Un jour cependant vient irrévocablement, où les tiges, sans
porter fruit encore, s’élèvent et forment un couvert qui, vu de haut, est
presque entièrement clos, fait une ombre épaisse. Les bécassines s’y plaisent,
parce qu’elles y trouvent leur pâture et, à cette époque, la profondeur de
l’eau est tellement réglée, qu’au-dessus de la couche de vase il en reste juste
assez pour empêcher que celle-ci se dessèche. Alors elles sont si attachées à
ce gîte de bombance et de sécurité à la fois, qu’elles ne se laissent pas
« persuader » pour le quitter et ne s’alarment pas trop des
tambourinages intempestifs. Il faut recourir à des moyens plus efficaces et à
une équipe plus nombreuse : hormis les quêteurs musiciens, qui toujours
continuent de s’acquitter de leur double devoir, il faut adjoindre deux hommes
munis d’une corde, longue de 50 mètres environ, que les deux paillards
traînent sur les champs de riz ; l’un marche derrière le maître au fusil,
le second à l’autre bout sur une digue parallèle ; tous les deux suivis
d’un des ramasseurs à multiple fonction et le porte-cartouchière surveillant
tout, comme arrière-garde de l’une des deux colonnes. La corde ainsi traînée
passe alternativement sur les têtes de toutes les tiges, qui se courbent sous
sa pression légère et remuent Aucun dommage n’est causé, et il y a des
cultivateurs qui voient favorablement cette opération qui contribue à faire
tomber les insectes nuisibles qui sont absorbés par des bouches avides de
toutes sortes d’animaux qui attendent, sur le sol ou dans l’eau, petits
poissons, crabes, dytiques, etc. Les bécassines, rendues casanières, ne
résistent pas à un tel remue-ménage et elles s’envolent à tire-d’aile, comme le
chasseur le désire. Cette méthode n’est plus applicable quand les tiges portent
des épis, car alors on risquerait de faire des dégâts. En outre, vers cette
période, les rizières doivent être inondées d’au moins deux décimètres d’eau,
ce qui ne plaît pas aux longs becs, pas plus d’ailleurs que le couvert trop
dense : c’est ainsi qu’on les voit parfois au commencement de la saison,
n’occupant que les éclaircies ou les bords, contrairement aux bécassines
dorées, qui habitent de préférence des endroits où la végétation, cultivée ou
sauvage, est très drue.
Puisque j’ai mentionnée deux ou trois fois la bécassine
dorée, pour terminer je vais dire quelques mots sur celle-ci, bien qu’elle ne
se classe pas parmi les bécassines authentiques. La dorée appartient à un autre
genre, nommé Rostratula (autrefois Rhynchæa). Rostratula benghalensis,
bien que des ornithologistes d’autres pays continuent à l’appeler R. capensis.
Mais, pour la justification de ces savants, il faut ajouter que le terme n’est
guère employé que chez eux. La Rostratula (je n’ose pas décider entre benghalensis
et capensis), que nous trouvons à Java, n’est pas migratrice ; elle
y reste toute l’année et s’y reproduit aussi.
Cette bécassine dorée est très jolie; elle est multicolore.
Elle a une particularité inconnue chez d’autres animaux : les femelles
surpassent les mâles en splendeur de plumage, et Mme Rostratula
est plus grande et grosse que son mari ; les poids d’individus adultes
sont chez les deux sexes respectifs de 150 à 190 grammes et de 120 à 140 grammes.
Le plumage de la femelle se transforme à l’âge adulte seulement. C’est ainsi que
les jeunes du beau sexe ne se distinguent pas extérieurement des mâles. Mais le
phénomène le plus important, c’est que le mâle, après la ponte, se charge de
toutes les opérations qui suivent : il couve les œufs, élève les poussins,
tandis que maman s’amuse en garçonne. On croit également qu’elle est polygame.
Ces mœurs singulières se retrouvent chez un oiseau de notre avifaune indigène
d’un tout autre ordre, celui des gallinacés, le Turnix suscicator qui
ressemble à la caille. Chez ce Turnix, non seulement les poules osent
chanter devant les coqs qui leur sont inférieurs en grosseur et vigueur, mais
elles châtient ceux-ci quand ils ne leur sont pas très soumis. Il en résulte
que ces dames sont très querelleuses entre elles et se battent pour se disputer
les mâles, car, là, la polygamie est de règle. On profite de ces dispositions
pour organiser des combats où ce sont les poules et non plus les coqs comme en
Europe qui sont les combattants. Dans le cas bien rare où ces dames ont peu
d’envie de se chamailler, il suffit de mettre en leur présence un monsieur.
Pour revenir aux bécassines dorées, leur régime alimentaire
n’est pas aussi strictement carnivore que celui des vraies bécassines. Leur
nourriture se compose des éléments déjà nommés chez la bécassine ordinaire, et
de graines, d’herbes sauvages et, à l’occasion, de grains de riz tombés de
l’épi au sol ; mais jamais elles ne détachent ces derniers des plants et
ainsi ne causent pas de dégâts, ce que les cultivateurs savent bien.
Bien que les dorées procurent un plat appréciable, et soient
plus grosses que les stenura, le « bécassinier » fanatique — je
suis du nombre — ne les estime comme gibier qu’à titre de substitution,
quand les recherches se font avant l’arrivée des dernières. Leur tir ne donne
pas, en effet, la même satisfaction, leur vol étant lourd et régulier, et elles
sont si peu sauvages, que presque toujours elles partent dans les jambes.
Cela est si vrai, qu’elles laissent tranquillement passer à
trois pas tout homme, qui ne se dirige pas droit sur elles. Après départ, elles
se remettent à quarante pas plus loin au plus. Il va sans dire qu’il y a
quelques exceptions à cette règle, mais peu fréquentes. Ce qui caractérise les
dorées, c’est qu’elles se cachent bien, et n’évitent pas, comme les bécassines
ordinaires, les pièces de terre, couvertes d’eau d’une certaine hauteur. Leur
gîte préféré est le marais au sol mouvant ; là, elles demeurent en grand
nombre et se reproduisent. Ailleurs on ne les rencontre que par hasard. Cette
particularité est la seule qui parfois est attrayante pour le chasseur qui doit
ruser pour les approcher à portée, et aussi éviter l’enlisement.
J. OLIVIER.
(1) Voir nos 588 et suivants.
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