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Dans le Bas-Dauphiné

La « Gypière ».

Dans le vaste cirque fermé par les montagnes bleues joignant Provence et Dauphiné, moutonnent entre la Durance et le Buech des séries de collines séparées par de riches vallées.

Tout au Nord, pelée, scintillante de micas, blanche de plâtre ou noire de schistes, la « Gypière » allonge son corps bossu de bête apocalyptique jusqu’au minuscule ruisselet où elle semble boire les filets d’argent. Le touriste, pressé de regagner la petite ville proche, lève à peine les yeux vers deux maigres bouquets de mélèzes et de pins accrochés aux éboulis. Il va passer, il passe ..., il est loin déjà ... Jamais il ne saura que là-haut, perdu, abandonné, implorant ou menaçant le ciel si bleu de ses pans de murs branlants, le vieux château féodal constitue un rare point de vue.

Que de fois, assis sur les décombres, — œuvre du temps et des infatigables chercheurs, — tandis que la brise parfumée de lavande et de thym buvait ma sueur, fruit d’une rude ascension, j’ai admiré ce paysage si curieux, mélange d’Alpe et de Midi. Sur ces vestiges, abolissant les années, j’aime reconstituer à mon gré ce moyen âge évanoui. À ma fantaisie, des ruines jaillissent le donjon, l’étroite cour, le mur de défense crénelé fièrement dressé au bord de l’abîme. Les étroites bandes de terre, aujourd’hui en friche, remuées par l’antique araire, bruissent à nouveau au chant d’or des épis. En bas, la grande plaine marécageuse aux halliers impénétrables agite son floconneux océan de roseaux ...

Mais le ronflement affolé d’une auto, qui avale le ruban noir de la route, me réveille en plein XXe siècle. Dans la plaine, damier de riches cultures, un tracteur insatiable tranche et dévore la glèbe luisante. Autour de moi des ruines. Tout près, un lapin sorti des oubliettes seigneuriales me ramène dans le domaine cynégétique. Car, si la « Gypière » me demeure très chère, c’est qu’elle fut le théâtre de mes débuts de chasse.

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Je me vois, trop petit pour un immense carnier, qui battait la mesure sur mon derrière, tandis que je multipliais les pas pour suivre les larges enjambées d’un aîné, connaissant depuis longtemps les finesses du gibier. Chacun de ses gestes se gravait dans ma mémoire, et j’avais une foi absolue en ce qu’il avançait, même s’il se trompait ! ... Avec un respect craintif, je caressais parfois son arme. Insensiblement j’appris, dans le domaine de la vraie chasse, une foule de choses. Époque heureuse où j’étais ému par le tonnerre du fusil ; effrayé au sonore ronflement d’une compagnie de perdreaux rouges ; bouleversé de sentir la vie s’en aller du pauvre gibier sanglant, mais joyeux aussi de le glisser dans le carnier.

À ce rude apprentissage, mon pied devint sûr dans les éboulis, franchissant, sans hésiter, arêtes vives des marnes et flancs crevassés des massifs de plâtre semés de précipices. Je savais à quel point précis il fallait passer pour que les perdreaux rabattus vinssent passer à portée du tireur. Quelle seconde passionnante ! ... Lancés à des vitesses folles, les oiseaux arrivaient au-dessus du fusil qui se levait. Déjà, ils paraissaient avoir franchi la zone dangereuse. Un claquement sec. Brutalement arrêtée, la pauvre victime allait rebondir avec violence une cinquantaine de mètres plus loin. En l’air, comme à regret, de fins duvets encore vivants palpitaient dans l’acre nuage bleuté. Parvenir un jour à réussir ces coups sur de si rapides cibles me paraissait merveilleux ... Parfois — c’était très rare — aucun oiseau ne tombait. Je ne quittais pas des yeux le groupe d’ailes incurvées fuyant au loin. Si une silhouette se détachait, montant, montant toujours, je repérais exactement l’endroit où bientôt, raide morte, elle allait choir.

