M. Poche avait une maladie de foie.
Il alla donc consulter un docteur spécialiste. Ce dernier
prit un cliché de ses entrailles, lui enfonça les poings sous les côtes, lui
tapota la rate, lui fit tirer la langue, qu’il qualifia de saburrale, lui
frappa avec force les genoux d’un marteau et déclara d’un ton qui n’admettait
aucune réplique :
— Monsieur, vous avez une maladie de foie.
Rhabillez-vous.
M. Poche se rhabilla en silence, tout en pensant qu’il
n’était peut-être pas très utile de le martyriser ainsi pour en arriver à lui
apprendre ce qu’il savait déjà parfaitement.
Le docteur, assis à son vaste bureau Empire (épithète mal
choisie pour le bureau d’un docteur, soit dit en passant), écrivit,
illisiblement selon l’usage, une longue ordonnance ébouriffée, avec des f,
s, a, des ââ, des numéros et des mots de quarante lettres
qui rappelaient beaucoup plus des ficelles embrouillées que des fragments de
langue française.
Puis, s’étant certainement rendu compte que son client ne
pourrait jamais arriver à déchiffrer ce palimpseste, il en fit la lecture à
haute voix.
Le pauvre Poche, effondré dans un vaste et mou fauteuil,
écouta, défaillant, l’énoncé des aliments qui devaient, dès ce jour, être
radiés sans rémission de ses menus quotidiens.
Adieu, gras rôtis à la sauce parfumée ! Adieu, joyeuses
et croustillantes fritures ! Adieu, bocks mousseux savourés béatement à la
terrasse de l’Universelle ! Adieu, cafés onctueux, chocolats
moirés, thés excitants ... Adieu !
Enfin, ce fut le coup de massue.
Avec un geste sec de la main à plat fendant l’air, le
docteur laissa tomber ces mots, comme un couperet :
— Et puis, plus de vin.
Plus de vin !
Poche faillit s’évanouir et poussa un râle de douleur.
Il revit sa cave tant aimée, soignée, nette, étiquetée comme
une vitrine du Louvre, rangée comme un râtelier d’armes, où tous les crus de
France, d’Espagne, des bords du Rhin, étaient copieusement représentés. Sa
cave, dont il était si fier et qu’il appelait amoureusement sa « Source de
Jouvence ». Ce petit paradis devenait subitement une chose morte, inutile,
nuisible.
Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.
Le docteur en fut ému, et une étincelle de pitié se montra
derrière ses lunettes d’écaille.
Après un court silence studieux, il ajouta :
— Au fait, cher monsieur, votre cas n’étant pas tout à
fait désespéré, je veux bien vous permettre de boire du champagne ou de
l’excellent vin, quand une occasion se présentera : une fête à souhaiter,
un anniversaire. Par exemple : au 1er janvier, à votre
fête, à celle de madame, au 14 juillet ou au 15 août, selon vos
opinions. Peut-être à Noël ... Allons ! du courage. Revenez me voir
dans deux mois.
Poche remercia le bon docteur, plaça délicatement, mais
ostensiblement, un billet multicolore sous un presse-papier de cuivre, et s’en
alla, le foie lourd, mais le cœur léger.
* * *
Pendant les soixante jours qui suivirent la consultation, M. Poche
ne dessoûla pas. Mme Poche n’en pouvait croire ses yeux.
Chaque matin, il descendait à la cave, choisissait une bonne
bouteille bien poussiéreuse, coiffée d’un long bonnet de couleur ou d’un casque
d’argent, l’emportait tendrement dans son bureau, la débouchait méthodiquement,
pieusement et en savourait le contenu avec sensualité.
Ensuite, tantôt il chantait quelques couplets patriotiques
ou sentimentaux, agitant parfois un drapeau à la fenêtre, à la surprise amusée
des passants ; tantôt il se mettait au piano et, d’un doigt mal assuré,
jouait quelques mesures de la Marche de Chopin et restait plongé dans
une méditation filandreuse, vautré sur un fauteuil, avec des regards vagues,
fixes, qui semblaient s’allonger indéfiniment dans le passé.
Aux heures des repas, sa femme servait le plat de nouilles
sans œufs et la purée de pommes de terre sans beurre, et ne manquait jamais de
reprocher à Poche son intempérance et sa légèreté.
— À quoi bon, alors, aller voir un médecin ?
— Sache, Bobonne, lui répondait M. Poche, la
langue épaisse et le torse raidi, que je suis ponctuellement les conseils du
docteur. Du reste, j’ai ma conscience pour moi.
Et, sans ajouter un mot, il mangeait ses nouilles.
* * *
Lorsque le docteur vit Poche, à sa prochaine visite, il
pensa suffoquer de colère et de dépit.
Poche titubait affreusement, un sourire humide dans les
yeux.
— Monsieur ! hurla le médecin, les poings tendus
vers son client, mais ... ma parole ! ... vous êtes ivre comme
trente-six Russes le jour de Pâques ! ... Ce qui n’est pas peu
dire ... Et pourtant, ne vous avais-je pas prescrit ... ?
— Minute ! fit Poche en étendant une main molle,
j’ai suivi le règlement ... J’ai obéi à vos près ... prescrrr ...
tions ...
Pendant qu’il parlait, le docteur le tâtait fébrilement.
— Le malheureux ! soupirait-il. Le malheureux ! ...
Il a le foie formidablement congestionné ... Je vous avais cependant donné
un régime à suivre ...
— Oui, balbutia Poche. Mais v’ m’avez permis du vin.
— Du vin ... du vin ... évidemment, concéda
le docteur ; mais seulement lorsqu’une occasion se présentait.
— Ah ! voilà ... coupa Poche. V’ avez dit que
je pourrais en boire lorsque j’aurai l’occasion de fêter un événement. Alors,
je me suis acheté une éphéméride historique ... Un calendrier en petites
feuilles qu’on arrache ... avec des dates de l’Histoire et ce qui s’y est
passé ... Alors, comme je suis un bon Français ... je fête chaque
jour l’événement qui est imprimé au bas de la petite feuille ...
Avant-hier, c’était l’anniversaire du mariage de Louis VII avec Constance
de Castille, en 1154 ... une bouteille de vieux bordeaux ... j’
pouvais pas faire autrement ! Hier, c’était la découverte du Canada, en
1532 ... une bouteille de Champagne ... j’ devais bien ça !
Aujourd’hui, c’est la naissance d’Adrienne Lecouvreur, une belle
artiste ... en 1692 ... Alors ... vous ... vous ...
rendez compte !
Charles BLEUNARD.
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