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Numismatique et histoire

Le rouge liard.

Qui n’a lu des expressions où le liard joue un certain rôle ? Au cours de conversations, on entend aussi fort souvent employer le nom de cette monnaie qui, depuis belle lurette, n’est plus en circulation ; toutefois, elle fait bien partie de notre langue populaire, la vraie, la vivante, et elle est entrée tout de go dans le dictionnaire qui ignore bien la plupart du temps les noms des anciennes monnaies de France ou qui en donnent des définitions d’une aimable fantaisie. Cependant, quoique cette pièce fut au temps jadis très répandue, bien peu de personnes ont eu entre les mains les différentes variétés de liard ; parfois, en bêchant un jardin, on trouve dans la terre un petit disque de cuivre qui après nettoyage laisse voir quelques lettres rongées par le temps de l’inscription : liard de France, mais nous croyons faire œuvre utile en renseignant nos lecteurs sur cette très intéressante monnaie.

Sur l’étymologie du mot liard, les érudits discutent depuis moult années ; certains pensent qu’il vient de Hardi, nom d’une ancienne monnaie ; d’autres, qu’un certain, Guigues Liard, maître de la Monnaie du Dauphiné, en est le parrain ; nous en donnerons plus loin la véritable explication, toujours est-il que nous voyons Charles VI en faire frapper au type de dauphin ; ses successeurs continuèrent. C’est ainsi que nous pouvons voir, dans les cartons des collections de numismatique, des liards de François 1er. Ce sont de très petites pièces dont la face — l’avers — présente une F couronnée et le revers, une croisette ; elles sont presque de la dimension d’une de nos pièces de cinquante centimes ; elles sont d’argent noir. Marot les cite dans une de ses poésies. Les successeurs du roi chevalier émirent eux aussi des liards ; la lettre fut tantôt un C, tantôt un H. Sous Henri III, le liard devient une monnaie de billon ; ce monarque en fit frapper avec au revers une croix de Malte portant un Saint-Esprit en cœur, pour rappeler l’ordre qu’il venait de fonder ; l’éphémère Charles IX, roi de la Ligue, reprit l’ancien type. Le bon roi Henri inaugura une variété : le liard, dit Pied Cailloux, qui est en circulation avec les nombreux doubles et deniers tournois — le tournois est le nom d’une ancienne monnaie — qui nous présentent eux le portrait du prince, ce qui fait que la série de ces doubles tournois — lorsqu’ils sont en bon état — offre un réel intérêt pour l’étude du visage royal aux différentes époques de son règne.

Louis XIII émit en grand nombre des doubles et deniers, où il est représenté tantôt adulte, tantôt enfant, mais toujours lauré ; il est soit en costume du temps, soit drapé à l’antique ; des ateliers spéciaux furent établis pour la frappe de ces pièces amusantes recherchées de nos jours par certains amateurs lorsqu’elles sont bien conservées — à fleur de coin pour employer l’expression consacrée — ce qui est, vu leur grande circulation, rare ; leur valeur, empressons-nous de le dire, est très faible. Mais le pieux monarque ne fit pas frapper de liards ; tout au moins, il se contenta seulement d’en faire faire des essais d’argent.

C’est le Roi Soleil qui créa le liard de cuivre devenu dès lors très commun. Certaines émissions, la première celle de 1649 et celle de 1654 — à Corbeil — furent assez rares : mais, à partir de 1655, le liard est fort répandu. À l’avers, nous voyons le buste du roi couronné ; les premières pièces nous le montrent jeune, les longs cheveux bouclés tombent sur les épaules ; au revers, l’inscription liard de France accompagnée de trois fleurs de lis et d’une lettre indiquant l’atelier émetteur, — B signifie par exemple Rouen — puis, peu à peu, le monarque vieillit : c’est maintenant un homme âgé, usé par les revers de la fin du règne et les deuils de famille, la perruque semble lourde sur cette face creusée par les chagrins. Certaines de ces pièces portent une vaquette, elles ont été frappées en Béarn. Le liard est alors de cuivre rouge, d’où l’expression de rouge liard. De 1710 à 1713, on frappa aussi des piécettes d’une valeur de six deniers avec le bronze de vieux canons du port de Toulon au château de Dardennes, près de cet arsenal ; les numismates les nomment dardennes.

