C’est le matin de la grande battue à Thirymont, la
plus belle des chasses auxquelles assiste Adolphe pendant la saison. Il s’en
réjouit depuis que la date est fixée. Malheureusement, rentré fort avant dans
la nuit, il a le réveil tardif et pâteux.
— Sapristi ... (le lecteur placera tout au long de
cette tirade, aux endroits qu’il jugera convenables, des bâillements à
décrocher la mâchoire.) Déjà sept heures et Marcel me prend dans vingt
minutes ... J’avais pourtant bien dit à Maman de me réveiller à six heures
et demie ... Ah ! là, là ! Pas le temps de me raser si je veux
manger la fricassée (2) en vitesse ... Et, ma foi, j’aime mieux avoir une
barbe de deux jours ... deux jours, peut-être même trois jours ...
que de voir la fricassée me passer sous le nez. (La stature gigantesque
d’Adolphe, ainsi que son activité dans la vie civile — il est brasseur
rural et visite la clientèle — justifient tous les genres de
suralimentation.) Pourtant, il faut absolument arriver à huit heures moins le
quart, car le patron ne plaisante pas avec la consigne et je raterais la
première enceinte de Monsay, une des meilleures ... D’autant plus qu’il
est prudent de prendre les devants, sous peine de me voir griller
« mon » poste par Barbare ... Ce sacré Barbare, on a bien besoin
de lui ... je me demande pourquoi l’inviter ... Il essaie toujours de
se faufiler aux bons endroits et à la dernière battue il m’a même tiré un
lièvre littéralement dans les culottes. (Excèdé.) Puis après il s’excuse
avec un bon sourire, disant : « Oh ! pardon, je ne savais pas
que vous étiez là. » Je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire remarquer
qu’en ce cas il aurait pu tout aussi bien me tirer dessus ... Mais je
l’aurai à l’œil aujourd’hui et je me propose de lui administrer une
correction ... Il ne se gêne vraiment pas assez ... il lui faut bien,
de chaque côté, trois postes de distance comme espace, non pas vital, mais
balistique ... On est toujours trop nombreux ... (Soupirant.)
L’idéal, c’est d’être cinq, six, placés à soixante mètres l’un de l’autre, même
trois ou quatre ... Mais les gens qui nous invitent se fichent pas mal de
votre agrément ... Ils ne voient qu’une chose : le gros tableau,
l’envoi massif aux Halles ... (Naïvement.) Pourtant j’aimerais
beaucoup mieux tuer cent pièces à moi tout seul pour un résultat de quatre à
cinq cents que seulement la moitié, avec trois fois plus de fusils, pour un
tableau supérieur ... Enfin ...
(Pendant ce monologue, Adolphe s’est débarbouillé, a enfilé
vertigineusement sa culotte, ses bottes à chaudron, noué sa cravate de travers,
débrouillé à grands coups de peigne cette brune toison ondulée qui lui vaut
tant de faveurs à la ronde, allumé trois cigarettes et bu cinq ou six tasses de
café. C’est un type dans le genre de Balzac : il a une cafetière en permanence
sur sa table de nuit. Il saisit son fusil et se prépare à sortir en trombe, car
on entend, au dehors, le klaxon impatient de Marcel.)
— Ah zut ! j’oubliais mes cartouches ... Car
à Thirymont, malheureusement, ce n’est pas comme à La Forge, il faut apporter
ses munitions ... Combien ? Cent vingt-cinq ..., cent
cinquante ... Il y a des postes aux faisans au bout du Bois
Cravate ... Les cuisinières disent toujours que le haddock, c’est la mort
au beurre ... eh bien, là, c’est la mort aux cartouches ... D’ailleurs,
si je n’en avais pas assez à midi, j’aurais toujours la ressource d’en
« téter » chez Jean-Marie ...
