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Un piège qui capture les avions

La protection des populations civiles contre les bombardements aériens revêt deux aspects bien différents : la défense active, comportant aviation de chasse, artillerie antiaérienne, postes de guet et qui est du ressort de l’autorité militaire, tandis que la défense passive, aujourd’hui familière à tous, fait appel aux masques, aux abris et aux éclairages d’alerte. Avec la première, on rend coup pour coup afin de mettre les avions ennemis en fuite ; avec la seconde, on se terre comme des lapins en attendant que le danger soit passé.

Or, entre ces deux ... méthodes si différentes, prend place aujourd’hui une conception fort curieuse : celle des pièges aériens destinés à abattre automatiquement les avions. Le plus répandu de ces pièges est le ballon à câble, qui a fait ses preuves durant la guerre de 1914-1918 et dont nous pouvons parler sans trahir aucun secret.

Les premières « saucisses ».

— L’invention de la montgolfière, ou ballon à air chaud, date de 1783 ; Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlande furent les premiers hommes à effectuer un voyage aérien par ce moyen périlleux. Peu après parut le ballon à gaz hydrogène ; le physicien Robert fit la première ascension en ballon à hydrogène ; nous lui devons la plupart des dispositions encore en usage : la soupape, le lest, le baromètre pour l’indication de l’altitude.

Mais il faut attendre une dizaine d’années pour voir se profiler au-dessus du champ de bataille de Fleurus le ballon captif du commandant Coutelle, bientôt suivi de « ballons d’observation » analogues au-dessus de Maubeuge et de Mayence, qui avait été occupée par les armées de la République.

Napoléon, qui a si étrangement négligé plusieurs inventions nouvelles (1), ne semble pas avoir aperçu l’intérêt des ballons, qui demeurèrent négligés jusque vers 1880. Paris, on le sait, usa des ballons libres pour communiquer avec la province, et de Moltke fit faire chez Krupp un canon spécial pour tirer sur ces messagers de l’air.

Le colonel Charles Renard, qui devait s’illustrer par l’invention des dirigeables, de la pile chlorochromique, de la chaudière instantanée, du train routier articulé, obtint de Gambetta l’autorisation de rouvrir l’école d’aérostation de Chalais-Meudon. Ainsi fut créé notre département de l’Aérostation militaire, aujourd’hui rattaché au ministère de l’Air.

Jusqu’en 1914, les ballons utilisés en France furent presque tous du type sphérique ; on avait acheté à Parseval, en Allemagne, quelques « drachen », ou « ‘ballons-cerfs-volants » à titre d’essai ; mais la question était jugée sans intérêt ; il n’existait aucun crédit et quelques rares ballons flottaient seuls au-dessus de nos places de l’Est.

Un rapport pressant du général Dubail, en 1915, fit ressortir la nécessité de reconstituer au plus vite les compagnies d’aérostiers. Le premier drachen français sortit en janvier 1915, et, trois mois plus tard, chacune de nos armées possédait un ballon d’observation montant à 1.500 mètres ... et irrévérencieusement baptisé « saucisse » par nos soldats !

Une merveille : le ballon à « lobes ».

— Le problème du ballon captif est extrêmement ardu. Si l’on veut que le ballon soit complètement gonflé à une certaine altitude, il est nécessaire qu’il ne soit que partiellement gonflé au sol, pour laisser place à la dilatation du gaz. Par suite, au cours de l’ascension et de la descente, il existera dans l’enveloppe des parties flasques qui tendront à former sous l’action du vent des poches dangereuses.

Le problème, en réalité, est double ; il s’agit tout d’abord de maintenir le ballon parfaitement gonflé, quelle que soit l’altitude : c’est un problème de permanence des formes ; il faut en second lieu que le ballon, grâce à sa forme et à ses « empennages » directeurs, conserve une bonne stabilité, analogue à celle du cerf-volant.

La première solution imaginée pour maintenir la tension de l’enveloppe est due à M. l’ingénieur Caquot, actuellement directeur des fabrications aéronautiques. Elle consiste à loger dans le ballon un « ballonnet » empli d’air et communiquant avec l’atmosphère. En l’air, la pression de l’hydrogène, dont le ballon est gonflé, aplatit complètement le ballonnet ; lors de la descente, celui-ci se gonfle au contraire, en sorte que l’ensemble conserve une forme correcte.

Le « Caquot » a le défaut de se déséquilibrer un peu, l’air introduit dans le ballonnet étant plus lourd que l’hydrogène dont il prend la place. Une solution toute différente, celle des ballons à lobes, créée par le commandant Letourneur, est venue apporter une solution remarquable.

Imaginons qu’à l’intérieur d’un ballon allongé, nous tendions un très grand nombre de « sandows » élastiques transversaux qui tirent sur l’enveloppe ; notre ballon prendra la forme d’un melon allongé, avec ses « côtes » rentrantes ; quand nous larguerons le ballon, le gaz trouvera toute la place de se dilater en distendant les sandows, en sorte que le ballon pourra partir du sol complètement gonflé.

