À l’heure où nous écrivons ces lignes, les bécasses passent
en France, et, en raison des hostilités, les chasseurs doivent les regarder
passer. Heureuses bécasses ! malheureux bécassiers !
J’ai pour ces nemrods une sympathie toute
particulière ; ils constituent le type le plus parfait du « chasseur
rustique ». L’homme doit être complété par un chien bien dressé, dont le
souvenir vit longtemps dans la mémoire du vieux chasseur.
Les derniers jours de l’an 1938 et les premiers de 1939 ont
été marqués d’une pierre blanche par tous les bécassiers et chasseurs de
sauvagine ; les passages et les déplacements des migrateurs furent
supérieurs à ceux enregistrés depuis un demi-siècle. Signe certain du
non-appauvrissement du cheptel bécassier. Et ceci est si vrai qu’à la séance
tenue dans la matinée du 20 avril 1934, du Conseil international de la
Chasse, réuni à Varsovie, la Commission des oiseaux migrateurs, après un très
long débat, était unanime : « à constater que le nombre des bécasses
ne diminue pas », et que M. A. Metaxas, Président de l’Union des
Chasseurs et Tireurs Hellènes, demandait : « Que la bécasse, cette
reine du gibier à plume, comme on l’appelle en France, cesse enfin d’être
détruite en aussi grand nombre lors de son voyage de retour et aux pays mêmes où
elle vient bâtir son nid ».
Oiseau mystérieux, gibier de prédilection pour la grande
masse des chasseurs, la bécasse suscitera bien des vocations cynégétiques, et les
ornithologistes ne sont pas près de se mettre d’accord sur des milliers d’actes
de son ccmportement dans la nature.
Un des beaux dessins de J. Oberthur dans le livre de
Jean de Witt : En chassant des Landes aux Pyrénées, nous montre
une bécasse voisinant avec une touffe de champignons. C’est qu’à l’heure de
certains passages, « ELLE » (la bécasse) ne saurait arriver qu’avec
l’apparition des cryptogames.
Au cours d’une carrière cynégétique déjà ancienne, j’ai
trouvé bien souvent les bécassiers fervents, ramasseurs convaincus de
champignons, sans que j’ai pu toujours démêler de quel côté penchait le
fanatisme le plus accentué.
Bien rare le chasseur qui divulguera à un confrère les
emplacements où il a parfumé dans la matinée une demi-douzaine de
bécasses. Quant au ramasseur de champignons, en connaîtrait-il dix mille kilos
à cueillir, qu’il fera tout son possible pour vous aiguiller dans la mauvaise
voie, bien que tout disposé à apporter chez vous une énorme corbeille toute
pleine, avant deux heures écoulées.
Au début d’août 1914, un de mes regrettés amis, M. Ernest
Guiraud, passait ses vacances dans l’une de ses propriétés, en attendant
l’heure où ses vendanges dans le Bas-Languedoc l’appelleraient plus au Sud. Un
jeune voisin, petit cultivateur, se faisait un point d’honneur de le combler de
bécasses et de cèpes succulents, lorsque, le vin rentré, mon ami revenait
chasser la bécasse et cueillir des champignons. Ce jeune homme, à lui seul,
rentrait au village beaucoup plus de bécasses et surtout de champignons que tous
les habitants réunis.
Au matin du second jour de la mobilisation, Guiraud reçut
son jeune voisin, désireux de lui faire une communication urgente. « Je
dois partir dans quelques heures, dit le jeune homme ; je tiens à mettre
mes économies à l’abri ; voici 12.000 francs en pièces d’or, je vais les
placer dans cette boîte en fer et l’enfouir, dans un trou que j’ai creusé cette
nuit au coin de mon jardin ; si, pendant la guerre, il m’arrivait malheur,
alors seulement vous révéleriez, à ma femme la cachette où gît toute ma
fortune. »
Mon ami Guiraud fit des objections sur l’importance et la
gravité de la confidence, prétextant que la femme du futur poilu était mieux
qualifiée comme détentrice du secret. Notre troupier ne voulut rien entendre.
La guerre fut longue, le poilu revint plusieurs fois en
permission de détente, sans qu’il consentit à mettre sa femme au courant de la
cachette.
— Ne pourriez-vous, lui dit Guiraud, puisque vous exigez
me laisser le seul dépositaire du secret de votre fortune, consentir à me
révéler les emplacements de quelques-unes des boulettières (places à
champignons) qui pourrissent pendant vos absences. »
Notre homme refusa.
Peu de mois avant l’armistice, fortement déprimé, en proie à
de sinistres pressentiments, il avoua qu’il ne quitterait pas le pays
« sans mettre sa femme au courant de la cachette », ce qu’il fit en
présence de mon ami. Huit jours après, la jeune femme était veuve. Le pauvre
poilu emporta le secret de ses boulettières, et les bécasses de passage
dans le pays comptèrent un ennemi redoutable de moins.
Il est de curieux types dans la confrérie des bécassiers et
des ramasseurs de champignons ! Et, malgré les canons qui tonnent et les mitrailleuses
qui crépitent, les bécasses passent et passeront !
Albert HUGUES.
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