(Cette expression quelque peu triviale est couramment usitée
en pareil cas dans nos Ardennes. On appelle « téteurs » de
cartouches, les invités qui, tombant à court durant la chasse, tapent sans
vergogne le propriétaire ou leurs camarades. Il y a, bien entendu, les
« téteurs » occasionnels, de bonne foi, qui rendent, et les
récidivistes, les habitués, disons les « téteurs » professionnels,
qui, dès la battue terminée, perdent la mémoire, quitte à recommencer lors de
la chasse suivante ; et partout où ils vont. Ils sont vite repérés, cela
va sans dire. Mon Père, il y a trente ans, avait réussi à corriger le plus
notoire d’entre eux, en lui passant des cartouches préparées, beaucoup plus
fusantes que percutantes. Après en avoir brûlé une quinzaine, notre homme avait
compris. Sans doute « téta-t-il » encore au loin et au large, mais
jamais plus, lorsqu’il vint à la maison, ou rencontra mon père en territoire
neutre. Il serait injuste de fermer cette parenthèse sans proclamer qu’Adolphe
doit être rangé dans la catégorie des occasionnels, des fortuits. Il
« rend » scrupuleusement, et ce n’est pas de sa part que l’on
pourrait attendre ce mesquin procédé qui consiste à rendre de faiblardes
petites cartouches à lapins en échange des vigoureuses soixante-dix millimètres
que l’on a impudemment « tétées ».)
AU POSTE
(Les chasseurs se sont retrouvés au rendez-vous et abordés
avec de chaleureuses démonstrations amicales qu’il ne faudrait peut-être pas
trop prendre au pied de la lettre, à tout le moins en ce qui concerne Adolphe
et Barbare, compétiteurs habituels à la royauté du tableau. Ils se sourient de
toutes leurs dents, un peu comme s’ils allaient mordre. Barbare est un bon
fusil, mais Adolphe est de la toute grande classe, même lorsqu’il a mal dormi,
et incontestablement supérieur. Si Barbare le talonne quelquefois, c’est qu’il
choisit autant que possible des postes à lapins, ceux-ci sont très nombreux,
alors qu’Adolphe cherchera toujours à dégoter les beaux passages de faisans,
préférant, comme de bien entendu, tirer une demi-douzaine de « haut
volants » à un nombre triple de lapins. Cependant, quand on peut combiner
les deux ? Quoique modeste et détaché — à tout le moins en apparence
— ainsi que tous les grands fusils, Adolphe est du pays ; il a sa
réputation à soutenir devant l’honorable corporation des traqueurs qui jugent
les coups et décernent la palme. Mais, pour ces arbitres, c’est le total seul
qui compte. Il faut donc essayer de faire personnellement un chiffre et,
d’autre part (comment traduire avec diplomatie cette juste
préoccupation ?) d’autre part, de neutraliser les efforts barbaresques en
vue de la suprématie ... C’est, pour Adolphe, qui tire plus vite, la
meilleure tactique. Les voilà donc voisins, car on se poste au petit bonheur,
sans numéros d’ordre, les choses se passant par tradition à la bonne
franquette. Tant pis pour les moins débrouillards, qui traînent en bout de
ligne ou en marteau, quoique ce ne soient pas nécessairement les affûts
déshérités. « Et surtout, pas de politesses, » a cauteleusement
déclaré Adolphe au pauvre Barbare qui donne tête baissée dans le panneau.)
— Comme ça mon vieux, — murmure notre héros avec
un sauvage ricanement intérieur, — tu es vraisemblablement
fabriqué ... (Il inspecte les abords de son poste d’un œil aussi vigilant
qu’exercé.) Bon ... je tire sans danger jusqu’au frêne à droite, au petit
fossé de fénasses à gauche ... Quand les traqueurs arriveront au taillis,
par exemple, il faudra bien laisser passer le poil derrière la ligne ; il
me restera la petite clairière avant les ronciers, mais il s’agira de ne pas
s’endormir ... Là, devant, je verrai la plupart des lapins avant qu’ils
entrent dans la zone battue par Barbare ... Déjà un ... Pan ...
Bille en tête ... Un autre ... Allons, ça ira ...
