourriture n’est plus celle d’autrefois ; fini le rata médiocre mal préparé par un cuisinier hirsute trop souvent cordonnier ou licencié es lettres dans le civil ; les efforts persévérants de l’Intendance, les récentes circulaires du Ministère de la Défense nationale, d’ailleurs publiées dans la presse, et l’enseignement pratique, distribué par un maître éminent à l’école des cuisiniers militaires, offrent, à présent, toutes garanties. L’alimentation de l’armée est surveillée et particulièrement soignée.

Il n’en a pas toujours été de même. En effet, si nous parcourons l’histoire de l’alimentation de l’armée française, nous constatons que jusqu’à nos jours le soldat, mal ou fort médiocrement nourri, n’avait à sa disposition en campagne que des ustensiles culinaires fort primitifs.

La première cuisine roulante, dont nous ayons conservé le souvenir, est sans doute celle qui figure sur la broderie — dite à tort tapisserie — de Bayeux. Nous y voyons deux « cuistots » de l’armée du duc Guillaume préparer, dans une marmite suspendue, la soupe de leurs compagnons.

Durant tout le moyen âge et le XVIe siècle, les hommes d’armes réquisitionnèrent, et parfois sans douceur, les coquemars, cuillers à pot, landiers et autres instruments de fer forgé destinés à la cuisine.

Au XVIIe siècle, le soldat demande à son hôte les récipients nécessaires à la confection de son maigre souper ; parfois, il s’installe dans une auberge, comme les braves militaires que l’amusant peintre Jean Michelin nous représente dans une charmante toile, acquise récemment par le Musée du Louvre à la vente du duc de Trévise, se chauffant devant la grande cheminée de l’hôtellerie, en attendant sans doute que la soupe ait fini de bouillir. Le Musée de Cluny possède toutefois une sorte de cuisine roulante ... individuelle. C’est une cantine de guerre d’époque Louis XIV, en fer battu, munie d’un réservoir à eau et de logettes pour la cuisson des aliments.

Lors des campagnes du règne de Louis XV, nos gardes françaises ou autres soldats du Bien-aimé se firent suivre de charmantes cuisinières, dont les robes semblent avoir été dessinées par Watteau. Ces jolies filles, cantinières, vivandières, trinqueballées dans une méchante carriole, préparaient au bivouac le dîner de Fanfan la Tulipe. Les gravures et les dessins de Watteau, de le Paon, de Parrocel, de Casanova, nous montrent ces aimables enfants — le galant maréchal de Saxe ne voulait dans son armée que des prix de beauté — s’affairer autour de la marmite qui chante sur le feu. Cependant, un génial précurseur avait inventé une véritable cuisine roulante destinée à la fabrication du pain de munition — ancêtre de notre boule — en pleine campagne ; chaque four ambulant pouvait cuire deux cents rations. Le créateur de cette boulangerie montée était un certain Beauvisage de Lavault qui, en 1743, avait présenté au commissaire des guerres Dupré d’Aulnay le plan fort ingénieux de son système ; il préconisa aussi un moulin à bras. Une vingtaine d’années plus tard, M. de Lavault, ruiné par les femmes et endetté, fut embastillé ; dans le château royal, il ne manqua point de tous les articles que, méfiante, sa fruitière lui refusait.

L’Administration fit de timides essais durant les guerres de la Révolution et de l’Empire. D’après des textes, les hommes devaient toucher du matériel ; en 1810, chaque compagnie devait avoir huit marmites avec leur couvercle, huit grands bidons et seize gamelles ; des bretelles spéciales devaient être adaptées aux sacs pour permettre le transport de cet équipement. Mais, dans beaucoup d’unités, ces récipients culinaires faisaient défaut ; la lecture du livre du général de Brack, qui nous dépeint le cavalier propriétaire d’une marmite comme possédant un véritable trésor, est édifiante à ce sujet.

Toutefois, Napoléon 1er utilisa, au moins une fois, une cuisine roulante. Une petite maquette, conservée dans notre magnifique musée d’artillerie aux Invalides, porte en effet l’inscription suivante : « Le 6 janvier 1806, LL. MM. Napoléon 1er, empereur des Français et roi d’Italie, et Maximilien Joseph, roi de Bavière, étant à la chasse près de Biaerbrunn, ont daigné goûter les premiers à la soupe à la Rumfort, faite dans ces marmites ambulantes, inventées par Rut, Baumgartner, conseiller actuel de Sa Majesté le Roi de Bavière. Exécutée en grand par Martin Roth, carrossier de ce modèle, d’après l’original, par Sos Settle, mécanicien à Munich. » Nous ignorons si cette curieuse invention fut exploitée commercialement par le conseiller du roi de Bavière.

Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’on étudia la question des roulantes ; à cette époque, le commandant Painvis faisait paraître une étude sur ces engins débonnaires, qui, pendant la grande guerre, subirent d’importantes modifications. Souvent nos roulantes eurent à lutter, elles aussi, contre la boue qui comme un océan semblait menacer nos troupes d’un engloutissement lent et sournois ; la belle terre cuite de l’artiste Charles Gir, exposée à Paris en 1918, nous montre une roulante embourbée tirée péniblement par de pauvres bêtes ; épisode tragique du combat que devaient, sous les rafales, mener nos braves cuisiniers soucieux avant tout de ravitailler leurs camarades. Ils ont passé le flambeau aux jeunes ; maintenant ce sont des « chefs » de métier ou des cuisiniers brevetés de l’école militaire qui règnent, la louche en mains, sur le royaume de la gastronomie militaire ; nous pouvons être pleinement rassurés ; soutenus par l’autorité compétente, ils sauront offrir aux défenseurs de la patrie une nourriture digne d’eux.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°596 Février 1940 Page 126