Que l’affluence des promeneurs dans une forêt y soit
nuisible à l’exercice de la chasse, c’est l’évidence même. Il est certain
qu’une forêt très accessible, pittoresque au surplus et proche des centres
urbains ou touristiques, subira, du fait même du nombre de ses visiteurs, des
risques graves quant à la conservation du gibier qui la peuple. La chasse y
deviendra difficile, sinon impossible, lorsque la part prépondérante sera
dévolue au public. On sait qu’en 1933 les derniers daims du Bois de Boulogne
durent être panneautés et transférés dans les enclos du Jardin Zoologique de
Vincennes : les gracieux animaux succombaient trop souvent après avoir été
bousculés ou écrasés le soir dans les allées par des automobilistes, non sans
risques réciproques pour les daims et pour les humains. Ailleurs, c’est
l’élevage des faisans qui disparaît, le lièvre qui déserte les futaies où
circulent, presque en toute saison, les promeneurs dont beaucoup sont
accompagnés de chiens ; et s’il subsiste malgré tout quelques animaux sauvages,
entre autres des lapins, s’il reste des oiseaux familiers : grives,
merles, pigeons, leur tir ne saurait être pratiqué sans danger. Il n’est donc
pas inutile d’approfondir les incidences du tourisme sur la chasse en forêt,
incidences qui varient selon les divers modes de chasse, suivant la composition
de la faune, la nature et la situation des massifs forestiers et qui dépendent
aussi de la qualité des propriétaires des terrains boisés.
De tous les procédés de chasse, celui qui paraît être le
plus goûté du public et, par là-même, favoriser davantage le tourisme en forêt,
c’est sans contredit la chasse à courre. Les facilités de circulation dans les
massifs bien percés y attirent, à chaque laisser-courre, un public enthousiaste
et nombreux. Trop nombreux parfois au gré des veneurs qui comprennent cependant
tout ce que gagne en popularité leur sport à l’époque où d’autres causes
risquent de provoquer sa régression ; et l’opinion publique, favorable à
la vénerie, n’est pas à dédaigner. Au surplus, le gibier courable peut être
maintenu assez aisément comme densité dans les limites compatibles avec la
protection de la végétation forestière comme avec celle des cultures
riveraines. S’il faut sur certains points réduire le nombre des cerfs ou des
sangliers, c’est chose facile par des battues qui ne doivent pas, à mon avis,
aller jusqu’à l’extermination. La proximité immédiate de lotissements ou de
cultures intensives, qui encercleraient presque toutes les lisières, serait,
pour l’exercice de la chasse à courre, un obstacle beaucoup plus grave que le
tourisme, en rendant impossibles les débûchers ; encore peut-on découpler
avec succès en des massifs entièrement clos, pourvu que leur contenance soit
suffisante et que la forêt y alterne avec des terres arables, des étangs et des
prairies, témoin les 5.000 hectares du parc de Chambord.
Notons que la chasse à courre n’entraîne pour le public
aucun danger. Il n’en serait pas de même de la chasse à tir dans les forêts de
promenade ; qu’il s’agisse de battues, de chasse aux chiens courants ou au
chien d’arrêt, de marche en ligne, de chasse au poste, les plus strictes
précautions s’imposent, si l’on veut éviter des accidents. Il suffit d’avoir
parcouru, fusil en main, un bois doté de nombreuses routes, d’avoir foulé un taillis
où l’on ramasse des châtaignes, où l’on se livre à la recherche des
champignons, pour ressentir, en tant que chasseur, une constante appréhension.
Dès qu’une forêt devient lieu de promenade habituel, la sagesse commande d’y
renoncer à la chasse à tir, tout au moins les jours de circulation active. Tel
est le motif des prohibitions qui laissent à l’écart des zones ouvertes aux
tireurs les forêts voisines des grandes agglomérations et de certains centres
touristiques. Est ce à dire que pareille mesure doive entraîner ipso facto
l’anéantissement du gibier ? Ce serait profondément regrettable du simple
point de vue touristique, en retranchant de la forêt l’un de ses attraits
essentiels. Souhaitons au contraire qu’une forêt où l’on ne chasse plus, soit
peuplée d’oiseaux de chasse ou de gibier à poils, ce qui la rendra bien vivante
et parée de toutes les séductions. Le public n’est pas insensible à la vue des
animaux et oiseaux sauvages ; une réserve cynégétique plaît aux touristes
et peut subsister tant qu’elle n’est pas souvent envahie.