Sacrebleu ! voilà le patron qui laisse passer deux faisans ... Le
temps de se retourner et il est débordé ... Il faut bien dire que, quand
je friserai les quatre-vingts ans du mauvais côté, je ne tirerai peut-être plus
grand’chose ... Ah ! voici un faisan ... il arrive droit sur
Barbare, mais, le dit étant enfoui sous les sapins, ce serait faire injure à la
Providence que n’en pas profiter ... Pan ! pan ! (Au second coup,
l’oiseau peloté dégringole à travers les branches sur Barbare qui ne manifeste
pas une joie exagérée.) « À charge de revanche ! » lui
communique Adolphe avec cordialité, tout en continuant le guet et en ponctuant
son monologue de coups de fusils, heureux dans la proportion de 85 ou 90
p. 100. (Avec une perplexité réfléchie.)
— Je me demande comment je l’ai enfumé du premier
coup ... Attaqué trop tard et tiré sûrement derrière ... Il faut bien
s’y mettre ... Toujours un peu d’émotion aux premières cartouches ...
C’est curieux qu’il y ait inévitablement un rodage le matin d’une
battue ... On veut trop bien faire et on tire à contre-temps ... Une
petite goutte du rhum de Marcel et je serai fin prêt pour la traque du
Rond-Massif ... Tiens, des grives, mais ne nous y amusons pas maintenant,
ça vous vide le fusil, pour du bestiau plus sérieux ... Aïe, deux lapins,
l’un derrière l’autre ... s’agit pas de louper le premier et pourtant je
dois le tirer juste où la coulée sinue deux fois sans que le repérage soit précis ...
Pan ... un peu derrière ; il se traîne, mais n’ira pas loin ...
Pan à l’autre ... Zut, à six mètres, j’ai bien peur qu’il soit
abîmé ... Ça fait déjà le deuxième ... je les dissimulerai en dessous
des autres ... On ne tire pas comme on veut, mais comme on peut ...
Bravo, Barbare ! il a bien tiré ce coq dans le petit clair entre les têtes
d’épicéas, l’endroit n’est pas commode ... Ah ! voici les
traqueurs ... ne tirons plus devant ... les faisans qui restent vont
se lever à la sortie du taillis, à moins qu’ils soient descendus à pattes
jusqu’à la haie comme l’an dernier ... Et quand les hommes ne suivent pas
la haie, un de chaque côté, ces rossards d’oiseaux se laissent passer et se
défilent en arrière ... (Mais les rossards, mal inspirés, cette fois, ne
se sont pas défilés, et Adolphe, entièrement à sa besogne, n’a plus le temps de
se traduire ses impressions. Tout à ses réflexes, il fait feu de toutes parts,
lâche quelques imprécations bien senties à la dérobade d’une bécasse inattendue
qu’il avait prise, ô douleur ! pour un geai, et, la traque terminée, fait
avec satisfaction le recensement du gibier que les hommes apportent à son
poste. Puis, conviant affectueusement Barbare qui, de toute évidence, est moins
bien partagé comme résultat, il l’entraîne vers la carnassière de Marcel dont
les vastes flancs recèlent un rhum réparateur.
(La séance a continué jusqu’au soir avec des fortunes
diverses ; mais Adolphe a, incontestablement, dominé le lot. Il est,
s’endormant dans son lit après une ultime tasse de café, d’une humeur charmante
et se sourit à lui-même, revivant les épisodes de la lutte.)
— Ah ! je les ai bien possédés, tous ... Ces
faisans à la Fontaine du Bois de Mont ... à quarante mètres ... les
hêtres ont bien trente mètres et ils étaient bien au-dessus ...
Barbare ... c’est un bon type au fond ... je lui en ai vu
rater ... quatre de suite. (Il s’épanouit dans un rire
somnolent.) ... Je me mettrai encore à côté de lui ...
(Le rideau tombe en même temps que la dernière cigarette
d’Adolphe, dont la cendre incandescente fait quelques trous supplémentaires
dans le drap de lit.)
Jean LURKIN.
(1) Voir les numéros d’octobre 1939 et janvier 1940.
(2) Œufs au lard, parfois agrémentés d’un bout de saucisse
et de pain frit dans la graisse. Plat national ardennais du matin.
|