Quant aux empennages, ils sont formés de trois gros tuyaux en étoffe, disposés à 120 degrés ; au sol, ils pendent flasques ; mais, dès que le ballon s’élève, le vent s’engouffre dans une ouverture du tuyau inférieur et vient gonfler les trois tuyaux, qui forment gouvernails rigides.

Pratiquement, le ballon à lobes peut sortir par vent de 80 kilomètres à l’heure ; il monte à 7.000 mètres, et même à 9.000 mètres si l’on emploie deux ballons en tandem sur le même câble. Le câble est fabriqué en un acier de 400 kilogrammes de résistance par millimètre carré ; gros comme une mince aiguille à tricoter, il résiste à des efforts de 1.200 kilogrammes !

Comment s’effectue la capture.

— Pour tendre au-devant des avions ennemis un barrage infranchissable, la première idée qui vienne à l’esprit consiste à réunir plusieurs ballons par des câbles transversaux formant grille. Cette idée-là est ... déplorable ; elle a été essayée à Longueau, où l’immense filet se déséquilibre en l’air, tomba sur la gare et captura les locomotives !

Le fonctionnement du piège est beaucoup plus simple. On largue les ballons la nuit, isolés ... et tout avion qui vient toucher un câble est perdu. L’expérience est formelle sur ce point. Près de Nancy, pendant la guerre, un ballon captif météorologique est largué par erreur au moment où une de nos escadrilles rentrait : trois avions heurtent le câble, tous trois tombent en vrille auprès du treuil. À Metz, encore deux français descendus, puis deux anglais et deux allemands dans la banlieue de Londres, et un allemand près de Boulogne. La règle est absolue : l’avion tombe, le câble reste intact, prêt à capturer une nouvelle proie.

Avec les ballons d’observation (ballons montés), dont la masse est considérable et le câble gros et court, il arrive que l’avion casse le câble et, une fois sur deux, s’en tire sans trop de casse. Mais la souple liane du ballon de protection (ballon sans nacelle) ne pardonne jamais.

Ballon flottant à bout de câble.

Un avion a rencontré le câble et se trouve en perte de vitesse. Les deux forces de freinage F et F’ peuvent atteindre 1.200 kg.

La « capture » s’effectue de la façon suivante. L’avion touche le câble sans choc, mais à mesure que celui-ci forme un angle de plus en plus aigu, la résistance opposée à l’avancement de l’avion (parallélogramme des forces) s’accroît énormément ; la puissance supplémentaire exigée des moteurs atteint bientôt des chiffres voisins de 1.500 ou 2.000 CV : c’est la perte de vitesse, la vrille et la mort. Il est à remarquer que les avions modernes, rapides et chargés, sont particulièrement vulnérables.

Paris invulnérable.

— Dans cette « course au zénith » qui oppose ballons et avions, l’avion a perdu d’avance : faire passer par-dessus un barrage de 7.000 mètres une escadre de bombardiers, c’est réduire l’efficacité du raid à zéro. Passer au travers, en se fiant à sa chance ? Également impossible. L’expérience est là pour attester qu’à Neuves-Maisons, à Dunkerque, à Paris même, toutes les fois que des ballons ont été largués, l’« effet moral » a suffi pour écarter les aviateurs ennemis.

L’exemple de Paris est caractéristique. Au commencement, on largue des ballons au-dessus de quelques agglomérations, de certains quartiers de Paris : aussitôt, les bombardements cessent sur ces points précis. On barre ensuite les routes familières d’approche des aviateurs allemands ; bien renseignés par leurs espions, les Allemands attaquent alors par ailleurs.

En septembre 1918, le « dispositif » complet des ballons est en l’air et Paris est devenu pratiquement invulnérable ; dans la nuit du 15 au 16 septembre 1918, un gros raid de 50 avions parvient en tout et pour tout à déposer quatre bombes sur la périphérie. Les cartes des parcours des avions ennemis, dressées sur les indications de nos postes de guet, et actuellement conservées au ministère de l’Air, sont d’une éloquence indiscutable : on voit les avions tourner court à l’approche des barrages de ballons et lâcher leurs bombes sur la grande banlieue ... Pénible conclusion pour les « banlieusards » mais qui n’est pas à redouter aujourd’hui que de très nombreux ballons ont pu être installés autour de Paris et jusqu’à de grandes distances, entre Paris et la frontière.

Ces fleurs géantes dans le crépuscule, ces monstrueux nénuphars à filin d’acier, sont probablement la défense la plus efficace et — ce qui ne gâte rien — la moins coûteuse qui existe actuellement pour la protection de nos foyers.

Pierre DEVAUX

(1) Le bateau à vapeur du marquis de Souffroy et de Fulton, l’automobile à vapeur de Cugnot et d’Evans, les premières locomotives anglaises. Il ne connut la sténographie que tout à la fin de son règne.

Le Chasseur Français N°597 Mars 1940 Page 187