Encore faut-il, parmi ces hôtes primitifs de nos bois,
établir une sélection. Tout gibier n’est pas désirable pour le maintien de
l’état boisé. J’ai cité l’une des plus jolies espèces de cervidés : le
daim ; c’est malheureusement un ravageur des jeunes plants d’essences
ornementales. Les hardes de daims n’ont de raison d’être qu’en des forêts
claires où leur nombre est limité, où la nourriture artificielle leur est
distribuée et où subsistent des prairies, des pelouses leur procurant de
l’herbe tendre qu’ils tondent comme un gazon de golf. Le daim est avant tout un
gibier de parcs. Moins dommageable est le chevreuil que l’on devrait protéger
dans les forêts ouvertes au public, ne serait-ce que pour offrir parfois aux
touristes la vision saisissante d’un brocard bondissant sous les futaies. Très
impressionnant aussi est l’envol brusque d’un coq faisan, l’essor strident des
perdrix rouges, le départ tumultueux du coq de bruyère, le claquement d’ailes
de la bécasse, La bécasse au grand œil doux et mélancolique, dont parle Vermenouze
dans ses Veillées d’Auvergne.
Combien nous devons attacher de prix à la protection de
cette faune ailée dans nos forêts de tourisme ! Nous serons moins tendres
vis-à-vis du lapin, en dépit de l’amusante prestesse de sa fuite en
zigzags ; c’est que maître Jeannot ne ménage guère nos plants ni nos
semis, et qu’en tous bois où il se multiplie, les clairières s’élargissent.
Quant au lièvre, c’est un éclectique, trop convoité par les chasseurs, trop soucieux
de sa tranquillité pour devenir surabondant parmi les forêts que fréquentent de
nombreux usagers. Les animaux nuisibles doivent être mis dans l’impossibilité
de se développer outre mesure, et, si nous comprenons dans leur nomenclature
l’écureuil, cependant si drôle en son talent d’acrobate, ce n’est pas de
crainte des pommes de pin que, de temps en temps, il laisse choir près des
promeneurs, mais pour empêcher ses dégâts sur les semences de nos forêts, quand
ce n’est sur les œufs des petits oiseaux. Une courte mention pour les grives,
charmantes passagères, un peu trop gourmandes de raisin, mais que nous
pourrions agréablement retenir dans nos forêts de promenade en ornant le bois
et ses lisières d’arbres et d’arbustes aux baies tentatrices et à la silhouette
ornementale : alisiers, sorbiers des oiseleurs, buisson-ardent, ifs,
genévriers, troènes, sureaux, cornouillers, et en gardant aussi de vieux arbres
drapés de lierre ou parés de pampres demi-sauvages. La forêt ne sera jamais
trop jolie, ni trop accueillante pour les oiseaux comme pour les touristes.
Sa situation, son étendue se prêtent d’ailleurs plus ou
moins, soit à l’exercice de la chasse, soit à l’affluence du public. Les grands
massifs forestiers sont rarement parcourus dans leurs moindres parcelles. Un
massif de 5.000 à 6.000 hectares renferme en général des enceintes éloignées
des centres habités et des voies de communication ; il présente des zones
où le boisement peut paraître tant soit peu banal. Ouvrons-les aux chasseurs et
n’oublions pas que les locations de chasse en forêt sont un élément appréciable
du revenu. Dans les bois particuliers de plus faible étendue, les touristes, en
général, ne s’aventurent guère, sauf aux abords des routes. On ne saurait
exiger des propriétaires, surtout s’ils tiennent à leur gibier autant qu’à
leurs taillis, qu’ils lèvent leurs barrières devant les promeneurs. Ceux-ci ne
sont pas toujours très raisonnables, et de là vient sans aucun doute l’origine
des interdictions, des grillages, des fils ronce, des pancartes prohibitives.
Avec un peu de discrétion, de bonne volonté réciproque, la lisière ombragée
pourrait garder pour le touriste son rôle bienfaisant, à l’exclusion de
dommages pour le bois et pour le gibier qui s’y cantonne. Un tel accord est délicat,
mais nullement impossible à réaliser de la part de ceux qui aiment à la fois la
chasse et la forêt, et qui cherchent à concilier les intérêts touristiques et
cynégétiques.
Intérêts divergents ? Sans doute, en bien des cas, mais
sans qu’il y ait incompatibilité absolue. Intérêts légitimes de toute manière,
et qu’il faut à tout prix tenter d’harmoniser.
Pierre SALVAT.
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