Dans certains quartiers, après deux ou trois vols, la compagnie s’évanouissait. Plus moyen de les revoir. Lorsque nous revenions, changeant de tactique, j’étais promu observateur, et, juché sur quelque monticule, je surveillais les parages apprenant bientôt le secret des disparitions précédentes. Quelle aubaine ! Les voilà dans la plaine ! Dispersés, ils tenaient l’arrêt d’une façon parfaite. Par les matins de gel sur les marnes, parmi les pierrailles, ils se levaient au bout du fusil.

Après de fortes pluies, en battant les pentes ravinées semées de blocs, quelque grand lièvre roux prenait sa course. Et toujours j’avais l’impression que l’aîné ne tirait pas assez vite. Cependant l’œil exercé avait déjà choisi le point où il faudrait l’arrêter net sans l’abîmer. Pauvre mécanique brisée, la bête terminait sa carrière par une magistrale cabriole ... Lorsque la matinée débutait ainsi, le porte-carnier pliant sous le faix maudissait le sort ...

Un jour, je pus, non prendre mon permis — j’étais trop jeune —, mais toucher un vénérable 14 à broche au canon interminable, et m’en aller, seul, en cachette. La tête remplie de sages théories qu’il fallait mettre en pratique, quelques cartouches dans la poche et d’excellentes jambes capables de faire souffler la maréchaussée du canton, me voilà arpentant ravins et vallons. Rouler un lapin, voire un lièvre, descendre un perdreau me paraissait enfantin. Déception ! ... Le coup partait trop tôt ; sursaut au ronflement d’ailes, ou trop tard : difficulté de tenir la pièce au bout du fusil. J’étais court, long ou de côté. Parfois sur le plâtre où filait un lapin j’ouvrais une énorme blessure : trop près ! Un large nuage de poussière me criait : trop loin ! ... Que de plomb semé en pure perte ! ...

Enfin, un jour, plein d’esprit de sacrifice ou neurasthénique, un malheureux rongeur se sacrifia. Un grain écarté suffit à causer un accident mortel ... Pour la plume, c’était une autre affaire. Mon rêve : descendre un perdreau en plein vol ne devenait pas vite réalité. Choisir un destinataire dans la compagnie, tirer dans le tas donnaient les mêmes résultats négatifs, à croire qu’un esprit malin retirait le plomb des cartouches. Cependant, que de fois, au bout de mes pieds, m’éblouissant de ses plumes rousses, un vieux coq se levait à grand fracas ! ... Ou encore, Diane braquée devant une touffe semblait me dire : « Approche, gros maladroit, il y en a un, là, sous mon nez ! » Le cœur battant, je m’avançais ... En un ronflement plein de puissance, le paresseux prenait l’air ... Adieu, les beaux principes ! ... Pan ! ... Pan ! ... J’écarquillais les yeux ..., mais, hélas ! pas même une plume pour me consoler. Quant au quadrupède, il me regardait d’un air moqueur et dégoûté qui m’engageait à rentrer au bercail ... Parfois, tout ému, j’abordais un coin extraordinaire : un rocher abrupt dominait une large broussaille, refuge de choix en cette côte aride. Je me souviens d’un après-midi de vent furieux ; le chien ayant foncé dans les buissons, toute la compagnie — au moins une douzaine — se leva verticalement à quelques centimètres de mon arme ... En ai-je manqué des doublés tout faits ! ...

Enfin, — ô puissance du hasard ! — un jeune imprudent, croisant à trente pas, fut arrêté net. Je palpai cette première victime, me demandant si une congestion ... Mais non : aile brisée et taches brunes au flanc attestaient la régularité du coup.

À l’arrière-saison, je prenais une revanche éclatante en suivant les haies touffues où merles et grives abondaient. Peu farouches — car rarement tirés — ces hôtes de passage se perchaient sur la cime des arbustes et dégringolaient bien vite.

(À suivre.)

A ROCHE.

Le Chasseur Français N°597 Mars 1940 Page 136