Le liard prend une grande importance dans la vie rurale à cette époque. Dans les campagnes, il circule en compagnie des doubles et deniers tournois. La bonne Mme de Sévigné nous conte à ce sujet une amusante histoire. Un jour de l’an 1680, elle vit entrer dans son château des Rochers un brave paysan ployant sous le poids de sacs qui par leur tintements indiquaient qu’ils étaient remplis de numéraire ; le Breton en avait partout, sous ses bras, dans ses chausses, ils débordaient de ses poches. Elle se crut riche ; on questionna le paysan sur le montant de la somme. « Hé, dit-il, je crois bien qu’il y en a pour trente francs ». « C’était ma bonne, écrit la spirituelle marquise, tous les doubles (tournois) de France qui se sont réfugiés dans cette province avec les chapeaux pointus et qui abusent ici de notre patience ».

— Le médecin Gui Patin, dans ses lettres, nous dit que les paysans de la Sologne se soulevèrent lors de la Fronde, en demandant que les liards aient un cours libre dans les paiements ; ce fut la guerre des sabotiers de Sologne.

Sous Louis XV, le liard devient le quart de sou ; Louis XVI en continua l’émission. Lorsque le malheureux monarque devint roi constitutionnel il mit en circulation un quart de sol, œuvre, d’ailleurs assez médiocre d’Augustin Dupré. Ces pièces sont de couleurs souvent très différentes ; il y entrait, en effet, une part variable de métal de cloche ; certaines sont claires, d’autres plus foncées.

Mentionnons aussi une utilisation assez curieuse de la pièce dont nous retraçons l’histoire. Un registre manuscrit — encore inédit — conservé à la Bibliothèque Mazarine de Paris, et concernant l’activité de la police parisienne au cours de l’année 1747, nous apprend qu’à cette époque, dans la région de Melun, les « filoux qui attrapaient les gens au jeu avaient sur eux des rouleaux de pièces de deux liards » qui servaient à faire croire qu’ils possédaient des louis d’or.

Les seigneurs, grands et petits, qui, à travers le doux royaume de France, battaient eux aussi monnaies, eurent également des liards. Le premier liard fut d’ailleurs frappé en Dauphiné par Charles VI, roi de France, mais au titre de Dauphin, en 1383. Un de nos meilleurs historiens de la numismatique française affirme même que le mot liard signifie blanc — le blanc était une monnaie très courante — de ton grisâtre ; son raisonnement repose sur une base qui nous paraît assez sérieuse. Au début du XVIIIe siècle, Charles de Gonzague émit dans son atelier d’Arches (Charleville) de nombreuses contrefaçons des séries monétaires de ses voisins ; le grand artiste Nicolas Briot composa des liards originaux. Charles II fit frapper avec impudence en pleine Fronde des pièces portant la mention liard de France. Plus respectueux, les Lorrains fabriquèrent des liards de Lorraine ; Léopold, duc de Montbéliard, mit en circulation des pièces portant honnêtement leur nom d’origine.

Il faut mettre à part le monnayage de la principauté de Dombes, situé à Trévoux, dont Marie de Bourbon Montpensier, Gaston d’Orléans frère de Louis XIII et la Grande Mademoiselle furent propriétaires. Les imitations serviles de pièces royales y étaient émises absolument sans aucune vergogne ; le portrait du prince — qui d’ailleurs ressemblait beaucoup à son frère — et quelques détails minimes permettent seuls de les distinguer. D’autres roitelets les La Tour à Sedan, les Gonzagues, le prince de Conti ne se gênaient nullement pour démarquer cyniquement les créations des ateliers royaux. D’un usage courant, populaire, le liard fut adopté par ces princes peu scrupuleux au sujet de la propriété artistique ; ce monnayage un peu particulier ne prit fin que dans les dernières années du XVIIe siècle. À partir de cette date, seul le liard de France, désormais entré dans l’histoire, circule à travers les campagnes du beau pays de France où, de temps en temps, un laboureur retrouve la piécette perdue autrefois par un lointain ancêtre.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°597 Mars 1940 Page 188